Voici le Kalamas, cet obscur Achéron.
Lord Byron
En ce temps-là, j'avais l'habitude de passer mes journées - mes mois et mes années - sur un petit plateau, dans les prairies du monastère. D'un côté se trouvait, au pied d'une colline, le vieux monastère et de l'autre, au bord du ravin, une couronne de rochers. De là-haut ton regard pouvait se perdre vers l'ouest dans la plaine de Dropull où scintillaient les eaux du Drino et plus loin encore, jusqu'aux montagnes de Gjirokastër et de Tepelenë. À l'époque, à pareille heure, ces montagnes geignaient tant et plus des bombardements, mais à présent, elles restaient coites dans le feu paisible du soleil couchant. En face, Mourgana restait coite elle aussi, lavée par les pluies, et tu pouvais distinguer jusqu'au plus petit sapin et même l'herbe tendre qui verdissait par endroits sur ses pentes.
Ce pourquoi je préférais ce promontoire est qu'il se situait à l'écart et cela m'arrangeait, car je n'avais pas de la sorte à tourner en rond sans travail au milieu des gens du village. Ce n'est pas qu'ils se tuaient à la besogne, sûrement pas. Les meilleurs avaient disparu dans les guerres, les plus capables dépérissaient dans les usines d'Allemagne et dans les mines ou défrichaient la pampa en Australie. Nous étions peu nombreux à être restés et le marasme nous dévorait. Certains se cuitaient à coups d'ouzo sec du matin jusqu'au soir, trituraient dans leurs mains des cartes pleines de graisse et se mouchardaient sauvagement les uns les autres auprès des autorités, comme s'ils avaient distillé en eux tout le poison de cette époque. Une goutte, un mot de leur part, soi-disant innocent, suffisait à te paralyser à l'idée qu'il n'avait pas été dit au hasard : «L'oisiveté est la mère de tous les vices, maître» ; à croire qu'ils étaient calés en grec ancien.
Là-bas, selon l'humeur et le moment, je pouvais m'allonger dans l'herbe, sous l'antique noyer des moines, ou combler mes lacunes en lisant encore et encore l'un de mes cinq ou six manuels scolaires, ou bien flâner autour des cellules en ruines où des figuiers sauvages et des orties avaient poussé. Le matin, j'avais l'habitude de m'asseoir sous le Branchon, un chêne dans le col, derrière le monastère, pourvu de bancs cloués à ses racines et faits de bûches taillées à la hache, où un tas de noms gravés l'un par-dessus l'autre étaient devenus illisibles. Là, dans les années d'Occupation, les hommes se rassemblaient, enfin les plus vieux, autour de papa-Cartouche. Ce n'était pas ça, son nom à lui, mais c'est ainsi que tous le désignaient, y compris l'évêque de Tepelenë qui lui faisait passer à tout bout de champ des messages par l'intermédiaire d'un gars du coin, quand il fallait préparer des papiers de mariage :
— Et dites à ce pope, papa-Cartouche, que je vois bien qu'il est tout le temps fourré avec ceux qui chantent «Vous, qui êtes tombés, victimes1...» et qui dansent le tsamiko2. À quoi joue-t-il, maintenant, dans ses vieux jours ? À papa-Flessias3 ?
Une fois, il l'avait fait appeler au sujet des biens du monastère et il lui faisait des remontrances, parce que ce n'était pas correct que lui, un pope... Alors le pope se tourna vers la porte vitrée du balcon et lui montra les partisans rassemblés sur la place du marché :
— Tu les vois, ceux-là, avec leurs fusils ? C'est au tribunal populaire que je vais t'envoyer.
Et l'évêque de ramener la discussion aux terres du monastère. Les hommes se rassemblaient donc là, au Branchon, et leur regard se perdait à l'est dans les ondulations des collines où se battaient les nôtres contre ceux de l'Edes. Les mortiers claquaient par grappes et les mitrailleuses tiraient loin, aussi loin que le Kalamas. Il y avait toujours un gars du coin, de la réserve, qui revenait de là-bas pour changer d'habits, prendre du pain et repartir au matin. Il apportait aussi les nouvelles - des histoires à te faire perdre la raison - selon lesquelles nous devenions pires que les Allemands, qu'ils prenaient les blessés et qu'ils leur faisaient creuser leur tombe... Ils disaient ça vaguement, sans plus de détails, et nous tous, bien sûr, nous songions aux autres que nous haïssions encore plus. Mais je me souviens de l'un d'eux, il venait d'arriver à bout de forces ; papa-Cartouche le prit à part derrière le sanctuaire de l'église et le xagorévé4 :
— Qu'est-ce que tu racontes, mon enfant ? Ce sont ceux de l'Edes, hein ? Ça doit être Gakias.
