Les praticiens expérimentés pouvant se passer de conseils, ces pages s'adressent d'abord à ceux qui commencent à traduire de la prose, de la poésie ou du théâtre grecs, ou souhaitent se lancer. Ce qui fait peu de monde, mais qu'importe : traduire une littérature peu médiatique vous accoutume aux audiences minuscules, et vous apprend même à leur trouver du charme.
Ce qui va suivre pourra sans doute servir aussi aux traducteurs d'autres langues : l'acte de traduire pose un certain nombre de problèmes communs à toutes. À preuve la formule de l'ETL (École de Traduction Littéraire) : des formateurs traduisant de plusieurs langues différentes font travailler sur elles des participants qui pour la plupart les ignorent, et ce depuis 2012, à la satisfaction générale.
Mais par-delà ce cercle déjà un peu plus large, une telle plongée dans le travail de traduction concerne aussi le simple lecteur, en le rendant plus sensible à ce qui se passe dans les mots. De même que la personne la plus réfractaire aux charmes de la mécanique sera intéressée, sans aucun doute, par le fonctionnement d'un moteur, pour peu qu'il soit expliqué par un mécano compétent, clair et passionné.
Mettons donc les mains dans le moteur. Ceci n'est pas un traité universitaire, mais un travail de praticien. Un manuel, au sens le plus concret qui soit. Un recueil de notes assemblées au fil des divers travaux, très incomplètes encore.
Ce manuel ne se prend pas pour l'évangile. Il y a plusieurs bonnes façons de traduire, et aucune de parfaite. De plus, l'approche exposée ici est située historiquement. Elle est, pour simplifier, celle d'une génération qui a rejeté les belles infidèles d'autrefois, avec leurs libertés excessives, au profit d'une plus grande rigueur, mais qui en même temps privilégie l'exactitude expressive aux dépens s'il le faut de la précision sémantique. On ouvre plus que jamais l'oreille à la musique du texte. Et en raison du brassage sans cesse plus grand des langues, on hésite moins que par le passé, semble-t-il, à conserver en français un peu de la langue source — avec modération.
Traduire du grec, est-ce difficile ?
Pour répondre, il faudrait traduire soi-même de plusieurs langues. Tout ce qu'on peut dire quand on connaît le grec et l'anglais, c'est que l'anglais est de loin plus ardu. Sa concision extrême, son punch, son swing font que le français court derrière poussivement, alors que le grec, lui, prend son temps. Là où le français dit «bref», le grec dit «na mi sta polylogo»... Quand on affirme qu'un texte traduit est normalement plus long de 20 à 30%, cela s'applique au passage de l'anglais au français. Une bonne traduction du grec, respectueuse du sens mais aussi du tempo, n'augmente que de 5 à 10%, voire pas du tout.
L'une des difficultés pour traduire en français, si l'on veut rendre plus que le sens des mots, autrement dit vraiment traduire, c'est que notre langue est très différente de beaucoup d'autres, et en tous cas du grec, par sa couleur. De ce point de vue, l'anglais ou l'espagnol s'accordent mieux au grec. Jacques Lacarrière a dit un jour qu'en traduisant les auteurs grecs il se sentait comme un crabe qui voudrait marcher comme un chat. Il est vrai qu'un jeune Grec lui a répondu ce jour-là qu'il avait la même impression en traduisant du français en grec...
Mieux vaut ne pas trop se poser la question. Croire la tâche facile, c'est trompeur ; la croire difficile risque de décourager. N'y pensons plus et bossons.
La traduction, c'est d'abord, au niveau le plus élémentaire, des problèmes de lexique. Pour trouver le sens des mots, on ne peut se passer de dictionnaires. L'helléniste fut longtemps sous-équipé ; il a depuis quelque temps un bon outil, l'Ελληνογαλλικό λεξικό de chez Kauffmann, mais ses 150 000 mots ne suffisent pas, hélas : la langue grecque est pléthorique et la plupart des textes abondent en mots anciens (langue savante, grec antique) ou dialectaux. Pour le vocabulaire ancien, l'idéal est le Δημητράκος tout en grec, qui suit la langue sur près de trente siècles (une version numérisée pirate circule, plus maniable que la version papier en dix-sept volumes). Pour le grec ancien, le bon vieux Bailly grec-français rend de précieux services. Quant à la langue récente et l'argot en général, plutôt négligés par les dictionnaires actuels (mais on trouve des choses dans le Λεξικό της ελληνικής αργκό de Παπαζαχαρίου), il est bon de faire son marché sur Internet. Enfin, toutes ces aides se révélant assez souvent insuffisantes, on ne peut se passer du recours à des amis grecs. Plusieurs de préférence. Ne pas s'étonner s'ils ne sont pas d'accord.
