Alexandre Pateau


Deux poèmes de Rainer Maria Rilke


Der Nachbar


Fremde Geige, gehst du mir nach?

In wieviel fernen Städten schon sprach

deine einsame Nacht zu meiner?

Spielen dich hunderte? Spielt dich einer?


Gibt es in allen großen Städten

solche, die sich ohne dich

schon in den Flüssen verloren hätten?

Und warum trifft es immer mich?


Warum bin ich immer der Nachbar derer,

die dich bange zwingen zu singen

und zu sagen: Das Leben ist schwerer

als die Schwere von allen Dingen.


[Écrit à Paris en 1902-1903]



Le voisin


Violon sans visage, ainsi donc tu me suis ?

Tant de villes lointaines où ta nuit solitaire

s'est élevée pour parler à ma nuit...

Sont-ils cent ? Est-il seul à te tirer cet air ?


Les grandes villes abritent-elles toutes

des âmes qui, en l'absence de toi,

auraient noyé aux fleuves leurs déroutes ?

Et pourquoi ce vertige est-il toujours pour moi ?


Pourquoi suis-je toujours le voisin de la ronde

affligée de ceux qui te forcent à chanter

et à dire : la vie est plus lourde à porter

que tout le poids du monde.


[Traduit à Ovronnaz en avril 2020]



Baudelaire


Der Dichter einzig hat die Welt geeinigt,

die weit in jedem auseinanderfällt.

Das Schöne hat er unerhört bescheinigt,

doch da er selbst noch feiert, was ihn peinigt,

hat er unendlich den Ruin gereinigt:


und auch noch das Vernichtende wird Welt.


[Berg-am-Irchel, 12 avril 1921, dédicace de Rilke sur l'exemplaire des Fleurs du mal offert à Anita Forrer à l'occasion de son vingtième anniversaire.]


Baudelaire


Seul le poète a su réconcilier le monde

qui en chacun de nous se décompose et meurt.

Par ses vers inouïs c'est la Beauté qu'il fonde,

mais en glorifiant sa peine très-profonde,

il a rendu sa perte infiniment féconde :


et même ce qui tue devient monde et demeure.


[Traduit avec Jeanne Wagner en janvier 2021.]






Un poème de Friedrich Dürrenmatt


Dieu et Péguy


Qui est cet homme-là, dit Dieu, ce Péguy

qui voudrait faire de moi

un nationaliste français,

Cet humain qui prétend savoir ce que pense ?

A-t-il déjà été mon secrétaire ?

Lui ai-je déjà dicté mes lettres ?


Il a écrit de beaux vers, c'est vrai, des poèmes

que j'aime bien lire de temps en temps,

même moi. Et il est mort, je l'ai repris.

Mais ces vers, là,

Je les ai jetés. Ils pourrissent

comme son corps.

Qu'il ne s'avise pas de me les faire dire.


Car je n'aime plus beaucoup qu'on se mette

à parler des peuples.

Ils ont tous versé trop de sang au fil du temps

trop à mon goût

Il leur rougit les mains. Qu'on ne me rebatte plus

les oreilles avec eux.


Comme s'il ne suffisait pas que je doive évaluer

chaque humain

l'inspecter sous tous les angles pour voir si quelque chose

est encore bon à prendre

dans cette créature ratée.


Sans regarder l'étiquette que je ne sais quel

État détraqué a collé en travers

de son ventre.

Français par exemple, né en mille-neuf-cent-

dix, père dramaturge,

mère sage-femme

Ou bien Allemand, né à Dresde, ou Vietnamien,

Américain ou Ukrainien

Des étiquettes, comme si on parlait de vins

plus ou moins buvables.


Ils croient peut-être que je suis un restaurateur

qui, quand ça lui chante,

Descend à la cave passer les peuples en revue

comme des confitures en pots

L'un après l'autre, et qui préfère

les groseilles aux coings ?

Comme si l'essentiel n'était pas

chacune et chacun

Et si son ancêtre a inventé les cathédrales

qu'il ou elle ne vienne pas se plaindre

De ne plus en trouver une seule.