— Gakias, mon père ? L'Edes ? Non, ce sont les nôtres ! Mieux vaut que tes yeux ne voient jamais rien de pareil.
— Les nôtres ?
Ils me virent et changèrent de sujet. Je fis celui qui n'avait rien entendu et, depuis maintenant quarante ans, je ne m'en suis ouvert à personne. C'est juste qu'à partir de ce jour-là, les collines qui ondoyaient à l'est jusqu'au loin, jusqu'au Kalamas, m'apparurent désormais difformes. Ce n'étaient pas des fumées de mortier qui assombrissaient tant l'horizon, ni une brume matinale, mais - comment dire ? - les vapeurs des Enfers. Un livre se trouvait là, un vieux manuel, et je lus un poème de Lord Byron un peu embrouillé :
Voici le Kalamas, cet obscur Achéron.
Les choses s'étaient emmêlées, l'Achéron et le Kalamas ne faisaient plus qu'un. Mais du temps où je flânais seul dans les prairies du monastère, tout cela appartenait bien au passé. Et les pluies avaient lavé les collines qui restaient coites, innocentes elles aussi comme les montagnes de Mourgana, comme celles de Tepelenë. Tout était terminé à présent et j'étais, moi, un témoin pris de doutes, d'incertitudes, y compris vis-à-vis de moi-même - une sensation que j'éprouvais alors pour la première fois dans l'inaction et dans la solitude et qui me suivit par la suite.
Un jour arriva une équipe de trois hommes, ils plantaient des poteaux télégraphiques. Je refermai mon livre, je m'approchai lentement et me mis à suivre du regard leur travail. Celui qui portait un chapeau sale marqué de trois T5 et la cocarde m'adressa la parole. Il me demanda qui j'étais, je lui répondis.
— Moi, tu me connais ? demanda-t-il.
Je ne le connaissais pas, mais lui non plus ne me donna pas plus d'explications. Je me recroquevillai juste pour encaisser la question suivante, que j'attendais :
— Et tu fais quel travail ?
Il appuya le bras au poteau, il me jaugeait, songeur. Et tandis que les autres ramassaient leurs outils, lui resta un peu et me dit :
— Écoute. Viens à Yannena. Viens mercredi prochain, demain en huit, je serai rentré. Fais-moi demander à l'auberge du Corbeau. Demande à voir Kostas. Ils me connaissent tous...
Il s'éloigna aussitôt sans que j'aie eu le temps d'en savoir plus. Du reste, après qu'une année passa, puis deux, et que l'attestation de fin de service militaire commença à jaunir dans ton portefeuille vide que ta collègue Théodora t'avait offert à l'Académie Zossiméa - qu'avait bien pu devenir ce joli cœur, au fait ? - avec une carte, jaunie elle aussi à force de la prendre dans tes mains - «pour que tu te souviennes toujours de moi» -, le besoin te prend alors à ce moment-là par la main et te conduit, non pas à la porte de Gakias, mais directement à celle de notre ennemi. Bien que, pour être tout à fait franc, je ne puisse pas dire non plus que je n'y avais jamais pensé. Et pourtant, comment dire, je n'étais pas capable de cela, je n'étais pas de cette trempe, on me le disait d'ailleurs et on me le dit encore parfois. J'étais de ces contrées qui, par le simple fait de le dire, te rendait suspect. Mais je ne pouvais évidemment pas le nier, car on ne choisit pas le lieu où l'on naît, comme on ne choisit pas sa mère ni son père. Je m'efforçais juste de le dire avec autant de douceur que possible, sans provocation. Suivait alors la deuxième question :
— De quel côté du Kalamas ? Au nord ou au sud ?
— Au nord.
Et je baissais la tête. Le silence tombait d'un coup entre nous et nous séparait, comme le Kalamas séparait à l'époque les combattants de l'Edes et ceux de l'Elas.
