LA FABRIQUE DU MIEL (2)


Entrons dans un volume du Miel des anges.

Tiens, on commence par la table des matières, comme chez les Anglo-Saxons et la plupart des Grecs, au lieu de la rejeter à la fin comme chez nous. Cela nous a semblé plus logique, de même qu'au restaurant le menu est plus utile avant le repas qu'après. A joué aussi un rôle, peut-être, le désir de se montrer anti-conformiste à peu de frais.

Tiens, pas de notes au bas des pages, alors qu'il en faut toujours, surtout dans le cas d'un texte venant de l'étranger. Qu'on se rassure, elles sont là ! Elles attendent patiemment en fin de volume. Rien d'original à cela : de nombreux éditeurs, aujourd'hui, font de même. Sans doute pensent-ils eux aussi que ces explications, si nécessaires soient-elles, rompent le charme : elles changent brutalement l'ouvrage en manuel scolaire, en étude universitaire ; comme si au théâtre, de temps à autre, l'un des comédiens ou le metteur en scène interrompait la pièce pour glisser un commentaire. *

Les traducteurs aguerris le savent : on peut éviter une note en glissant une brève explication dans le corps du texte, mine de rien, ou à défaut en incluant la glose dans la présentation qu'on ajoutera quelque part. S'agissant d'un texte étranger, une quatrième de couv est trop courte pour éclairer suffisamment le lecteur, il faut l'équiper pour le voyage, et du même coup prendre soin du journaliste qui pourrait écrire un papier sur l'ouvrage, en lui soufflant quelques bonnes idées.

Cette présentation, au Miel des anges, est rédigée par le ou les traducteurs, comme il se doit. L'appel à un grand nom extérieur se justifie sur le plan commercial, mais il vaut mieux laisser la parole au traducteur : c'est pour lui une récompense, mais aussi un test : il doit faire la preuve qu'il a compris, senti ce qu'il a traduit — qu'il est vraiment à la hauteur.

Où le placer, ce texte sur le texte ? Préface ou postface ?

La préface est haïssable. Occuper ainsi le devant de la scène, faire attendre la star qui piétine en coulisse, quelle prétention ! Le préfacier cherche à imposer son point de vue au lecteur sans lui laisser le temps de juger par lui-même. Il est souvent bavard ; il aimerait bien, on le devine, faire plus long que l'œuvre préfacée elle-même ; est-il grisé par l'honneur qu'on lui fait, rendu inconscient par sa vanité du danger d'être importun, ou, si c'est lui le traducteur, le trac lui fait-il retarder au maximum le moment de se jeter à l'eau ? J'ai cru remarquer que les mauvaises traductions ont souvent les préfaces les plus longues.

Le postfacier, lui, reste à sa place, humble mais pas humilié. Il sait que passer en dernier ne le lèse en rien, qu'on ne saute pas moins une préface qu'une postface, et que certains lecteurs, d'ailleurs, liront la postface d'abord malgré tout. Il sait aussi que venant après la fête il peut s'étaler sans gêner, même s'il en abuse rarement. Il tâche de faire briller l'auteur et son livre, bien sûr, mais sans trop d'excès : restons crédible.

Les postfaces au Miel des anges sont brèves, réduites à l'essentiel — plus on est court, plus on a de chances d'être lu. Elles sont rédigées de la façon la plus simple possible, sans jargon technique, avec toujours ce même fol espoir : pouvoir être lu non par une caste de mandarins, mais par un plus grand nombre. Être clair et aussi peu chiant que possible, c'est pour le traducteur-présentateur attitré un défi permanent. Avoir passé quarante ans de sa vie à parler aux lycéens, ça laisse des traces. Il préfère se présenter légèrement débraillé que cravaté ; si la lecture, pour lui aussi, est un rituel solennel, une quasi religion, elle est en même temps et surtout peut-être une partie de plaisir, amical ou amoureux. Au Miel des anges, on est moins à l'église que dans un jardin ou une chambre sous les toits.

Ou dans un atelier. Il m'arrive d'ajouter à mon topo une annexe exposant certains problèmes de traduction, histoire d'intéresser quelques mordus, tout en rappelant aux autres que le livre en question n'a pas été écrit en français, que traduire n'est pas simple et que l'art du traducteur mérite qu'on se penche sur lui.

Le texte lui-même enfin. Traduit-on de la même façon pour le Miel des anges et pour un autre éditeur ?

Oui.

On pourrait peut-être en parler une autre fois.





* Michel a même évité de signaler les notes par un astérisque, pour ne pas troubler la lecture, mais Volkovitch est contre et bougonne.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°238 en juillet 2023)