René Bouchet et moi avons suivi ensemble les cours de Chrìstos Papàzoglou aux Langues-O il y a quarante ans. Après quoi il a enseigné le grec, tout en édifiant une œuvre de traducteur imposante. Spécialiste incontesté du grand Papadiamàntis, il a également traduit plusieurs classiques du XXe siècle (Kazantzàkis, Karagàtsis, Kòndoglou, Terzàkis, Theotokas) ainsi que des contemporains comme Vassilikos et Kiourtsàkis. On est impatient de lire son anthologie de nouvelles, La Grèce de l'étrange, annoncée pour bientôt. En attendant, il nous fait cadeau d'une nouvelle de Papadiamàntis inédite en français.
— Alors, il est mort ?... Vraiment mort ?
— Il vient de rendre l'âme.
— Il a reçu la communion ?
— Et on va l'enterrer religieusement ?
— Il a quand même survécu quinze heures !
Ce matin-là, ces paroles ailées qu'échangeaient des voisines volaient de porte en porte, de balcon en terrasse, du rez-de-chaussée à l'étage. Une curiosité sans frein se répandait dans l'air avec légèreté.
— La pauvre mère ! Elle pleure en se frappant la poitrine !
— Le malheureux père est absent.
— On ne lui a pas télégraphié de venir ?
— Si, on dit qu'on lui a télégraphié.
— Mais où est-il ?
— À Livadia, qu'on m'a dit. Ou à Lidoriki.
— Mais non, c'est à Amfissa qu'il est, pas à Livadia !
— À Santorin, pas à Amfissa !
— C'est la pauvre mère qui encaisse tout ce malheur.
— Il n'a même pas eu pitié de sa jeunesse ! Un garçon de dix-huit ans !
— Un beau garçon, en plus de ça ! Quand il passait dans la rue, il avait un air modeste, pensif...
— Avec seulement quelques poils de barbe ! Dire qu'il a foutu sa vie en l'air pour ça !
— Il s'est frappé au ventre, je crois ?
— À l'estomac, et il s'est porté un autre coup plus haut, à la poitrine, près du sein.
— Dans le bas-ventre, pas à la poitrine !
— Avec un couteau ?
— Avec un couteau.
— Il aurait mieux fait de se frapper à la jambe !
— Il s'est poignardé chez lui ?
— Non, dans le quartier de l'Observatoire.
— Près du Théséion, pas à l'Observatoire !
— Il a survécu quinze heures, c'est ça ?
— Tout à fait, depuis hier soir jusqu'à ce matin.
— Il avait pris la chose trop à cœur, c'est sûr. Vous savez de qui il s'était entiché ?
— De la petite brunette !
— Tu as vu comme elle est noiraude ! A part ça, elle est mignonne, faut bien dire.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il se passe ? se mit à demander une femme mal lavée et mal coiffée qui venait de sortir de son rez-de-chaussée.
— Mihalakis s'est tué.
— Qui ça, Mihalakis ?
— Le fils de madame Vassiliadi. Il passait sans arrêt par ici.
— Ah bon ! Le fils de madame Vassiliadi ? Et pourquoi il s'est tué ?
— Tu débarques, ou quoi ? Tu n'as pas entendu parler de ça ?
— Non. Et pourquoi il s'est tué ?
— Tu veux que je te dise ? Par amour, le malheureux.
— Et c'est qui, celle qu'il aimait ?
— On va l'enterrer religieusement ? Le métropolite a donné son autorisation ?
— Le pope, le père Grigoris, lui a dit : je ne te donne pas la communion si tu ne te confesses pas...
— Et qu'est-ce qu'il a répondu ? Il a pu parler ?
— Il lui a répondu : Mon père, je suis le seul fautif. J'ai agi seul, en toute liberté. J'étais libre de mes actes.
— Il en était vraiment toqué. A ce qu'on dit, il l'aimait depuis qu'elle était petite.
— Il l'aimait depuis qu'il avait douze ans. Lui, douze, et elle, onze.
— Il ne s'en cachait pas, il était amoureux fou. Maman, je l'épouserai ou je me tuerai, qu'il disait.
— Il l'a dit et il l'a fait.
— Quand même, aimer à ce point !
— Et elle, est-ce qu'elle l'aimait ? eut le temps de demander la femme mal lavée, la dernière à être sortie de chez elle, près du portail de la cour, pour se joindre aux trois ou quatre voisines déjà en grande conversation depuis leur balcon ou leur fenêtre, comme des hirondelles depuis leur nid accroché sous l'auvent d'un toit.
— C'était quand même un beau garçon ! Quel dommage !
— Et la petite, elle a quitté le quartier ?
— Elle s'appelle Nania, je crois, non ? C'est une nièce de madame Panayoti qui l'a prise chez elle parce qu'elle n'a pas d'enfant.
— Ah bon ! C'est une nièce de madame Panayoti !
— Une fille brune, pâle, mignonne, sympathique. avec de grands yeux, un regard assassin.
