Née en 1969, Anne Barbusse est poète. Elle a publié dans un grand nombre de revues et accueille sur son blog, Terre à ciel (terreaciel.net) les poèmes des autres à côté des siens. Elle a choisi d'offrir à volkovitch.com des extraits d'Exil à la naissance, de Yòrgos Ch. Stergiòpoulos, poète né en 1985, inédit semble-t-il en français. Bienvenue à tous les deux.
Nous sommes enfants illégitimes
du paradis et de l'enfer.
Nous avons survécu. L'arbre
nous l'avons chargé sur l'épaule,
nous avons revêtu des feuilles de vigne,
nous nous sommes exilés, une fois hommes.
La dernière marche
Quel est-il, quel qu'il soit, l'enfer, à côté de la vie à laquelle on m'a contraint ! L'existence entière, une larme. La joie et la tristesse, la souffrance et la rédemption jaillissent des yeux. C'est en pleurant que les bébés accueillent ce monde, aveugles et sans défense, rampent dans la fange de la vie, tâtant du bout des doigts l'avenir - quête vaine du bon chemin.
Mes bons reptiles, le ventre est dur, il ne connaît que ce qui l'écorche. L'unique destin, que nous soyons mangés par nos enfants, et eux par les leurs. Mais, quand tombe le rideau, repu, seul le temps quitte la fête.
J'ai fermement arrimé le corps. Un pied sur le rocher de la veille et l'autre dans l'eau trouble du lendemain. Je crains chaque pas. Le rocher est glissant et dans l'eau trouble habitent d'effrayantes sirènes, vêtues du blanc de la jouissance. De leur bouche coule le chant de l'éternel mais, quand tu les embrasses, leurs lèvres dispensent le poison de la soumission.
La dernière main que j'avais à proposer au monde, je l'ai noyée dans la mer ultime refuge de l'âme et j'ai rejeté le poids sur mon pied de devant.
Premier jour, dimanche. Je porte des couleurs sombres. Ce jour m'a mis à genoux.
Alentour la nuit, femme trompée.
Sur le ciel elle s'étend, un rêve
frais sur son visage.
Elle se tourne. La robe noire,
emmêlée dans ses jambes.
Elle se retire et, de la lèvre du ciel,
surgit le drap bleu.
Ce que craint le cauchemar :
la venue de l'azur,
cette lumière qui se lève.
Crains les dimanches. Ils sont enceints du lundi.
Tel un serpent, le chemin sort
du cordon ombilical. Il s'étend
devant moi, éternel et changeant.
Tout entier issu des entrailles.
Adieu, explorateurs.
Tous, nous n'arpentons que nous-mêmes.
Les quatre saisons
À mi-parcours, alors que l'été n'a pas vraiment commencé, une jeune fille s'est levée — personne ne la connaissait, mais en vérité, connaissons-nous jamais personne ? — elle a secoué quelques années de son corsage (résidu de la boulimie juvénile), elle a descendu les souvenirs du local à bagages, «J'ai été ravie», dit-elle à ses compagnons de voyage, et elle s'est apprêtée à descendre. Comme si la vie avait ralenti, elle a regardé en arrière, en souriant a disparu dans la lumière de la porte de débarquement.
J'ai regardé par la fenêtre. Déjà l'automne. Des hommes sur le quai fument le soleil rayon par rayon, peut-être se défoncent-ils au ciel. Ils éteignent leur mégot sous leur talon, soulèvent un sac à dos de contraintes, boivent une gorgée de l'eau de l'oubli et, nonchalamment, se déplacent vers les wagons. Soldats d'une guerre pour laquelle ils ont été mobilisés dès l'enfantement. A l'extérieur des grilles, quelques enfants courent sur les feuilles jaunies, inconsciemment faisant feu avec leurs doigts sur le monde.
Dieu a façonné l'automne pour que les enfants apprennent à être tristes et le printemps, à espérer. Mais quand on espère au passé, c'est comme si on remonte un vieux jouet démantibulé et qu'on veuille, cette fois, en jouer différemment. Ainsi on remonte aussi l'espoir, avec les yeux, sans cesse, du regard au toucher, et du toucher à la mort. En entendant toujours le même chant triste, les mêmes dissonances, sans changement.
Les hommes n'oublient pas, c'est juste qu'ils ne vivent pas suffisamment pour voir l'ouvrage commencer depuis le début.
Maintenant, dans la vieillesse de l'hiver, chaque soir je décloue les tableaux du salon. Je suspends, à leur place, des miroirs verticaux, j'accroche au-dessus, couronne d'épines, un nœud coulant. Pour remplir la maison de pendus, au cas où je parviendrais à me mettre en fuite moi-même. Et parmi les livres, je relis, continuellement, la Solitude. Chaque lecture en est différente, avec quelque chose de nouveau à l'intérieur, encore changé. Peut-être parce que, à force d'être utilisé, le livre comporte désormais des miroirs en guise de pages et, ainsi, il s'écrit chaque fois depuis le début.
Et plutôt que de collectionner une journée, l'affliction d'une étreinte, un regard superficiel à avoir à payer dans la vieillesse, je me suis dépouillé dans la quête, les yeux fixés sur la représentation de l'avenir. Le passé entier, un cahier plein de ratures et de corrections sur des romantismes mal orthographiés. Chaque homme un mot, chaque arrêt une page, et tous se raturent eux-mêmes. Comme le cahier se ferme, ils courent, dans l'obscurité, pour être corrigés de quelque chose d'autre.
