Marc Martin


Attila JÓZSEF


Ode


1

Assis sur la falaise étincelante,

je sens le vent léger

de l'été naissant, tel la chaleur d'un cher

dîner dont le fumet m'effleure.

Au silence, j'habitue mon cœur.

On a vu pire –

refluant soudain, le passé s'amasse,

on en reste pantois, sans mot dire,

tête basse.


J'observe la crinière des monts –

la lumière à ton front

scintille de chaque feuillage.

Sur le sentier personne, personne,

à ma vue ta jupe que chiffonne

le vent volage.

Sous la feuillée fragile,

je vois tes cheveux onduler

et tes doux seins frémir

– et comme jaillit la source vive –

voilà qu'à même les galets

blancs de tes dents, je revois

sourdre ton merveilleux sourire.


2

Oh ! comme je t'aime, toi

par qui parle tout à la fois

et la solitude qui intrigue et trame

au tréfonds du cœur,

et l'univers même.

Toi, tel un torrent fuyant ses propres clameurs,

qui me laisses et vas ton cours silencieux,

tandis que sur les cimes de ma vie

vue de loin, je crie, vibrant, à m'en débattre

sur terre comme aux cieux,

que je t'aime, toi ma douce marâtre.


3


Je t'aime, comme l'enfant sa mère,

comme les gouffres sourds leurs abîmes,

je t'aime, comme les fenêtres la lumière,

comme l'âme la flamme et le corps le répit !

Je t'aime, comme les mortels, jusqu'au jour ultime,

aiment vivre leur vie.


Chacun de tes sourires, de tes gestes, de tes mots,

je les conserve en moi comme trésors en terre.

Dans mon for intérieur, je t'ai gravée à l'eau-

forte de mes instincts, toi très chère,

toi sublime, aux courbes si belles,

et dont l'être me comble de tout l'essentiel.


Le flot des instants roule au loin ses rumeurs,

mais ta voix sonne encore, muette, à mon oreille.

Les étoiles en feu filent et meurent,

mais tu me restes au creux de l'œil.

Tout au fond de ma bouche, ton goût flotte,

tel le silence au fond d'une grotte,

et sur le verre d'eau claire, ta main,

aux fins méandres du réseau sanguin,

point comme une aube en moi.


4

Oh, mais quelle matière suis-je donc,

que ton regard me sculpte, me façonne !

Et quelle âme, quelles lueurs,

quel sortilège enchanteur,

par delà les brumes du néant, me donnent

d'arpenter les vallons de ton corps fécond ?


Et comme le verbe dans l'esprit grand ouvert,

de m'immerger dans tes mystères !...


Le cours de ton sang, comme une roseraie,

palpite incessamment.


S'y insufflent les flux éternels,

pour que l'amour, sur ton visage, florisse,

et qu'en tes entrailles, un fruit béni mûrisse.

Mille et mille radicelles constellent

le sol sensible de ton estomac,

le brodent de fins entrelacs,

de lacis à foison qui se nouent, se dénouent –

pour que vibre d'essaims le creuset de tes sucs,

et que les beaux buissons de tes poumons s'ébrouent,

bruissent d'hymnes à leur propre gloire !


La matière éternelle sourd avec bonheur

au fil du tunnel de tes intestins,

et par les puits bouillants de tes reins,

la lie s'éveille à la vie, liqueur fertile !


En toi ondulent, oscillent des collines,

scintillent des voies lactées,

vaguent des lacs, s'activent des usines,

s'affairent des êtres par millions, bêtes,

insectes,

varechs,

de cruauté à bonté,

du zénith à l'ombre où sombrent les jours mourants –

en tes substances souffle un vent

d'inconsciente éternité.


5

Comme le sang coagule en caillots,

ainsi pleuvent devant toi

ces quelques mots.

Bègue est l'être,

la pure parole émane seule de la loi.

Tenaces, mes organes me poussent à renaître

au jour le jour, mais déjà, s'apprêtent

à replonger dans le silence éternel.


Or donc, que d'ici là, chacun d'eux clame –

Parmi la foule de deux mille millions d'âmes,

toi seule entre toutes fus choisie,

toi sans pareille, toi

doux berceau, puissant tombeau, fleuve de vie,

ouvre-toi donc à moi !...


(Que ce ciel auroral monte haut !

Ses strates étincellent de nuées.

Aveuglé par tant de splendeur,

je suis perdu, je crois.

J'entends mon cœur, comme hors de moi,

battre et s'emplir d'échos.)