C'était déjà une raison suffisante pour ne pas oser passer le seuil de Gakias - un nom qui circulait de bouche à oreille, mais d'une façon qui manifestait à la fois de la familiarité et de la peur, c'était en fait son prénom, ou plutôt un diminutif affectueux, Gakis ou Gakias, qu'ils prononçaient comme certains autrefois disaient «Spyros de Yannena» pour l'évêque et plus loin encore dans le temps, j'imagine, «Ali pacha» pour le vizir6 ou «Skenderis» pour Scanderbeg7.
Ainsi, un mercredi de bon matin, j'enfilai mon pantalon kaki que j'avais obtenu au change, la veille de la quille. Le sous-lieutenant de réserve qui était préposé aux tenues militaires était un ami ; enfin, il m'appelait dans son bureau et je l'aidais, je faisais les comptes pour lui et je crois qu'il se sentait redevable envers moi, sans toutefois le montrer. Je ne lui avais rien demandé jusque-là pour qu'il ne lui vienne pas à l'esprit que le simple soldat que j'étais pouvait le rabaisser. Je lui avais seulement demandé cette faveur, cet échange pour que j'aie, moi aussi, un pantalon convenable et que je puisse sortir digne à l'heure de la quille.
— Celui-ci est pour un officier, m'avait-il dit. Fais comme si de rien n'était et, si le sergent-chef te dit quelque chose, dis-lui que c'est moi qui te l'ai donné.
À partir de ce jour, je l'ai gardé sur un cintre en bois dans une enveloppe en nylon, avec une chemise verte en soie taillée dans une toile de parachute. Ce pantalon, il me l'avait vraiment offert, après que j'avais déjà rendu mon paquetage et que j'allais le saluer. Je crois qu'en partant j'avais eu les yeux embués et j'avais trébuché.
J'enfilai aussi mes chaussures militaires et je me signai. Je ressemblais plus à un commando de montagne, prêt pour une revue de troupes, qu'à un maître d'école sans affectation. Je montai jusqu'à la route pour attendre le car. Malgré toute l'assurance que me donnait ma tenue de gaillard, malgré tout l'optimisme d'un matin lumineux, un fourmillement traversait les profondeurs de mon cœur, s'étendait à tout mon corps et atteignait les extrémités de mes doigts.
Tout le trajet fut marqué par d'innombrables arrêts durant lesquels sans cesse des paysans montaient et descendaient avec leur sac à pain. Le bus sentait le babeurre, tous dégobillaient et, moi, je torturais mon esprit en échafaudant des hypothèses sur ce Kostas qui se révéla finalement moins mystérieux que je ne l'avais imaginé au début. Avant de le rencontrer, j'attendis des heures interminables dans un petit café et, à chaque fois que le garçon venait vers moi, j'allais jeter un œil à la route. Quand je le rencontrai enfin à l'auberge du Corbeau, il s'efforça de garder son mystère. Il ne montra aucune surprise, lorsqu'il me vit, et il me salua à peine, de sorte que je pensai aussitôt que je m'étais trompé, une fois encore, et que je n'avais même pas réussi à garder en mémoire son visage. Mais lui, sans plus d'explications, me dit :
— Allons-y.
Et il se dirigea vers la sortie. Je ne savais pas comment commencer, mais finalement, tandis que nous marchions côte à côte, je pris mon courage à deux mains et je l'interrogeai :
— Où allons-nous ?
— Viens par-là toi, dit-il sèchement et en me faisant signe, d'une manière qui ne laissait pas beaucoup de latitude.
Je mobilisai alors mon air le plus gentil et le plus délicat et je lui demandai :
— Mais d'où me connaissez-vous ?
Il tourna la tête et me regarda d'un air si hautain et si bête que je compris soudain que lui non plus ne savait pas. Et je songeai à quel point j'avais dû être consternant pour que cet âne fût ému quand il m'avait interrogé là-bas, à côté du poteau télégraphique. Je le suivis néanmoins, il ne pouvait pas en être autrement maintenant, et c'est ainsi que, sans un mot, il me conduisit dans les bureaux de Gakias, ancien capétan de Zervas8 et plus tard son ministre permanent. Kostas me fit signe de patienter près de l'entrée, il s'avança jusqu'à des tables où s'affairaient des gratte-papier, se pencha à l'oreille d'un type à la moustache noire qui tourna la tête, le regarda d'un air furieux, telle fut du moins mon impression, et se replongea dans ses papiers. Kostas vint à moi.
