JEUX DE MOTS LAIDS


D'accord, la blague n'est pas bonne, mais la pièce que je traduis en ce moment, qui s'appelle Le lait, l'est. Dans cette pièce du jeune et prometteur Vassìlis Katsikonoùris — ou plutôt dans les vingt premières pages, que je dois traduire pour tenter d'obtenir l'aide financière du CNL — par deux fois je tombe sur des jeux de mots. Moment bien connu des traducteurs où l'on se dit en même temps Merde ! et Chouette ! On sait que ce sera dur, et justement c'est excitant.

On relève le défi, cela va de soi. La note traditionnelle en bas de page, «Jeu de mots intraduisible en français», est heureusement tombée en désuétude. De toute façon, au théâtre...


J'ai devant moi une mère et son fils, tous deux immigrés en Grèce. La mère évoque ces autres immigrants qui adoptent un nom grec pour être mieux acceptés. Un nom antique tant qu'à faire :

«Ils prennent des noms... antiques ! Euripide, Aristide, Archimède...»

(En grec les trois noms riment : Evripìdis, Aristìdis, Archimìdis...)

Le fils, lui, se sent trop rejeté, humilié, pour croire à son intégration. Il réplique, sarcastique : «Et moi je vais m'appeler comment ? Archìdis ?»

Pour goûter le sel de la réponse, il faudrait savoir qu'en grec «archìdia», c'est les couilles. En clair : Pour les Grecs je ne suis qu'un pauvre nul. Et peut-être aussi : Les Grecs je les emmerde — «Je les écris sur mes couilles», dit-on communément là-bas. (S'agissant d'un tel organe, un double sens, c'est bien le moins.)

Je dois donc trouver un nom qui dise la dérision de façon claire, frappante, marrante. Pour cela il faut produire un équivalent sonore à cette rime en —idis et à la reprise de archi-.

Je me casse longuement la tête. Euripide, Aristide... ? Je ne trouve pas mon bonheur dans les mots en —ide, et de toute façon Archimède en français ne rime pas, ce qui fait qu'un éventuel Couillonide, pas bien fameux déjà, tomberait à plat.

Recherche d'autres terminaisons. Léonidas, Epaminondas, Ménélas... ? Et après ?

Je mets du temps à comprendre que l'essentiel de l'effet n'est pas dans la rime des noms, mais dans la similitude entre le troisième et le quatrième. Une fois désobnubilé de la rime, la réponse vient toute seule. Quel mot vigoureusement dépréciateur peut-il faire écho à Archimède — si toutefois je le garde ? Merde, bien sûr !

— Ils prennent des noms... antiques ! Euripide, Aristide, Archimède...»

— Et moi je vais m'appeler comment ? Archimerde ?

Voilà qui est mieux. Si on joue Le lait un jour, reste à voir si le public rigole.


Second hic. L'autre fils annonce à la mère qu'à la station-service où il travaille ça marche drôlement bien pour lui, employant pour le dire une expression argotique, mot-à-mot : «être dedans». La mère, se doutant qu'un tel succès ne peut être dû qu'à des combines pas nettes, réplique : «Tâche de ne pas te retrouver dedans autre part» — à savoir en prison.

Un mot qui puisse évoquer à la fois la réussite et la prison, et ce dans le registre familier ?

...

Je ne vois que «trou».

— Je ne t'ai pas dit que j'avais fait mon trou à la station service ?

— Bravo. Et alors ?

— Tu ne m'a pas demandé comment.

— Fais attention de ne pas t'y retrouver, au trou.

Oui, bon. Que ceux qui ont une meilleure idée m'écrivent, j'offre deux places pour la première au vainqueur — s'il y a une première un jour.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°50 en novembre 2007)