6

(chant subsidiaire)


(Le train m'emporte et me lance à tes trousses,

qui sait, peut-être, te trouverai-je avant demain,

peut-être alors ce front fébrile s'apaisera,

peut-être alors, tout doucement, tu me diras :


L'eau chaude coule à flots, prends un bain !

Puis sèche-toi dans le drap que voici !

La viande cuit, qu'elle apaise ta faim !

Là où je couche, c'est ton lit.)


Juin 1933





Gábor KARINTHY


Solitude assassine


Je suis si seul au monde que personne

n'est sur terre, plus que moi, solitaire.

Je ne sais si j'en souffre ou m'en réjouis,

un jour aux anges, un autre en enfer.


Parfois, je me sens resplendissant de vie,

ivre de force, de fougue et de flammes !

Et d'autres fois pesant à en périr,

morne bruine d'automne où vague l'âme.


Le printemps s'éternise. Le ciel, tout le jour,

embrume, lourd, la ville. Seul, se sentir

seul et tant pis, se le dire. – Mon feu maudit

ne s'avive ni n'en finit de froidir,


au cœur, au corps, ne tient chaud nulle part,

mais me consume en douce, sous des cendres

atones. – Oh, ne ferai-je jamais rien

d'autre qu'au matin, sortir de la chambre,


pousser la porte, puis bientôt de retour,

la refermer sur moi, – et jusqu'au soir,

répéter ce manège – sera-ce toujours,

à tout jamais pareil ?... Comment le croire ? !


(1933)




Miklós RADNÓTI


Ode Hésitante


Depuis long, si longtemps, je m'apprête à te dire

les constellations secrètes de mon amour ;

seul l'essentiel, de simples mots devraient suffire.

Mais tel l'être, tu es flux, flots, foisons, détours

en moi, et parfois même aussi sûre, éternelle,

qu'un nautile fossile au cœur d'un bloc de pierre.

Chamarrée de lune, la nuit fuse en plein ciel,

saisit rêves au vol, par nuées entières.

Or, je reste incapable de dire, désir vain,

le sens que revêt à mes yeux, quand je travaille,

ton regard protecteur que je sens sur ma main.

Qu'y peuvent les métaphores ? J'en file, en rimaille,

mais demain les démaille et reprends à zéro,

car je vaux ce que vaut mon poème, chers mots

dont la soif ne saurait me laisser en repos,

ne restât-il de moi qu'un crâne, quelques os.

Tu as sommeil et je me sens, de même, las –

que dire d'autre ? D'un air complice, chaque objet chante

tes louanges : ce demi-sucre en crisse encore, là,

près du miel qui en pleure une perle alléchante,

bille d'or pur où scintille un doux chatoiement,

alors qu'un verre d'eau tinte au lent déclin du jour,

heureux de vivre avec toi. Aurai-je le temps

de peindre sa joie, chaque soir, à ton retour ?

Le sommeil roule vers toi ses flots irréels,

te frôle, reflue, puis de plus belle, t'assaille :

tes yeux papillonnent, d'un battement m'appellent,

ta chevelure épand ses boucles en bataille

et tu t'endors. L'ombre de tes longs cils frémit.

Ta main, vers moi, se glisse, du bout des doigts m'effleure,

lors je m'endors aussi, en toi, mon monde ami.

Et j'entends d'ici s'infléchir, secrète à fleur

de peau, sillon de sagesse,

ta ligne de vie.


26 mai 1943





Zsuzsa RAKOVSZKY


Cliché instantané


Août Balcon Six heures du soir

le jour décline Je suis heureuse

et ne suis pas Planes les trajectoires

gèlent en vol La perspective

au loin m'aspire Je suis heureuse

et ne suis pas L'ombre des maisons là-bas

franchit déjà la route déclive

se glisse au bas du mur en contrebas

se hisse pas à pas Et tour à tour éteint

dans les vasques de pierre des balcons voisins

la verte et végétale incandescence Je suis heureuse

et ne suis pas Et maintenant faites mais faites

que rien n'arrive En moi sinon se briserait

l'équilibre que je crains tant de perdre

ce plan d'eau lisse et las de tout miroiter

sauf le vide immaculé Je suis heureuse

et ne suis pas je suis et ne suis pas

je suis heureuse et


1981



Né en 1967 à Bordeaux, Marc Martin a traduit de nombreux poètes hongrois outre ceux-ci. Il est l'un des douze invités de Traduire en vers ? publié en 2024 au Miel des anges.



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