Jacques Ancet


Cinq tangos


El Choclo


Avec ce tango qu'est gouailleur, gouape et crâneur

les ambitions de mon faubourg ont pris des ailes.

Avec ce tango fut le tango et sa clameur

est montée du quartier sordide jusqu'au ciel.

Charme troublant d'un amour qui se fit cadence

s'ouvrit sa voie sans autre loi que l'espérance,

mêlant rage et absence et la foi, la douleur,

pleurant dans l'innocenc' d'un rythme rigoleur.


Dans le miracle de tes notes et leurs promesses

sont nées sans y penser les nanas, les gonzesses,

lune des flaques, déhanchement, caresses

et un désir brutal dans la façon d'aimer.

Si je t'évoque ô tango bien aimé

je sens trembler une guinguette sous mes pieds

et j'entends ronchonner tout mon passé.

A présent que ma mèr' s'en est allée

je la sens qui vient à pas de loup m'embrasser

lorsque ton chant monte au son du bandonéon.


Caracanfunfa1 a pris la mer sous ta bannière

dans un Pernod mêlé Paris à Buenos-Aires,

tu t'es fait parrain du tombeur, de la putain,

marraine même de la môme et tu rupin.

Par toi flambeuse, frime, clodo, taule et dèche,

se firent un nom en devenant ton aventure,

messe de jupes kérosèn', couteaux, blessures,

brûlant dans les taudis et brûlant dans mon cœur.


Paroles : Enrique Santos Discépolo (1947)

Musique : Ángel Villoldo


1 Nom d'un personnage de fantaisie inventé par Discépolo.






A media luz

En demi-jour


Corrientes 3, 4, 8, Corrientes 3,4,8
segundo piso, ascensor. second étage ascenseur.
No hay porteros ni vecinos. Aucun voisins ni concierge.
Adentro, cocktail y amor. Dedans cocktail et liqueurs.
Pisito que puso Maple: Décoration de chez Maple :
piano, estera y velador, piano, tapis veilleuse et fleurs,
un telefón que contesta, un téléphone qui sonne
una victrola que llora un gramophone qui pleure
viejos tangos de mi flor de vieux tangos de toujours
y un gato de porcelana et un chat de porcelaine
pa' que no maulle al amor. pour pas miauler à l'amour.
 
Y todo a media luz, Et tout en demi-jour
que es un brujo el amor, c'est un sorcier l'amour,
a media luz los besos, demi-jour on s'embrasse,
a media luz los dos. demi-jour face à face.
Y todo a media luz Et tout en-demi jour
crepúsculo interior. crépuscule d'abat-jours
¡Qué suave terciopelo Qu'il est doux le velours
la media luz de amor! du demi-jour d'amour!
 
Juncal 12, 24 Juncal le 24 12.
Telefoneá sin temor. Téléphone, n'aie pas peur.
De tarde, té con masitas; La soirée, thé, petits fours;
de noche, tango y cantar. la nuit tango et chanteurs.
Los domingos, tés danzantes; Les dimanches, les thés dansants
los lunes, desolación, les lundis, désolation.
Hay de todo en la casita: Y a de tout dans la maison :
almohadones y divanes; des coussins et des divans,
come en botica, cocó; la coco y'en a toujours;
alfombras que no hacen ruido des tapis pleins de silence
y mesa puesta al amor. et la table pour l'amour.


Musique : Edgardo Donato Letra — Carlos Lenzi (1924)






La gloire


T'es rempli d'pognon, t'es un grand monsieur

mais ça marche pas avec moi mon vieux

avec ton amour et tes faux serments,

va donc voir ailleurs, là tu perds ton temps.

Depuis le début moi j'ai deviné

que c'que tu voulais c'était m'acheter

mais tu sais j'ai un sacré pedigree

à une autre port' vas-t'en donc frapper!


Mon p'tit vieux, salut, tu peux déguerpir!

ma jeuness' n'est pas fleur à boutonnière;

toute cette gloir' que tu viens m'offrir

garde-la plutôt pour une autr' rombière.

'L'a pas d' cann' mon mec, c'est pas un rupin

mais tu dois savoir que d'cœur il est plein;

je sais bien que j'suis tout entière à lui

y a qu'un' gloir' toujours c'est cell' de l'amour.