— Qui en a tué au moins un !
— Elle a quitté le quartier avec sa mère, il y a cinq ou six mois.
— Comment ça, avec sa mère ? Avec sa tante, sa mère adoptive !
— Et elles sont allées s'installer près d'ici ?
— Ma foi ! Peut-être plus haut, à Néapoli.
— Non, à Kolonaki, pas à Néapoli.
— Alors, elle ne l'aimait pas ? demanda à nouveau la mal coiffée.
— C'est qu'elle avait plus d'un galant. Elle faisait des journées chez plusieurs patrons.
— C'est pourtant une fille qui ne doit pas avoir plus de seize ans.
— Elle doit bien en avoir dix-sept.
— Oui, dix-sept ou dix-huit, à peu près.
— Est-ce qu'au moins, elle ira pleurer sur son cercueil ? sur sa tombe ?
— Quand est-ce qu'on l'enterre ?
— On va le veiller ou l'enterrer, ce soir ?
— Il se pourrait qu'il ne soit pas encore mort pour de bon. On a dit qu'il était encore à l'agonie.
— Il a rendu l'âme, ma belle, on est en train de l'habiller. Tu ne risques pas de le ramener à la vie !
— Ah, la pauvre mère !
Au coin de la rue, à gauche, dans une étroite ruelle, se trouvait une petite maison coquette qui appartenait à la famille du suicidé.
La famille logeait au rez-de-chaussée.
La pièce dans laquelle on avait couché le défunt avait deux fenêtres entrouvertes sur la rue, devant lesquelles s'était formé un attroupement de femmes et d'enfants, de voisins et de passants. Deux cierges brûlaient de part et d'autre de la dépouille mortelle, qui reposait sur un lit au milieu de la pièce. Sa mère ne cessait de pousser des sanglots déchirants. Huit ou dix personnes, des parents ou des proches, se tenaient debout autour du lit funèbre. Quatre ou cinq femmes étaient assises tout autour.
Dehors, tous les passants s'arrêtaient pour jeter un coup d'œil. Les femmes du quartier, voyeuses insatiables, essuyaient sans arrêt des larmes de crocodile. On les entendait chuchoter.
— Quel malheur, un si jeune garçon !
— Il n'a pas eu pitié de sa jeunesse !
— Qu'est-ce que son visage a changé !
— On dirait qu'il dort !
— Qu'il va nous adresser la parole !
— Si au moins il pouvait parler à sa mère pour la consoler !
— Il aurait pu ne pas se frapper si fort !
— Ou prendre un revolver. La balle l'aurait peut-être à peine effleuré.
— S'il avait bu une potion de la pharmacie, on lui aurait donné un antipoison.
— S'il avait avalé des allumettes, on lui aurait donné un médicament pour le faire vomir.
— Quel malheur !
— Ah, la pauvre mère !
Le lendemain matin, trois jeunes femmes, quatre ou cinq fillettes de cinq à dix ans et une plus âgée se tenaient sur une terrasse donnant sur la cour voisine. En se penchant un peu sur le côté, on apercevait le portail, orienté à l'est, l'angle sud-est et le petit clocher de l'église paroissiale du quartier.
— On l'amène, ça y est !
— Il y a pas mal de monde !
— On voit le couvercle, les lanternes et la croix !
— Tiens, voilà les popes !
— Où est le cercueil ?
— Mon Dieu, que de fleurs ! Ah, le voilà, le voilà !
— Où est-ce qu'il est, maman ? Où est-ce qu'il est ?
Une petite fille, collée à la rambarde, l'escaladait et se penchait en avant, avide de tout voir, au risque de tomber.
— On ne voit pas bien. Il y a du monde devant... Ils pourraient quand même s'écarter un peu !
— Mettez-vous de côté, bon sang !
— Tiens, on l'introduit dans l'église !
— On n'a pas bien vu.
— Moi, je n'ai rien vu, maman !
— On le verra quand ils le sortiront ! Ils vont prendre la rue qui descend.
— Ils vont l'amener au cimetière du bas ?
— Peut-être à celui du haut. Ils n'arrêtent pas de changer le trajet des enterrements...
— Qu'est-ce qu'il y a comme monde qui entre dans l'église !
— Tiens, voilà son frère, soutenu par deux amis.
— Où est-ce qu'il est, maman ? Où est-ce qu'il est ?
— On est en train de le faire entrer dans l'église.
— Ils entrent tous, mais on n'a pas vu sa mère.
— Comment veux-tu la voir, avec tout ce monde ?
— Ah, la pauvre mère !... Jeune comme il était, ça aurait dû le retenir !
— Le père n'est pas là, paraît-il.
— C'est cette pauvre mère qui encaisse tout ça !
On entendit, à travers la porte qui donnait sur la terrasse, les pleurs d'un enfant.
— Il y a ton fils qui pleure, Stamatoula !
