L'autre jour, lors d'une nième table ronde sur la traduction, le modérateur — disons plutôt le provocateur — a posé d'entrée aux quatre traducteurs qui l'entouraient la question suivante : en quoi vous sentez-vous différent d'un ordinateur ?
Derrière cette question s'en profilait une autre : pensez-vous qu'un jour l'ordinateur traduira les textes littéraires mieux que l'être humain ?
Bien sûr que non ! La traduction littéraire est une activité d'une complexité extrême, qui ne fait pas seulement appel au raisonnement, mais à la sensibilité, à l'intuition, au sentiment, à toutes sortes d'impondérables inaccessibles à une machine etc. etc. Voilà la réponse toute faite, banale à force d'évidence, qui m'est aussitôt venue à l'esprit.
Mais j'ai un défaut : je ne peux pas accueillir une idée sans que l'idée contraire ne se faufile en moi. J'ai entendu alors ce mauvais esprit ricaner à mon oreille : Réfléchis un peu ! Si l'on t'avait raconté, il y a quarante ans, les prouesses actuelles de l'ordinateur, du smartphone et d'Internet, n'aurais-tu pas doucement rigolé ? Et te souviens-tu des premières parties d'échecs entre un humain et une machine, qui s'est faite battre à plate couture ? Sais-tu qu'à présent elle ridiculise les plus grands champions ?
J'ai donc pris la parole pour dire que oui, sans doute, l'ordinateur nous dépasserait un jour. Que les échecs, évidemment, sont une activité mathématique, bien moins complexe qu'une traduction littéraire, mais qu'entre le raisonnement mathématique et un sentiment il y a une différence de degré, non de nature. Que les plus fines nuances de couleurs, par exemple, sont le résultat de savants mélanges de couleurs simples. Que l'homme, enfin, a toujours été pris au dépourvu par l'avenir. Alors pourquoi pas des machines à traduire la littérature, dans deux-cents ans, ou cent ans ?
Mes compagnons de table me sont tombés dessus, trois contre un, à bras raccourcis. Comme si j'étais un scientiste obtus. Ou un fan de science-fiction naïf. Ou un traître à l'espèce humaine, collabo à la solde des machines. J'ai compris que ma vision du futur avait quelque chose d'humiliant pour l'Homme, de menaçant, d'intolérable. Je n'ai pas eu ce jour-là le courage ou la cruauté d'insister (à quoi bon, nous ne serons plus là le moment venu), mais plus j'y pense, moins j'ai l'impression d'avoir cultivé le paradoxe et la provocation. Je me verrais plutôt du côté de la spéculation raisonnable, les croyants en la suprématie éternelle de l'Homme jouant selon moi le rôle de l'utopiste audacieux.
Cette lointaine victoire de la machine, en fait, ne me réjouit pas plus qu'elle ne me désole. Je crois simplement qu'il est bon d'ores et déjà d'y penser, de s'y préparer doucement, de veiller à en tirer ce qu'elle peut avoir de bon. J'essaie de l'imaginer. Sait-on que les bulletins météo du Canada sont déjà traduits par des machines ? Je vois l'ordinateur passer par étapes à des textes de plus en plus complexes — modes d'emploi, annonces publicitaires, articles de journal, livres pour enfants, romans pour adultes, philosophie, poésie —, se plantant d'abord lamentablement, puis s'affinant peu à peu, devenant un auxiliaire utile fournissant mots puis tournures entières, nous offrant ses propositions, nous laissant choisir mais de plus en plus autonome, comme une bonne secrétaire déchargeant sans cesse davantage son patron, jusqu'au jour où...
C'est ce jour-là que je regrette de ne pas voir : le moment où la machine et l'être humain, de force égale désormais, se livreront à des joutes homériques, passionnantes. Avant que la machine, nourrie par le savoir de nombreux traducteurs, les meilleurs de l'époque, ne l'emporte une fois pour toutes. Nos descendants se suicideront-ils alors de désespoir, ou éprouveront-ils, à l'égard de leur ancienne servante, le petit pincement au cœur, mêlé de fierté, du maître que dépasse un jour l'apprenti ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°142 en juillet 2015)