L'argot.
C'est un phénomène urbain. La Grèce a été très longtemps rurale et la langue, de ce point de vue, l'est restée. Les Grecs, dans leurs livres en tous cas, recourent moins à l'argot que nous. Je m'en suis aperçu, par exemple, en traduisant Toi au moins, tu es mort avant de Chrònis Mìssios. La langue y est très familière, et pourtant l'argot y tient une place moins grande que prévu. Exemple : l'auteur y désigne ses compagnons de prison du nom de κρατούμενοι. Traduire par l'équivalent français, détenus, semblerait étrange, affecté, et j'ai donc opté pour taulards. Mais il n'est pas souhaitable non plus d'argotiser autant qu'on le ferait en français. Cette retenue dans le recours à l'argot dit quelque chose sur la langue et la civilisation du pays, et il convient d'en garder quelque chose, afin de conserver en français une certaine couleur grecque. C'est pourquoi, dans ma traduction de Mìssios, la narrateur-taulard est légèrement moins argotique, si je me souviens bien, que ne le serait son équivalent de chez nous.
Limiter l'argot, pour le traducteur, c'est aussi une question de prudence : ce petit salopard est difficile à manier. Il voyage mal, comme certains fruits. Souvent typé, franchouillard, il sonne très vite faux.
Les mots grecs sans équivalent chez nous.
Faut-il les conserver tels quels, transcrits en caractère latins bien sûr, ou trouver un équivalent, ou expliquer ?
Tout dépend du mot, du contexte, du genre de texte et de l'option du traducteur. Veut-il conserver, souligner la couleur locale, ou au contraire l'atténuer ? Éloigner la Grèce, la rendre plus étrangère, plus colorée, ou au contraire la rapprocher ?
L'ouzo — le mot grec que les Français connaissent le mieux —, on le garde évidemment. Pas besoin de préciser boisson à l'anis, et pastis ferait lourdement marseillais.
Tsìpouro ? Si on veut le garder, s'il n'est pas clair qu'il s'agit d'une sorte d'eau de vie, éviter la note en bas de page : ça fait scolaire et démodé. Insérer plutôt en douce un ou deux mots explicatifs.
Traduisant La fin de notre petite ville, de Dimìtris Hadzis, je dois soumettre ma traduction à la veuve de l'écrivain, laquelle exige que je traduise μαχαλάς (mot venant du turc désignant un quartier populaire) par sa transcription française, mahalas. Je refuse tout net : ce mot est moche, incompréhensible en français, et surtout, mon but, dans ce livre plus encore peut-être que dans d'autres, c'est d'éviter le folklore, le local, au profit de l'universel. Je choisis quartier et la veuve s'étouffe de rage.
Dans ma toute première traduction, Sainte-Maure de Phìlippos Dracodaïdis, je tombe sur un parasite de l'olivier nommé dàkos. Son nom grec ne m'inspirant pas, son nom français, la mouche de l'olive, guère plus, il ne me reste plus qu'à lui inventer un nom : ce sera le fagas (ce qui veut dire morfal en grec). Avec ses sonorités à la fois grecques et provençales, le mot passera peut-être pour grec aux yeux des Français et réciproquement, ni vu ni connu. Liberté choquante ? Ce qui compte, ce n'est pas l'exactitude entomologique, mais l'effet produit.
Certaines interjections particulièrement idiomatiques peuvent poser problème. Βρε par exemple. Le Kauffmann suggère : Eh bien, eh dis donc, espèce de, à quoi on pourrait ajouter ça alors, m'enfin, etc. Àris Alexàkis, frère de Dimìtris, qui enseignait la traduction, consacra un jour une communication d'un quart d'heure impressionnante à la traduction de Βρε...
