Pànos Tsìros

Le poisson



Un mercredi, vers les huit heures du soir, je suis descendu au port. La nuit tombait. Les bateaux pour Égine étaient amarrés au quai, leur proue était ornée d'une rangée de lumières multicolores, floues. Il ne restait que cinq jours avant Noël. Pas une âme alentour. Je me suis dirigé vers la place donnant sur le port, en direction du bus qui mène à Aya Sofia.

Je suis monté dans le bus stationné et je me suis mis à la fenêtre. Il faisait très froid. Un vieux et une vieille étaient assis à l'arrière. La vieille tenait un paquet d'un pâtissier, un gâteau au miel et des kourabiés. Peu après le bus a démarré. Le chauffeur écoutait des chansons à la radio et fumait, le bras pendant au dehors. Par la fenêtre ouverte entrait un air froid, je me suis emmitouflé dans mon manteau noir.

Comment me suis-je retrouvé dans ce bus un mercredi soir ? Mon ami Babis avait promis à une de ses connaissances de lui garder sa maison pendant une semaine, parce que ce dernier allait entrer à l'hôpital pour une opération. Babis devait nourrir les chats et arroser les fleurs. Finalement Babis m'a dit qu'il ne pouvait pas. Il avait, dit-il, des ennuis. Il m'a demandé, puisque j'étais au Pirée, d'aller une ou deux fois à la maison. J'allais donc à Aya Sofia, chez Takis, que je n'avais jamais rencontré.

L'autobus s'arrêta à une station et une grosse blonde, autour de la quarantaine, monta. Elle portait un manteau de fourrure, elle avait des lèvres peintes en rouge vif, et elle tenait un sac à main noir brillant. Le couple de vieux occupait toujours les places arrière du bus. Dans les virages ils étaient ballottés comme des marionnettes. Moi je comptais les stations parce que je ne connaissais pas tellement bien le coin. La blonde se tenait debout, alors qu'il y avait des sièges libres, et s'agrippait à son sac.

Je regardais par la fenêtre et je pensais à ce que Babis m'avait dit sur Takis. Takis avait autour de la cinquantaine. Éternel étudiant. Actuellement, avec le nouveau projet de loi du ministère de l'Éducation, je crois qu'il risque d'être exclu de l'université. Mais pas pour avoir séché les cours. Il a terminé le cycle d'études, il n'a plus qu'à passer son diplôme. En agronomie. Il vit seul dans cette maison. Ses deux parents sont morts. Il n'a ni frères ni sœurs, ni aucun autre parent, en dehors d'une tante âgée, qui habite trois ruelles plus loin. Dans la trentaine, après la mort de son père, Takis a eu un épisode schizophrénique. Il a été hospitalisé dans le département psychiatrique de l'Hôpital d'État de Nikaia pendant deux mois. Il est ensuite revenu chez lui, tandis que sa tante lui rend visite un jour sur deux, lui apporte à manger et s'occupe de lui donner ses pilules. Quand il prend ses pilules, il est relativement opérationnel, à peu près comme vous et moi.

Nous longions une grande avenue. Les commerces n'avaient pas encore fermé. Dans les vitrines il y avait des arbres de Noël avec des guirlandes qui clignotaient. Un magasin de jouets d'enfants. Une boutique de vêtements. Un grand supermarché. Je me suis levé et je me suis rapproché du chauffeur. «On est encore loin de Dexameni ?», j'ai demandé. Je suis resté près de lui, un peu en arrière, je me suis tenu à la barre verticale. J'attendais. J'ai regardé la blonde qui pinçait les lèvres pour se passer du rouge. J'ai regardé aussi le couple de vieux. Le paysage au dehors avait commencé à changer. Des terrains clôturés de fil de fer, entourant de petites maisons individuelles sans étage. Une station-service, le seul commerce. Et un kiosque à côté. Le bus montait une grande côte, comme s'il montait une montagne. Le chauffeur me fit un signe : «Tu y es». Je suis descendu.