Et puis à la fin, qu'ils me laissent un peu en paix

avec leur France

Avec cette Allemagne et cette Angleterre, avec toute

cette sempiternelle Europe.

Je commence sérieusement à perdre patience

tout cela commence à sérieusement me fatiguer.


J'en viendrais presque à préférer les cannibales

au fond de leur forêt vierge

Qui se disputent pour un chameau à deux bosses ou

une défense d'éléphant à moitié pourrie

Et n'hésitent pas à faire bouillir les sauvages

d'une tribu étrangère sans autre forme de procès.

Eux au moins ne me vénèrent pas, contrairement

à ce que prétendent ces Européens

Ils se prosternent devant une idole à sept bras

et cinq jambes

Un monstre dont on ne distingue même pas le cul

de la tête.

Je peux au moins leur pardonner la conscience

tranquille, à ces pauvres bougres.


Tandis que ces Français et ces Suisses qui mènent des

actions catholiques ou publient des

journaux théologiques réformés

N'ont pas la foi que je voudrais enfin,

enfin voir en eux

La foi qui déplace des montagnes.


A-t-on déjà vu ailleurs qu'en cette Europe

chaos plus effroyable ?

Plus affligeant tourbillon de bêtise

et de brutalité, un tel monceau d'idées fumeuses ?

D'abord ce sont les Espagnols qui ont tué, ensuite

les Français s'y sont mis

Chaque peuple plus appliqué et plus enjoué que

son voisin, avec des guillotines toujours plus affûtées.

Puis les Anglais. Et enfin les Allemands

et les Italiens.


Et aujourd'hui, alors qu'on osait croire que la paix

était vraiment la seule issue possible,

la seule

Voilà qu'à l'Est on se prépare apparemment

à de nouveaux bains de sang.

Est-il étonnant que ces peuples d'Europe me semblent

plus suspects les uns que les autres ?


Non, je n'ai oublié aucun de ces crimes

pas le moindre, pas le plus infime

Et pas un de ces généraux non plus

qui les a ordonnés en allumant son cigare

Car je ne suis ni le Dieu de la France ou de

l'Allemagne ou de l'Union soviétique

Je ne suis pas leur Dieu, pas le moins du monde,

je ne suis pas le Dieu des vainqueurs

— et l'État ressort toujours vainqueur

Je suis le Dieu de celles et ceux dont le corps est resté

couché au sol, anéanti.


Voilà pourquoi je ne veux plus entendre parler de leurs

croisades et de leurs braves soldats

Au nom desquels ils luttent. Ça sent trop la nuit

de la Saint-Barthélemy et

l'Inquisition.

Je ne parle même pas de Charles Péguy. Il m'empuantent

les cieux.


Mais ce qui reste dans cette Europe de malheur

sur cette presqu'île vidée de son sang

Que j'ai écrasée entre deux mers

et dont les peuples

Continuent d'errer sous le ciel

pénétrés de leur foi si solide

Je fermerai les yeux pour les siècles des siècles

ce sont les larmes

Et les prières qui çà et là montent vers moi

d'entre les ruines :

Ces prières tout le monde les pleure et dans chaque pays

certaines et certains prient parfois

Car souvent la détresse est grande. C'est un

blasphème de dire que parmi les peuples

un seul sait pleurer honorablement

et qu'un seul

fait des prières honorables.


Au diable les fausses opinions

qu'on répand sur mon compte.


[Traduit en octobre 2024.]


Note :


La poésie de Friedrich Dürrenmatt est sans nul doute le versant le moins arpenté de son œuvre, qu'on a souvent qualifiée de continent, de planète, voire de cosmos, tant la richesse des thèmes qu'elle embrasse semble inépuisable, tant la fécondité des formes qu'elle engendre continue de nous inspirer. Même dans ses travaux les plus radicaux, les plus résolument burlesques, on trouve des échos directs avec les questionnements fondamentaux de l'humanité, et ses textes semblent aujourd'hui résonner avec une urgence plus grande encore qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans ses romans et ses pièces de théâtre, le pessimisme de Dürrenmatt — ou pour mieux dire : sa lucidité — est souvent contrebalancé, mis à distance par une ironie salvatrice ; mais dans ses poèmes, il donne libre cours à sa pensée «brute», sait se libérer des ornements et des pirouettes. C'est peut-être ici que son génie de moraliste s'exprime avec le plus de virulence et que sa parole politique se fait la plus tranchante — et l'on y surprend même, au détour de certain vers, un Dürrenmatt grave et lyrique, se détachant comme malgré lui du tragicomique.