Que faire des expressions imagées et autres proverbes ? On recommande habituellement de les remplacer par l'équivalent français : c'est une façon de prouver qu'on connaît bien sa langue. Faut-il être si catégorique ? Dans certains cas, il est certes bon d'adapter pour que l'expression passe vite, sans s'imposer, alors que dans d'autres il sera bon de transposer l'original pour jouer la carte du pittoresque — surtout si l'expression ou le proverbe sont plus amusants ou plus savoureux en grec. Si aucune des deux langues ne propose rien de folichon, on peut même inventer un équivalent rigolo ou coloré, selon les besoins.
Le gros problème lexical dans le cas du grec, c'est évidemment la katharèvoussa, la langue savante. Chaque mot grec a deux formes au moins : celle en langue démotique, utilisée couramment, et une autre dans cet idiome désormais suranné, mais qui fut la langue officielle jusqu'en 1974 et qu'on retrouve encore souvent dans les textes (un mot, une expression, une phrase entière). Le grec est une langue à double registre, un instrument à deux claviers, alors que nous n'en avons qu'un. Or il faut absolument traduire cette dualité, faire sentir qu'à certains endroits il se passe quelque chose. On installera donc, dans ces cas-là, un ton soutenu, solennel, désuet. Et puisqu'on peut rarement le faire par des moyens lexicaux (en choisissant des mots plus rares, en remplaçant ne pas par ne point, par exemple) il faut travailler sur d'autres paramètres. On jouera sur la syntaxe (un petit subjonctif imparfait ici ou là, des constructions alambiquées, des relatives, des doubles négations...), on fera une longue phrase avec deux courtes, on choisira des rythmes carrés, assis, un peu ronflants, des alexandrins cachés... Cette façon indirecte de traduire est l'un des défis les plus stimulants, l'un des moments les plus jouissifs.
Les répétitions.
Le grec, comme la plupart des langues, les affectionne ou du moins les tolère, alors que le français est censé les voir d'un mauvais œil. Le grec est une langue plus orale, plus libre, moins disciplinée que la nôtre. Question d'histoire, sûrement, et de tempérament sans doute : la langue des Grecs n'a pas connu la normalisation subie par notre XVIIe siècle, elle ressemble assez à notre français de la Renaissance ; à quoi s'ajoute un tempérament national globalement plus spontané, plus passionné que le nôtre. Les répétitions de mots ont à voir avec l'oralité, elles sont l'héritage du conte et de la chanson populaire, elles ont partie liée avec la poésie, que les Grecs ont dans le sang.
Attention, ne les supprimons pas raidement comme font certains puristes. D'autant qu'il ne faut rien exagérer : on en trouve de belles et de fort gonflées chez certains de nos meilleurs auteurs. Reconnaissons seulement que le traducteur ne peut pas toujours les garder toutes : ce serait rendre forcé, maladroit un texte normalement écrit dans l'original. Il convient donc de faire le tri, de se demander au coup par coup si telle ou telle répétition est utile, expressive, ou simplement machinale ; s'il faut sabrer, ayons la main légère. J'ai rencontré un jour, chez je ne sais plus chez quel auteur, le même mot six fois en cinq lignes ; en le conservant quatre fois, je pense avoir obtenu grosso modo le même effet que dans la v.o. On peut aussi avoir recours à certaines ruses pour répéter de façon moins voyante : ne pas reprendre le mot à l'identique (verbe à un temps ou une personne différente, nom dont le pluriel ne rime pas avec le singulier), ne pas placer le mot répété deux fois de suite à la fin d'une phrase, où on l'entendrait davantage. La traduction est l'art du bricolage, du louvoiement, de la triche en douce.
Ce qui nous amène à une question très importante et un peu négligée parfois : l'ordre des mots.