— Qu'est-ce que j'y peux ? Si je me penche avec lui depuis la terrasse, il va avoir le vertige. Et moi, je ne verrai plus rien. Il peut pleurer tant qu'il voudra !
On se bouscula devant les deux entrées de l'église, le portail, à l'est, et la porte de côté. Des gens entraient ou sortaient au pas de course.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Il se passe quelque chose, mais va savoir quoi !
— Pour qu'ils courent comme ça, c'est sûrement que le père du mort vient d'arriver.
— Ils lui ont télégraphié ? Et il a eu le temps de venir ?
— Et si c'était la mère qui se serait évanouie ?
— Mais pourquoi les gens se mettent à courir comme ça ?
— À moins qu'un enfant soit tombé de la tribune des femmes. J'entends comme des cris, comme des pleurs.
— De la tribune des femmes ?
— Quand je pense que Théodora, qui a été témoin à mon mariage, est allée à l'église ! Elle n'y tenait plus, elle voulait voir. Enceinte, en plus de ça, et avec un enfant dans les bras.
— C'est peut-être l'enfant qui lui a échappé, à un moment où elle se penchait pour voir.
— Arrête de nous raconter des salades, puisque tu n'as rien vu !
— Je ne sais pas, moi. Il y a pas mal de femmes qui sont montées sur les stalles, derrière le chantre, pour mieux voir. Mais je pense que Théodora a dû monter dans la tribune des femmes.
— Les voilà qui courent encore !... La mère du mort a dû s'évanouir... Je suis sûre que c'est ça !
— Ecoutez, je vais vous dire, moi... Et si cette Nania, la noiraude, la chérie du mort, était venue ?... Puisqu'on dit que c'est pour elle qu'il s'est tué.
— Elle s'est peut-être jetée sur le cadavre en s'arrachant les cheveux !...
— Qui sait ?... Bon sang, si j'avais su, je serais allée à l'église !...
— Va savoir !
— Tiens, c'est tonton Libéris ! Hé, Libéris, Libéris !
La petite fille avait vu parmi la foule rassemblée devant l'église un parent de sa mère et s'était mise à crier à tue-tête :
— Tonton Libéris ! Tonton Libéris ! Hé, tonton Libéris !
Mais l'homme qu'elle appelait ne pouvait entendre la voix de l'enfant, couverte par le vacarme.
— Tonton Libéris ! Tonton Libéris ! Tu n'entends pas ?... Tonton Libéris ! Tonton Libéris !
Elle criait pour qu'il vienne leur dire ce qu'il s'était passé dans l'église, d'où provenait cette agitation qu'elles croyaient avoir remarquée. Mais il ne s'était probablement rien passé et, même s'il avait entendu les cris de sa jeune nièce, l'oncle Libéris n'aurait rien eu à leur dire.
— Mais pourquoi il n'entend pas ? Il est sourd ou quoi ?
— Ils en sont aux derniers adieux. Rassurez-vous. Ils vont sortir. Ils ont commencé à donner le baiser au mort.
— Comment tu le sais, toi ?
— Ils sortent de l'église un à un. Ils baisent les icônes... Ils vont le sortir lui aussi.
— Est-ce qu'ils vont le sortir bientôt, mamie ?
— Ne t'inquiète pas, ça va venir.
Les pleurs de l'enfant reprirent, juste au-dessous de la terrasse
— Stamatoula, tu n'entends pas ? Le gamin s'est remis à pleurer !
— Il pleure, et après ? Si je le penche depuis la terrasse, il a le vertige. Et je ne verrai plus rien.
— Tiens, voilà qu'ils sortent.
— Mais pourquoi ils mettent tout ce temps ?
— C'est vrai qu'ils ne se pressent pas.
— Ils vont quand même finir par sortir !
— On va le voir, maman ? Et moi, je le verrai ?
— Ils vont bientôt sortir.
— Mais pourquoi ils traînent tant ?
— Ils ont pris la croix et les lanternes.
— Les voilà qui sortent.
— Avec les popes !
— On va voir sortir le corps !
— Où il est, maman ? Où il est ?
— Tiens, le voilà !
— Qu'est-ce qu'il est devenu noir ! C'est sûrement à cause du coup de couteau. C'est parce qu'il s'est vidé de son sang qu'il est tout noir.
— Maman !... Maman ! Je n'y vois rien !
— Tiens regarde par-là. Tiens-toi bien, ne te penche pas.
— Si jeune, c'est pitié !
— Et sa pauvre mère !
— La voilà ! C'est la femme en noir, toute fluette. Elle monte dans la voiture, avec deux autres...
— Où elle est, maman ?
— Elle est montée, ils s'en vont.
— Ah, la pauvre mère !
— Quel malheur, un si jeune garçon !
— Que Dieu lui pardonne !
— Que Dieu lui pardonne !
Le tourment du malheureux touchait à son terme.
Il partit dans l'autre monde avec l'espoir d'y trouver un peu moins de curiosité.
(1900)