J'avais demandé à Babis de me décrire Takis. Babis n'est pas très fort en descriptions. Il m'a simplement dit qu'il est grand.


Il achetait un journal et s'installait seul au café. Il buvait un frappé. Il ne créait aucun problème dans le voisinage. Sauf une fois, quand sa tante tomba malade et arrêta de passer chez lui. Personne ne s'occupa de Takis pendant des jours, et un après-midi les voisins virent de la fumée sortir de l'arrière de la maison. Ils s'attroupèrent pour voir ce qui se passait. L'un d'eux avait même appelé Babis au téléphone. Les autres avaient peur de frapper à la porte. «Fou ou pas», dit Babis, «à cette heure il risque de griller». Il alla tout seul taper à la porte. Finalement Takis ouvrit et lui dit que de l'huile avait pris feu dans la poêle. «Je suis bien, mon ami, j'ai juste voulu faire la cuisine».

Depuis, Babis a commencé à aller plus souvent chez Takis pour voir s'il manquait de quelque chose. Il lui tenait compagnie.


J'ai marché sur une large voie en terre. Il y avait du vent, qui m'envoyait des gouttes de pluie glacées au visage. Gel et calme. À la station-service j'ai demandé où se trouvait la rue Chiotakis. «Troisième ruelle à gauche et ensuite toujours tout droit», m'a dit un vieux, qui sortit la tête et se frottait les mains. J'ai tiré de ma poche les clés de la maison et j'ai joué avec, comme un comboloï, en chemin. En contrebas, la ville s'illuminait de mille couleurs de fête.


Un soir Babis était assis dans la cuisine de Takis. Celui-ci lui parlait du mémoire de fin d'études qu'il devait rendre. Il avait décidé de le terminer enfin. Il avait commencé à rassembler des articles et des livres pour sa bibliographie. Takis faisait des frites. Il les remuait avec une spatule métallique. Il allait la poser sur le revêtement émaillé de la cuisinière, quand le courant électrique lui donna une secousse. Il se frotta la main. Babis lui demanda s'il allait bien. «Il doit y avoir une fuite», dit Babis. «Ce n'est pas ça», lui répondit Takis, pensif. «Qu'est-ce que ça peut être d'autre ?», dit Babis. «C'est une fuite de courant, sur l'émail de la cuisinière.» «Qu'est-ce que j'y peux ?», demanda Takis. «Dis-le-moi, toi qui sais tout».


Je suis arrivé à la maison. Elle est blanche avec des fenêtres bleues, il y a un jardin devant. Je franchis la porte de la rue, je traverse le jardin et avec la seconde clé j'ouvre la porte en bois. Elle est écaillée. J'ouvre et je pénètre dans un étroit couloir à moitié obscur. Il fait très froid à l'intérieur, un courant d'air glacé provient de quelque part. À droite et à gauche il y a des portes fermées. Les portes fermées me font peur. Le long du couloir, à ma droite, sont alignées deux paires de chaussures, avec des chaussettes enfoncées dedans. Au bout du couloir je vois la cuisine. Sa porte est entrouverte.

Quand j'arrive à la cuisine, il est trop tard pour battre en retraite. Il y a une longue table en bois, face à laquelle est assis un grand type sur une chaise en bois. Takis ? Il n'est pas encore entré à l'hôpital ? La fenêtre est grande ouverte, il fait très froid. Il serre ses bras autour de son corps, il tremble comme un oiseau. Il ne me voit pas. Il pose un regard inquiet sur la table, où il y a un grand poisson, rouge, cru, dans un grand plat.



Kourabié : petit gâteau au beurre et aux amandes, recouvert de sucre glace, typique du temps de Noël.


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Pierre Sire a déjà traduit quelques auteurs grecs, sans trouver d'éditeur pour l'instant. Son travail mérite pourtant d'être connu. Il a notamment dans ses cartons tout un recueil de Pànos Tsìros, que le Miel des anges a accueilli naguère dans ses Nouvelles fraîches (volume 1). Excellent choix ! On souhaite bonne chance et bonne patience au traducteur.



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