En français, le plus souvent, l'accent est mis sur la fin de la phrase, de même qu'à la fin des mots — comme s'il y avait une corrélation entre les deux. Pour qui veut bien écrire, une devise essentielle : le meilleur pour la fin ! Avec les autres langues, dont le grec, c'est plus compliqué. Dans les langues où l'accentuation joue un plus grand rôle, où l'accent tonique peut tomber à n'importe quel endroit du mot, on peut plus facilement placer le point culminant de la phrase ailleurs, au début par exemple — même si garder le meilleur en réserve, le faire attendre, c'est un effet dramatique évident. Dans ce cas aussi, cependant, le grec place volontiers le meilleur non pas tout à la fin, mais peu avant, suivi d'une retombée finale de quelques mots.
Est-ce là encore une affaire de tempérament, entre des Grecs plus instinctifs, enclins à lâcher sans tarder ce qu'ils ont sur le cœur, et des Français plus mesurés, calculateurs ?
Quoi qu'il en soit, ne bouleversons pas sans raison l'ordre des mots de l'original grec, mais interrogeons-nous à chaque fois : où est l'essentiel dans cette phrase ? Dans quel ordre la mienne sera-t-elle la plus frappante ?
Les derniers mots de La petite monnaie de Còstas Taktsis :
...à la pensée qu'un jour tous les autres, et moi aussi bien sûr, nous deviendrions vieux et indésirés comme lui.
Le mot-clef, surtout si l'on sait l'importance du désir sexuel chez l'auteur, c'est naturellement ce mot grec, ανεπιθύμητοι, qui veut dire soit indésirable, soit, comme ici sans aucun doute, non désiré. Il faut donc placer le désir tout à la fin, et faute d'un adjectif français équivalent au grec, faire appel à un nom ou un verbe de même famille. D'où cette solution, où à titre exceptionnel j'ajoute au texte pour les besoins de la cause :
...à la pensée qu'un jour tous les autres, et moi aussi bien sûr, nous serions vieux comme lui, sans personne pour nous désirer.
J'étais effrayé, à l'époque, par l'audace d'une intervention qui me semble aujourd'hui banale.
Autre phrase, qui mot-à-mot donne ceci :
...et que les ailes des archanges remuaient dans le reflet de votre sanglot.
En grec, un bon lecteur accentuera spontanément le beau début en déroulant la suite comme une traîne derrière la reine. Un Français ne le fera pas et la phrase va se terminer dans une platitude confuse. Mieux vaut intervenir :
...et que dans le reflet de votre sanglot remuaient les ailes des archanges.
(À moins que l'important, dans la phrase, ne soit pas la vision triomphale, mais la vague lueur et la tristesse ? Le contexte nous l'indiquera peut-être.)
La syntaxe.
Une différence notable : la syntaxe grecque est plus souple, plus simple, moins articulée que la nôtre. Le grec a coutume de juxtaposer les membres d'une phrase, en reliant par exemple deux propositions par un et, ce qu'on appelle une parataxe, là où le français préfère coordonner.
Une phrase grecque typique :
Ses amis trouvèrent qu'il avait un comportement insolite et que les rumeurs sur son caractère étrange n'étaient peut-être pas sans fondement.
Ce que spontanément je traduirais par :
Ses amis, jugeant son comportement insolite, se dirent que les rumeurs sur son caractère étrange n'étaient peut-être pas sans fondement.
Faut-il pratiquer cette manipulation à tous les coups ? Sans doute pas. Là encore, tout dépend du texte et du contexte. La parataxe est plus à sa place dans une chronique paysanne au style plutôt fruste, et sa suppression s'impose davantage si en la maintenant on risque la monotonie.
Le grec liant les parties du discours de façon plus nonchalante que notre langue, il emploie sans compter le lien le plus basique : και, notre et. Mettre des et à la place de tous les και donnerait au texte, dans le meilleur des cas, une couleur archaïque et incantatoire que l'original n'a pas forcément, et plus probablement une étrangeté et une lourdeur qu'il n'a pas non plus. Moralité : limitons l'usage de et, d'autant que sa sonorité molle n'a pas la vigueur, le tonus de son équivalent grec.
La présentation des dialogues change un peu d'une langue à l'autre.
Le grec adopte le système anglais à base de guillemets. On a le droit de préférer notre bon vieux système de tirets.
Le grec démarre par la réplique et place dit-il tout à la fin. L'usage français l'insère le plus près possible du début, ce qui est plus clair.