Je me souviens de la jeune fille criant depuis le quai de la gare : «aime jusqu'aux pierres, entends-tu ? Tu as moins de temps que tu l'imagines et, pour la plus grande partie, tu l'as déjà hypothéqué» et elle avait toute entière pris feu, elle resplendissait tout en disparaissant jusqu'à ce que plus rien ne demeure, excepté cendres et ombre.
Tout ce qui prend feu resplendit. Et, en s'éteignant, la fumée va toujours vers le haut. Et si nous ne sommes pas suffisamment divins pour emplir d'amour tous les hommes, essayons au moins ceci : emplir d'hommes tout l'amour qui reste. Ainsi, un jour, nous fabriquerons notre propre paradis.
À nouveau, le printemps. Comme si nous ne vivions jamais l'hiver. De cette erreur, je nous en veux depuis lors.
Cantiques de l'absurde
à Albert Camus
I Le cantique de l'absurde.
Tu commences des Odyssées
et tu vois
que les Ithaques changent constamment de place.
II Le cantique de la vanité.
La mort prend tes mesures
et toi de t'inquiéter
de quoi tu auras l'air dans ton costume.
— Comme le mort est beau.
Simplement, paysage.
III Le cantique de la foi
Tu fais confiance à l'amandier
alors que l'hiver tout autour
continuellement t'humilie.
IV Le cantique de la défaite
Te voilà à errer nu
tandis que tous autour se déguisent
en victoires.
— L'échec aussi fleurit, simplement en mauve.
V Le cantique de l'amour
Tellement à toi
que tu l'as brisé dans l'étreinte.
— Malheur à tous ceux qui aiment !
Ils ont des pieds courageux,
mais ils marchent sur une terre lâche.
VI Le cantique de l'existence
Ce que nous sommes :
une petite vie sur de hauts talons.
Désespérée de paraître sur de la poussière.
Les étrangers
J'aime les hommes
que je n'ai pas connus. Exactement
comme on en a besoin : un regard, au retour
aussi un contact, plein de conte de fée
sans que jamais il n'acquière la maturité d'une histoire.
J'oublie les hommes, livres
que je n'ai pas terminés. Ils portent
trois têtes. L'une, enfer,
l'autre, purgatoire, et un paradis
dans un emballage de promotion.
Pour l'un, les deux sont en cadeau.
Ode aux héros vaincus
Les hommes qui aiment, crains-les. Ils espèrent encore. Ils s'endorment l'âme ouverte, dans l'obstination de l'hiver. Pieds nus ils se promènent au-dessus des opinions des hommes, chantent fort, combattent des dragons et dansent dans les ruelles, sautant par-dessus des aiguilles et des décombres comme les enfants surmontent les grilles du terrain vague ou conquièrent de très hautes tours.
Le soir, quand tombe la foudre, timidement entre eux ils murmurent. Ensuite ils pleurent avec des sanglots, grandissent, se font pousser la barbe, se grattent les rides sur le front et, sans toit dans le temps, se pendent à un nœud coulant dans l'armoire. Ils lissent leur visage de demain, afin de survivre.
C'est à eux que je m'adresse ; les autres, vous n'avez pas besoin de moi.
La révolution des œillets
Portugal, 25 avril 1974
Ce n'est la guerre de personne. Seulement des hommes
ivres de colère et de sang et de gloire ;
à côté resplendit indifférent le jasmin.
Ce n'est la victoire de personne. Seulement des œillets,
ce qu'a dressé, fleurie, la révolution,
consacrant comme vase, de chaque canon, l'orifice.
N'ayez pas peur ! N'ayez pas peur, avec quoi
vous tireraient-ils dessus, avec le printemps ?
Vous en fleurirez davantage.
Le premier jour
Il y a eu une belle journée. Le soleil levant mangeait peu à peu le soir depuis les extrémités, les abeilles partaient nonchalamment vaquer à leurs travaux et les arbres, tous en assemblée, les mains hautes. Leurs feuilles, sur pied, attendent le soleil pour se mettre au travail. Dans les recoins la terre, étendue sur le ventre, mal réveillée ; son dos fait frissonner du bout des doigts les rayons et se dressent des myriades de fleurs, des milliers de couleurs.
Et il s'est alors passé ceci. Soudain le soleil a attrapé le pinceau et a commencé à badigeonner de lumière la création. Les nuages sont apparus ensanglantés, leurs flancs troués par des lances d'or. Un courant impétueux de vie a soufflé d'une fenêtre que quelqu'un a laissée entrouverte le temps de l'amour, il a couru rapidement à travers les doigts des arbres, et, en allers-retours, sur la terre et sur la mer furieuse, où des milliers de moutons avançaient là où le vent les pousse.
À cet instant exactement, il a commencé à pleuvoir et j'ai senti que se libérait le malheur du monde entier. Un enfant a ri inopinément, comme s'il m'offrait quelque chose ou apportait de bonnes nouvelles depuis un temps lointain. L'haleine qui soufflait emportait en poussière ma peau, en aspergeait la création et celle-ci étincelait davantage, s'humidifiait et devenait fertilisant.
«Où vais-je, mère ?» ai-je demandé avec angoisse. «Au lieu auquel tu appartiens», m'a-t-elle répondu, «mais, je me disperse», lui ai-je dit, et celle-ci, alors, a fabriqué un récipient de ses deux mains, a pris une poignée de terre et l'a laissée couler lentement entre ses doigts. «Mais que dis-tu ?», a-t-elle répliqué, «puisque tu es là entièrement, dans mes bras».
Disperse-toi par-dessus
la mort. Qu'elle s'habille de toi,
que ce ne soit toi qui t'en revêtes,
ce n'est qu'ainsi qu'elle vient sur mesure.
Exil à la naissance (traduction Anne Barbusse).