— Attends ici jusqu'à ce qu'on t'appelle, me dit-il, et il s'en alla.
J'attendis jusque tard dans l'après-midi, jusqu'à ce que les bureaux se vident et que l'homme à la moustache noire rassemble ses papiers. Il leva alors les yeux et me vit.
— Qu'est-ce que tu attends, toi ? me demanda-t-il. Je lui confiai mon affaire.
— Repasse demain, lança-t-il. On ferme maintenant.
C'est ainsi que je commençai à faire des allées et venues dans les bureaux de Gakias, tantôt une fois par semaine, tantôt deux ou trois, pendant des mois entiers jusqu'à ce qu'il ne restât pas un œil d'homme qui ne m'ait vu et qui n'ait appris mon affaire. Et ce n'est qu'à ce type-là, toujours penché sur ses papiers, que je devais à chaque fois tout rabâcher depuis le début, devant tant d'autres qui attendaient leur tour, eux aussi, jusqu'à ce que, quand je touchais à la fin :
— Ah, oui, je me souviens de toi, disait-il, pour ajouter aussitôt :
— Ces jours-ci, le ministre... Repassez à partir de lundi.
— Lundi ? demandai-je.
— Lundi, mardi... Venez la semaine prochaine, comme ça vous arrange.
Jusqu'à ce que l'automne soit déjà bien avancé, les écoles avaient ouvert depuis longtemps, c'était le mois de novembre et moi, j'avais pris la décision d'espacer mes voyages à Yannena qui me coûtaient à chaque fois une nouvelle humiliation et m'avaient ruiné en tickets de car. C'est alors que, contre toute attente, je reçus une enveloppe cachetée qu'un gars du village m'apporta de Yannena, contenant une note du ministre avec son nom imprimé dans le coin en haut à gauche. Le gars du village me fit appeler au café et, au moment où il me le donnait de la main à la main, un bon nombre de paires d'yeux rougis par l'ouzo se levèrent et me regardèrent d'un air venimeux.
Ainsi me retrouvai-je aux sources de l'Achéron, à Laca-Souli où chefs et sous-chefs me trouvèrent une place, pour que je gagne mon pain moi aussi, ne fût-ce que «provisoirement». Et il fallait que je sois «fier», selon le mot du ministre, car j'allais offrir mes services dans cette région héroïque où le général Napoléon Zervas, etc. Mais j'étais apparemment plus que chanceux parce que la maison du maire, où je devais loger, était le quartier général même. C'est le maire qui me l'apprit quand je passai le seuil, rompu par la mauvaise route en terre, les tournants innombrables, les côtes, la pluie qui dégoulinait sur mon visage, car la voiture m'avait laissé quelque part à une demi-heure de là. Le maire était un homme gaillard, grand, bien bâti, avec une moustache grise retroussée. Il prit ma veste et la mit sur une chaise pour qu'elle sèche, devant le feu, tandis que sa femme apportait du raki9 sur un plateau.
— Ici, des tas de gens sont venus se sécher, maître, me dit-il. Tout ce qui s'est mouillé à Laca, d'une manière ou d'une autre. Là où tu es assis, au coin du feu, c'est Zervas qui s'asseyait. Et il avait une paire de fesses, mon gars, deux tabourets ne suffisaient pas à les contenir. Zervas là et Gakias en face.
Ensuite, quand il monta l'escalier en bois qui grinçait, la lampe à pétrole à la main, et qu'il me conduisit à ma chambre :
— Allez, mon gars ! Tu vas dormir dans le lit du général. Quel honneur ! s'exclama-t-il.