«Dit-il» paraît ringard à certains, qui trouvent «il dit» plus moderne, plus classe. Pour l'instant, semble-t-il, mieux vaut réserver ce dernier aux livres écrits en style djeune ou branchouille.
Évidemment, «je réponds» passe mieux que le calamiteux réponds-je. Dans ce cas, on peut placer un Je réponds : avant la réplique.
Autre différence entre les deux langues : l'identification des personnages. Le français, très strict sur ce point, se croit obligé de nous rappeler à tous les coups de qui l'on parle, même si cela va de soi, en balisant scrupuleusement le texte à coups de celui-ci, ce dernier, de rappel du nom du personnage etc. Le grec, lui, est d'une souplesse qui parfois confine à la désinvolture.
Il retombait dans le râle des derniers jours, exténué, sans pour autant cesser d'appeler son fils en silence. Mais avant que celui-ci ne se présente devant lui, on devait s'assurer qu'il était sur le point de mourir...
Qui ça, il ? Ben, le père, évidemment, répond le Grec. Le Français, lui, fronce le sourcil : Sachez, jeune homme, que la règle est formelle, le pronom personnel renvoie à la dernière personne mentionnée ! Je suis agrégé de grammaire, moi, monsieur !
La dernière personne, ce n'est pas celui-ci, mais lui, mais il est vrai qu'on s'y perd un peu pendant une demi-seconde.
Que fait le traducteur ? Il décide en son âme et conscience. Il peut clarifier un chouya, comme on pose une rambarde sur un sentier de montagne pour les randonneurs sujets au vertige :
...on devait s'assurer que le vieux était sur le point de mourir.
En l'occurrence, la phrase n'en est guère abîmée, mais si dans d'autres cas le balisage alourdit le texte, le traducteur peut ne rien changer. Sachant toutefois que son texte sera relu par une ou plusieurs personnes aux appellations diverses (préparateur de copie, correcteur), qu'il devra sans doute argumenter et dans certains cas se soumettre.
Autre aspect intéressant : les temps verbaux.
Là encore, le grec, plus souple, mélange plus librement les temps. Le français pratique souvent le présent de narration, certes, mais le grec y a plus largement recours, ainsi qu'à d'autres micmacs, avec une audace tranquille que le traducteur a parfois du mal à suivre.
«Le dernier bastion» de Dimìtris Nòllas. Le soir du Nouvel An, des types éméchés dans un bar. Narration classique au passé, alternance d'aoriste et d'imparfait ; après quelques lignes, un présent ; à la page suivante, retour au passé ; un peu plus loin, revoici le présent. Léger tournis, la narration titube comme les personnages. Rien de terrible cependant, le français peut suivre, sauf que les deux premières fois la transition se fait sans prévenir, au milieu d'une phrase :
L'autre a tardé à répondre. Il tardait, celui qu'on appelle Sòzos. Il se penche avec vénération sur le verre plein à ras bord...
Un peu raide, ce appelle. On pourrait le garder à la rigueur, mais il vaut mieux sans doute adopter une solution plus naturelle :
L'autre a tardé à répondre. Il tarde, celui qu'on appelle Sòzos. Il se penche avec vénération sur le verre plein à ras bord...
On profite du moment d'attente pour changer de temps.
Éternel problème : comment rendre l'aoriste ? Passé simple ou passé composé ? L'aoriste autorise les deux, il faut donc choisir en fonction du français seulement, comme si on écrivait directement dans notre langue. Le passé simple, de plus en plus vieillot, est indiqué dans le cas d'une écriture à l'ancienne, tandis que le passé composé sonne plus moderne.
Tous deux ont leurs inconvénients : au passé simple, certaines formes sont devenues ridicules, et le passé composé, sur la distance, pèche par sa lourdeur. D'où la tentation de passer de l'un à l'autre quand cela nous arrange. Attention, danger ! Le passage est délicat. (On voit même d'estimables auteurs français se planter...) Disons pour simplifier que le passé simple décrit l'action et que le passé composé l'arrête. Si on tente le coup, il faut que ce soit non par commodité, mais parce que le sens le demande.
La ponctuation.
Le grec ponctue moins que le français. Il est curieusement avare, par exemple, en points d'interrogation et de suspension. Qu'on ne se prive pas d'en rajouter quelques uns.
