SOLENNEL ET FAMILIER


On nous apprend que le grec possède deux grands niveaux de langue : la langue savante (katharèvoussa) et la langue populaire, dite démotique, contrairement au français qui n'en a qu'un. Ce qui n'est certes pas faux, du mois sur le plan du vocabulaire.

En fait les choses se compliquent, au point que j'ai parfois envie de dire l'inverse ! Il me semble que le français standard s'attache à dissocier, non sans raideur, les niveaux de langue (langue écrite / langue parlée), tandis que le grec — celui d'Homère ou Platon, celui qu'on écrit et parle aujourd'hui, largement démotique — évolue avec souplesse d'un niveau à l'autre, alliant avec naturel la solennité, la simplicité, la fraîcheur.

Le traducteur français affronte là l'un de ses plus grands défis. Surtout s'agissant de Pascàlis, qui pratique plus que tout autre sans doute le grand écart entre noble ferveur et familiarité.

Ce n'est pas le moment de rater mon coup ! L'auteur, prodigieux traducteur de Racine et quelques autres, connaît parfaitement la musique : celle de sa langue, et aussi de la mienne.

La musique, justement offre une clef. Des problèmes lexicologiques peuvent trouver, par exemple, des solutions rythmiques.

Exemple de travail rythmique, «Fresque secrète»


Les anges ne sont pas de la lignée des moineaux.


Nous savions jadis qu'ils habitent un lieu proche du silence

et vont vers l'ouest laissant les troupeaux de cyprès

cherchant vainement le repos dans la maison de la fille

stérile qui larmes aux yeux perpétuellement attend.


(...)


Cependant moi qui détiens le mystère

je me prenais jadis pour un Élu.

Mais le prix pour de pareilles leçons —

qu'encerclent ta pensée noirs comme des rafales

les pigeons et leur soudain vacarme.


Si l'on excepte le vers du début (qui dit une différence, une discordance) et celui de la fin (le «soudain vacarme» qui rompt l'harmonie), le reste du poème suit pour une très large part une pulsation binaire, sans cesse variée dans le détail et régulière quand au fond — ce que je fais pratiquement toujours, mais ici de façon plus systématique. Ce balancement rythmique, ici, a un sens profond : tourner autour de l'alexandrin, le frôler pour s'en écarter aussitôt légèrement, c'est tenter de retrouver cette oscillation entre solennel et familier.

(Me relisant, je remarque une maladresse rythmique : l'antépénultième est calqué sur l'ultime, avec son rythme impair (3+6) qui n'est pas bien à sa place et qui déflore l'effet final. L'idéal serait dix syllabes : «Mais le prix à payer pour ces leçons», ou à la rigueur un neuf syllabes en 3+3+3, plus régulier : «Mais le pris pour ce genre de leçons».)


Même jeu dans «Deux filles». Deux petites filles bien réelles sont en même temps des esprits. Rythme assez marqué :


Une porte au jardin s'ouvrant deux filles sont apparues

qui semblaient rentrer de l'école

mais c'étaient des esprits, faits de duvet blond

qui poliment daignaient se joindre aux hommes


Un quatorzain (8+6), un octosyllabe, un 6+5 pour que ça bouge un peu et un décasyllabe : vivacité du détail, et quelque chose d'obsédant, de contemplatif, de rituel dans le leitmotiv binaire.

Plus tard, rupture :


et les cartables se sont ouverts


Neuf syllabes, de l'impair pour faire voir le geste qui brise l'harmonie, et installer un suspens.


Mais tous les problèmes de lexique ne sont pas solubles dans la musique... Par quoi rendre le mot qui revient si souvent ici, se glissant jusque dans un titre ? Σκοτάδι, skotàdi : l'obscurité, les ténèbres. Obscurité a des sonorités trop sèches, et trop claires sur la fin ; il me faut quelque chose de plus sombre et sonore. Nos ténèbres, que je vénère, ne sont-elles pas un peu grandiloquentes ? Une autre solution serait obscur, mot admirable, chargé d'énergie par son nœud de consonnes intérieures, et de mystère par sa finale suspendue. Cerisiers obscurs ? Moins frappant, mais l'envoûtement se ferait plus subtil, plus insidieux. J'ai hésité, sûr d'une seule chose : quel que soit mon choix, je le regretterai...


Autre mot décevant qui m'incite à changer carrément de titre : Η ανασκαφή, i anaskafi : la fouille, au sens archéologique. En grec, c'est un mot technique, précis et en même temps concret, puisque construit sur le verbe courant voulant dire creuser. Creusement essentiel ici, s'agissant d'un couple d'amants qui se retrouvent longtemps et creusent le corps de l'autre à la recherche de l'ancienne passion enfouie. En français, j'ai à ma disposition «fouille», qui même au pluriel évoque d'abord les interventions policières, dont la sonorité un peu arsouille détone, et qui surtout perd le mouvement du creusement... Voilà pourquoi ma V.F. s'intitule «Archéologie», en espérant que même si le creusement n'est qu'implicite, le mot évoquera l'image du chantier, de la terre ouverte.

Pauvre lecteur, on exige tant de toi...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°68 en mai 2009)