Jean-Luc Moreau


Jean-Luc Moreau, né en 1937, a publié des livres de poèmes, des récits, des anthologies, et beaucoup traduit de plusieurs langues : allemand, russe, finnois, estonien, hongrois, anglais, français médiéval, et d'autres sans doute. Il est l'un des douze traducteurs virtuoses invités dans Traduire en vers ?, publié au Miel des anges.



Der Panther

Im Jardin des Plantes, Paris


Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe

So müd geworden, dass er nichts mehr hält.

Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe

Un hinter tausend Stäben keine Welt.


Der weiche Gang geschmeidig starker Schritte,

Der sich im allerkleinsten Kreise dreht,

Ist wie ein Tanz von Kraft um eine Mitte,

In der betäubt ein grosser Wille steht.


Nur manchmal schiebt der Vorhang der Pupille

Sich lautlos auf —. Dann geht ein Bild hinein,

Geht durch der Glieder angespannte Stille —

Und hört im Herzen auf zu sein.



La panthère

Jardin des Plantes, Paris


Elle a tant vu les barreaux qui défilent,

Son œil est vide à force d'être las.

Mille barreaux forment le monde, mille

Barreaux sans rien, semble-t-il, au-delà.


Des pas légers l'élastique puissance

Dans le petit espace en mouvement,

C'est, dirait-on, de la force qui danse

Et cerne au centre un grand vouloir dormant.


Seul le rideau parfois s'ouvre en silence

De la pupille ; et le monde capté

Dans le calme tendu des nerfs s'avance

Et cesse en son cœur d'exister.


Rainer-Maria Rilke



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Chanson russe


1.


Tombe, tombe la neige blanche...

Pourquoi, belle, avec ta palanche

N'oses-tu pas

Y faire un pas ?

Comme un pope sur un cercueil,

Le vent chante son chant de deuil,

Et rôde...

Près du portail aux ais de chêne,

Le molosse en rongeant sa chaîne

Clabaude.


2.


Mais si ton œil s'emplit d'effroi,

Ce ne sont, belle, ni vent froid

Ni chien de garde

Que tu regardes.

Plus blanc que neige, ton ami,

Ton ami qu'en terre on a mis

S'approche...

Il te montre l'anneau sacré ;

Il te fait d'avoir parjuré

Reproche.


Mikhaïl Lermontov


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Je ne sais...


Je ne sais pour autrui ce qu'est cette campagne,

mais ce petit pays, c'est le mien que les flammes

cernent, c'est l'univers qui berça mon enfance,

c'est lui qui m'engendra comme l'arbre la branche,

et puisse aussi mon corps un jour y reposer.

Ici, je suis chez moi : ce buisson à mes pieds,

son nom, je le connais, je connais la couleur

de ses fleurs et le nom de tous les promeneurs,

et par un soir d'été je connais la raison

de ce flux de douleur empourprant les maisons.

Le pilote ne voit qu'une carte, il se sait

dans quel village ici Vörösmarty vivait ;

lui ne voit qu'un schéma d'usines, de casernes,

moi ce grillon, ce bœuf, ce clocher, cette ferme ;

lui ne voit que l'usine et que le quadrillage

des champs, moi l'ouvrier tremblant pour son ouvrage,

la forêt, le verger, cette vigne, ces tombes,

cette femme à genoux qui sanglote dans l'ombre ;

dans son collimateur, lui voit la voie ferrée,

moi le garde-barrière et toute sa nichée,

qui drapeau rouge en main de loin me fait bonjour ;

l'usine ? un bon gros chien s'y roule dans la cour ;

et nos vieilles amours, c'est là, sous ces charmilles,

qu'ont éclos leurs baisers de miel et de myrtille ;

près du bord du trottoir, en allant à l'école,

marcher sur tel pavé m'éviterait la colle,

pensais-je, et ce pavé je puis le retrouver...

mais un tableau de bord fait-il voir un pavé ?


Notre peuple est coupable autant certes qu'un autre

et nous savons fort bien ce que fut notre faute ;

des ouvriers pourtant, des poètes sont là,

des enfants nouveau-nés dont l'esprit mûrira,

qu'on cache dans la cave en attendant le jour

où la paix fera signe et sera de retour...

A nos cris bâillonnés répondront ces voix nouvelles...

O nuage, grande nuit, recouvre-nous de ton aile !


17 janvier 1944


Miklós Radnóti (1909-1944)


*  *  *


Eletelephony


Once there was an elephant,

Who tried to use the telephant —

No ! no ! I mean an elephone

Who tried to use the telephone —

(Dear me ! I am not certain quite

That even now I've got it right.)


Howe'er it was, he got his trunk

Entangled in the telephunk ;

The more he tried to get it free,

The louder buzzed the telephee —

(I fear I'd better drop the song

Of elephop and telephong !)



Le téléphant


Il était un éléphant

Qui décrocha le téléphant —

Non, je veux dire un éléphone

Qui décrocha le téléphone

(Mon Dieu, que ces mots sont étranges !

Pardonnez-moi si je mélange...)


Bref, toujours est-il que sa trompe

Se coinça dans le téléphompe :

Plus le pauvre tirait dessus,

Plus grésillait le téléphus

(Mais je renonce à cette histoire

D'éléphone et de téléphoire).


Laura E. Richards


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La rime


La rime, quoi qu'on en dise,

N'est pas marotte ou grelot,

Fanfreluche, mignardise,

Amusette ou bibelot.


La rime, quoi qu'on en pense,

N'est pas le bijou d'un sou,

Le joujou, la récompense

Que guigne un poète saoul.


Ne crachez pas sur la rime.

Fi de vos sévérités !

L'oracle en rimant s'exprime.

La rime a ses vérités.


C'est la rime qui relie

Le majeur et le mineur,

Qui rapproche et concilie

Le bonheur et le malheur.


C'est la baguette magique

Qui fait sortir du chapeau,

Au hasard de sa logique,

La colombe ou le crapaud.


La rime c'est la boussole,

Le pilote inattendu

Qui mène les vierges folles

Au port des enfants perdus.


Accepte que cette étoile

T'égare, mais au plus près

De toi-même et te dévoile

Tes rêves les plus secrets.


La rime te fait connaître

Ce que ton ne œil ne peut voir,

Ce que dès avant de naitre

Tu savais sans le savoir.


Jean-Luc Moreau



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