Je n'veux ni champagne ni bamboula

ni vivre en hôtel dit particulier,

et à la voitur' que tu m'offres là

je préfèr' l'auto que je vais louer.

Je vais te donner un conseil d'ami,

pour mettre un point à la conversation:

achèt'-toi un peigne et fais-toi sortir

un' bonn' fois l'idée de ton bourrichon.


Armando J. Tagini






Le p'tit Portègne

El Porteñito


Soy hijo de Buenos Aires,

por apodo "El porteñito",

el criollo más compadrito

que en esta tierra nació.

Cuando un tango en la vigüela

rasguea algún compañero

no hay nadie en el mundo entero

que baile mejor que yo.


No hay ninguno que me iguale

para enamorar mujeres,

puro hablar de pareceres,

puro filo y nada más.

Y al hacerle la encarada

la fileo de cuerpo entero

asegurando el puchero

con el vento que dará.


Soy el terror del malevaje

cuando en un baile me meto,

porque a ninguno respeto

de los que hay en la reunión.

Y si alguno se retoba

y viene haciéndose el guapo

lo mando de un castañazo

a buscar quien lo engrupió.


Cuando el vento ya escasea

le formo un cuento a mi china

que es la paica más ladina

que pisó el barrio del sur.

Y como caído del cielo

entra el níquel al bolsillo

y al compás de un organillo

bailo el tango a su "salú".






Je suis un fils de Buenos Aires

j'ai pour surnom le p'tit Portègne

le mec du coin le plus balèze

qu'on a vu naîtr' sur cette terre

Quand sur sa guitare vient râcler

un bon tango un d'mes copains

dans l'monde entier y'en a pas un

qui mieux que moi sache danser.


Y'en a aucun pour m'égaler

pour venir tomber les nénettes,

pur baratin, de la gonflette,

de purs bobards et c'est plié.

En lui faisant joli minois

jusqu'au trognon je l'entortille

et la marmite je f'rai bouillir

avec le fric qu'elle donnera.


Je suis la terreur des voyous

lorsque dans un bal j'apparais

puisque je n'ai aucun respect

de tous ceux qui sont tout autour.

Si y'en a un qu'est pas content

et qui cherche à fair' le malin

moi je lui flanque un sacré pain

et le renvoie chez sa maman


Quand le pognon il n'y'en a plus

je baratine ma copine

c'est la môme la plus maline

qu'au quartier sud on ait connue.

Alors le pèse de là-haut

dans ma poche tombe tout cuit

et sur un orgu' de Barbarie

à sa santé j' dans' le tango.


Paroles et musique : Ángel Villoldo (1903)


Porteños : nom des habitants de Buenos Aires






Mam'selle Yvonne


Mam'selle Yvonne était une minette

qui dans l' chouette quartier du vieux Montmartre

avec son air de joyeuse grisette

faisait danser les fêtes des Quat'z Arts.

C'était la môme du Quartier Latin

qui sut aux vers des rimes inspirer...

Mais un jour est venu un Argentin

et la Français' s'est mise à soupirer.


Madame Yvonne,

la croix du sud fut comme un signe.

Madame Yvonne,

comme un signe de ton destin...

Grise hirondelle,

ta peine est mon chagrin,

ta douleur est de neige...

Madame Yvonne.


Voilà dix ans qu'elle est venue ici.

Mam'selle Yvonne, aujourd'hui c'est Madame,

et voyant tout resté loin au pays,

avec des yeux tristes boit du champagne...

C'est plus la môme du Quartier Latin,

c'est plus la bath petit' fleur de lys...

L'a tout perdu... y compris l'Argentin

qui, tango maté, l'a volée à Paris.


Paroles : Enrique Cadícamo

Musique : Eduardo Pereyra (1933)




Jacques Ancet, qui a fait cadeau de ces cinq tangos traduits par lui, est l'auteur d'une cinquantaine de livres (poèmes, romans, théâtre, essais). Il a traduit de nombreux poètes, et notamment Jean de la Croix, Francisco de Quevedo et Luis de Góngora. Il est l'un des douze grands poètes-versificateurs invités dans Traduire en vers ?



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