Les deux points sont rares eux aussi, et c'est dommage : on a souvent envie d'animer certaines phrases un peu traînantes en remplaçant un car ou un parce que par les deux points — cette belle invention — qui coupent légèrement la phrase pour mieux la relancer. Cela donne du punch au texte, il n'en est que meilleur (selon nos critères), mais n'est-on pas en train de le déformer, de trahir l'esprit du grec ?
Petit problème typographique. La coutume est de mettre en italique les mots importés. Tsìpouro, par exemple. Mais l'oùzo, désormais entré dans la langue ? On pourrait se fixer comme règle d'écrire en romain les mots qui se trouvent dans le Petit Robert. L'ouzo par exemple. Sans ce bizarre accent grave sur le u, ce qui nous amène à l'un de nos chapitres les plus polémiques :
La translittération des mots grecs.
Toute une aventure.
On a longtemps transcrit la forme écrite du mot, en privilégiant l'orthographe aux dépens de la phonétique. C'est là une survivance d'époques plus livresques, et plus ethnocentriques, où la prononciation importait peu, où l'on francisait les langues étrangères en toute bonne conscience. À cela s'ajoute l'influence des hellénistes classiques, pour qui le grec est d'abord une langue morte et donc muette.
Une seconde approche, plus récente, consiste à tâcher de reproduire la sonorité des mots. Elle postule que le grec est une langue vivante, et qu'en prose comme en poésie la musique des mots joue un rôle majeur. Signe d'un temps où l'étranger se rapproche, où l'on s'attache à mieux l'écouter, cette démarche-là réunit les esprits curieux, les amoureux des langues, des mots, de leur chair sonore ; elle peut aussi être dictée par des considérations pratiques — les cartes routières Michelin, notamment, ont adopté une transcription phonétique, permettant de prononcer correctement les noms de lieux et de les reconnaître à l'audition. Wikipédia suit le mouvement, et d'ici un demi-siècle tout le monde s'y sera mis.
En attendant, c'est l'anarchie totale. Chaque traducteur bricole son propre système. Le nom d'un grand écrivain grec se trouve actuellement rendu d'au moins cinq façons différentes : Chatzis, Khatzis, Khadzis, Hatzis, Hadzis. La première lettre se prononce [kh] comme dans l'allemand «doch», et le t intérieur, adouci par le z qui suit, devient [d]. Le «ch» ici est donc inexact et ridicule ; le «kh» plus précis, mais trop violemment guttural ; le «h», un peu trop discret, semble un moindre mal.
Le grand poète d'Alexandrie a souhaité s'appeler Cavafy ; d'autres que moi prenant sur eux de lui désobéir, il est devenu Cavafis ; j'ai pour ma part ajouté l'accent tonique, Cavàfis ; certains écrivent son nom avec un K, qui me paraît un peu trop rude et oriental pour ce poète fort imprégné de culture occidentale.
Marquer l'accent tonique est le point essentiel. Le traducteur d'autrefois l'ignore ; il écrira froidement «Maria», qui se prononcera MariA, en pesant sur la dernière syllabe — ce qui est non seulement faux, mais lourd et moche. Un accent sur le i : Marìa, rétablira (pour les lecteurs qui ont des oreilles) l'original dans sa légèreté souple.
Dans toutes mes traductions, cet avis :
En grec, tous les «e» se prononcent [è], comme dans «Grèce» ; tous les «o» sont ouverts, comme dans «orthodoxe».
L'accent tonique est marqué ici, faute d'un signe spécial, par un accent grave. Il n'est pas indiqué quand il tombe sur la finale comme en français — sauf pour différencier un «è» final d'un e muet.
La lettre «h» indique un son proche du «ch» allemand.
Ce système n'est pas parfait non plus, il est simplement, à mes yeux, le moins mauvais.
Les différences entre les deux civilisations sont source de problèmes, elles aussi.
En grec on dit couramment je veux au lieu de je voudrais, et moi et ma femme au lieu de ma femme et moi. Ici, pas d'hésitation, on francise : suivre le grec ferait d'un homme normal un mufle.