Au bas du tapuscrit de «Dieu et Péguy», qui date de 1958, on peut lire, de la main de l'auteur : «Peu de temps après la guerre, un poème de Péguy a été publié dans un journal suisse sous le titre “Dieu et la France”. Cette parodie se réfère à ce poème nationaliste et religieux.» Le texte en question était en fait un extrait du Mystère des Saints Innocents, poème-fleuve publié en 1912, dans lequel Péguy retranscrit l'ardent monologue d'une religieuse conversant avec Jeanne d'Arc :


«C'est pour cela, dit Dieu, que nous aimons tant ces Français,

Et que nous les aimons entre tous uniquement

Et qu'ils seront toujours mes fils aînés.

Ils ont la liberté dans le sang. Tout ce qu'ils font,

[ils le font librement.

Ils sont moins esclaves et plus libres dans le péché même

Que les autres ne le sont dans leurs exercices. Par eux

[nous avons goûté.

Par eux nous avons inventé. Par eux nous avons créé

D'être aimés par des hommes libres.»


On conçoit aisément que Dürrenmatt ait trouvé là un matériau idéal à «parodier» — mais l'on sent bien que cette parodie, chez lui, prend des accents de douleur sincère, et devient le prétexte à une attaque tout aussi ardente des nationalismes et des fanatismes à tous crins, peu importe où ils prennent leur source.

On dit souvent que la traduction d'un poème écrit dans une forme libre est nettement moins ardue que celle d'un poème composé selon des règles strictes (rimes, métrique, etc.). Ce n'est pas toujours vrai. Certes, Dürrenmatt écrit ici en vers libres, mais l'on connaît son talent de poète «classique» et sa virtuosité de chansonnier, dans la droite ligne de Brecht, qu'il admirait ; ce sens du rythme se retrouve aussi dans ses pièces libres, et la lecture à voix haute de «Gott und Péguy» permet d'en faire résonner toutes les inflexions, qui épousent évidemment son flux rhétorique.

L'une des difficultés principales d'une telle traduction est d'éviter les préciosités — assonances et rimes involontaires, par exemple — qui naissent presque immanquablement au moment d'établir une première version brute. Dans cette strophe, par exemple :


«Qui est cet homme-là, dit Dieu, ce Péguy

qui voudrait faire de moi

un nationaliste français,

Cet humain qui prétend savoir ce que je pense ?»


— j'avais d'abord écrit, pour être plus proche du texte allemand : «Cet humain qui prétend connaître mes pensées.» Mais, me rendant compte que «pensées» assonait dangereusement (et assez gauchement) avec «français», j'ai préféré revoir ma copie et opter pour une expression plus sèche et plus orale, qui me semblait mieux rendre justice à la parole sobre et naturelle, «humaine» en quelque sorte, que Dürrenmatt prête à Dieu dans sa relecture du monologue.



Né en 1988, Alexandre Pateau œuvre depuis quinze ans pour la transmission en français de textes poétiques et littéraires de langue allemande. De l'hiver 2022 à l'été 2023, il a réalisé une nouvelle édition intégrale et critique de L'opéra de quat'sous, d'Elisabeth Hauptmann, Bertolt Brecht et Kurt Weill, pour le compte de L'Arche éditeur, tout en accompagnant une nouvelle production phare de la pièce à la Comédie-Française, dans une mise en scène de Thomas Ostermeier et sous la direction musicale de Maxime Pascal. L'enregistrement des songs de quat'sous par les Comédiennes et Comédiens-Français est disponible chez Alpha Classics en CD et vinyle, ainsi que sur toutes les plateformes d'écoute musicale.

Alexandre Pateau est l'un des douze traducteurs invités de Traduire en vers ? aux éditions du Miel des anges.



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