Les Grecs ne tutoient et ne vouvoient pas comme nous. La règle sur ce point est particulièrement subtile, à supposer qu'il y en ait une. On alterne vous et tu sans complexes avec la même personne, on dit parfois «Tu sais, monsieur Yòrgos...»
La façon dont un peuple tutoie en dit long sur lui. Donc, pas question de normaliser ! Suivons scrupuleusement le grec, quitte à faire bondir les correcteurs.
Problème annexe : certains «tu» grecs sont clairement l'équivalent de notre «on». Ce «tu»-là existe aussi en français, quoique moins habituel. Faut-il faire de ces «tu» grecs un «on», ou les conserver ?
La réponse, une fois de plus : au coup par coup. «On» convient à un registre plus soutenu, à un ton neutre, tandis que le «tu» en français apporte une petite touche familière et affective.
Encore un point délicat où le traducteur gardera longtemps une longueur d'avance sur le robot...
Et l'âme, dans tout ça, qu'en faire ? Les Grecs la mentionnent à tout bout de champ, alors que son usage en français est très connoté. Dans bien des cas le cœur la remplacera discrètement, mais on peut s'offrir une petite âme de temps à autre, dans un moment d'émotion ou d'emphase.
Un point délicat : les redondances du grec.
«Γύρισε και τού είπε», il se tourna et lui dit... Tournure habituelle, au lieu d'un simple «il lui dit». Il n'est pas rare de lire : «Il tenait dans ses mains», «les larmes coulaient de ses yeux». Trouvé chez un bon auteur : «dans son sommeil seulement elle éprouvait divers sentiments qui étaient absents de sa vie diurne».
A-t-on le droit de couper ? Oui bien sûr. On est souvent amené, même dans d'excellents textes, à élaguer quelques mots ici ou là, voire une phrase entière. On ne s'en vante pas trop. Et l'on n'oublie pas que certaines longueurs, certains ressassements sont délibérés, alors il convient toujours de réfléchir avant de sortir le sécateur.
Reste à parler musique.
De ce point de vue aussi les deux langues sont très différentes. Le grec avec ses couleurs intenses, contrastées : voyelles peu nombreuses et donc répétées, beaucoup de [i] stridents, de [a] sombres, ombre et lumière ; consonnes sonores, frottées, roulées, doucement rugueuses. Le français tout en demi-teintes et tendres camaïeux avec ses quatorze sons vocaliques, ses [r] non roulés, ses mots peu accentués.
Traduire le feu sifflant de φως par l'eau douce de lumière, ou le grondant άγριος par le paisible sauvage, c'est à la limite du faux-sens, comme disent les profs. Le sens d'un mot dépend aussi de sa sonorité.
Que faire ? La plupart du temps, on n'a guère le choix, mais on peut parfois tricher un peu. Il m'est arrivé, par exemple, de changer la lumière en feu et la bête sauvage en bête féroce.
Certains objecteront que ce genre de préoccupations ne concerne que la traduction poétique. On leur répondra qu'entre prose et poésie la différence n'est pas de nature, mais de degré ; qu'en prose aussi il y a des rythmes et des sonorités expressifs ; que traduire la prose avec ses oreilles autant qu'avec son cerveau peut transformer une honnête traduction en vrai régal.
C'est le moment de glisser un dernier conseil. Même si l'on ne doit traduire que de la prose, il est important de traduire de la poésie ou du théâtre — ne serait-ce que pour soi, à titre d'exercice. Car tout texte est musique, et tout texte est oral. C'est en poésie que la dimension musicale de la langue apparaît le mieux, et c'est au théâtre que l'oralité passe au premier plan. Le conseil est particulièrement valable dans le cas du grec, langue profondément orale.
La façon de traduire exposée ici, qui peut paraître aller de soi en ce début du 21ème siècle, sera sûrement contestée par les traducteurs et traductologues du futur, qui risquent fort de la juger, dans le meilleur des cas, gentiment vintage, ou carrément scandaleuse. On dit souvent que les traductions vieillissent, qu'il faut les refaire tous les trente ans. Sans doute. En attendant, traduisons comme nous le sentons et faisons au mieux pour apporter à cette règle du vieillissement inévitable, si possible, quelques beaux démentis.
Décembre 2021