Le voyage m'avait tellement démoli que tout me faisait l'effet d'un conte d'ailleurs. Quand je me réveillai le matin, pourtant, et que je regardai la chambre autour de moi, je ne vis rien qui fût resté des grandeurs passées : une table avec deux chaises au milieu, un coffre qui s'ouvrait par le haut entre deux fenêtres et, au-dessus de moi, les grendès10, sans plafond. C'est seulement quand je me levai que je vis au mur, au-dessus de mon oreiller, une grande photo de Zervas, celle au calot noir et à la barbe. Je sortis sous le porche où se trouvait le lavabo et je me lavai. Puis je me postai debout devant la fenêtre et je regardai le brouillard qui descendait du mont Olytsika emmitouflé ; il enjambait le passage encaissé des Variadès et s'étendait dans la sombre plaine de la rivière aux eaux troubles, l'Achéron. Les montagnes de Souli étaient perdues dans les nuages. Il faisait froid et il pleuviotait encore.
Le maire entra à ce moment-là avec les cafés et deux verres de raki :
— Qu'est-ce que tu regardes, maître ? Il n'y a pas autre chose ici que de la lisvas11 et des coteaux. Assieds-toi, qu'on boive le café, il est encore tôt.
Nous nous assîmes à la table, l'un en face de l'autre, et il en vint directement au sujet :
— À vrai dire, maître, on s'est pris hier à parler de choses et d'autres et je ne t'ai pas demandé d'où tu es.
Le silence se fit un instant, je regardai en face la photo et je vis Zervas qui me regardait lui aussi de travers.
— Des villages du Kalamas, répondis-je.
— De ce côté-ci ou de l'autre ?
— De l'autre.
— Oh, mon pauvre gars ! fit-il et il pencha la tête au-dessus du plateau. Il prit un verre de raki et le plaça devant moi.
— Allez, à la nôtre, dit-il. Et bon hiver.
— Bon hiver, répétai-je et, sans le vouloir, je portai mon regard à la chambre nue, aux fenêtres qui fermaient mal, à ce qui servait de plafond sans en être un, au-dessus de moi, et qui baillait. Mon cœur tremblait déjà de froid. Quand l'hiver deviendrait rude, qu'est-ce que ce serait ?
Le maire tira vers lui la tasse de café et aspira bruyamment. Puis, en se penchant sur la table, il se confia :
— Écoute-moi. Ce que nos yeux ont vu ne s'oublie pas. Nous avons été pires que les Allemands. Tu te rends compte ? On mettait les blessés à creuser leur tombe !
Mon esprit s'embruma. Les années s'attrapèrent pour ferrailler en moi. Je baissai les yeux.
— Les nôtres ? murmurai-je.
— Les nôtres. Ceux de l'Edes, confirma le maire. Ça fait dix ans et tu es le premier à qui j'en parle.
Je trouvai un point d'équilibre. Qu'il se porte au mieux, le brave homme, s'il vit encore. Autrement, comment en finirions-nous avec cet hiver-là ?
Trente autres années ont passé depuis. Pendant tout ce temps, je me suis demandé comment diable tu parles avec les autres, comment tu t'entends avec eux puisque - oui, d'accord, vous parlez plus ou moins la même langue, cela dit, chacun a ses propres idées en tête quand il parle. Et si tu parles de l'Achéron, ils pensent que tu parles de Pluton et de Perséphone et du narcisse, la jonquille, qu'un printemps a ramassé dans le pré de la mort. Et d'autres choses semblables de la mythologie dont ils se sont rassasiés - peut-être - dans leurs années d'enfance. Ils imaginent donc que tu en as fait le but de ta vie - de ta seule et unique vie - de les faire asseoir à leur pupitre et de leur gardalonein12 la tête, maître d'école que tu es. Et tu ne parles même pas de l'Achéron que les touristes traversent aujourd'hui quand ils voyagent en car sur la ligne Corfou-Athènes, quelque part dans la plaine de Fanari, l'ancienne Achéroussia. En pleine somnolence et en plein ennui d'un début d'après-midi, les yeux qui ont brouté dans les camps de nudistes et dans les autres plages de l'île, ils regardent la gorge où surgit la rivière mythique des morts.
Tu le vois bien. Toi, tu parles de la face cachée, invisible. Comme si on disait : la face cachée de la mort.
Traduit du grec par Jean-Marc Laborie
Jean-Marc Laborie, docteur en physique et diplômé de l'INALCO, a entamé récemment son parcours de traducteur avec De l'amertume à la douceur, recueil de nouvelles de Christòforos Miliònis, à L'Harmattan. Il a également publié des textes en prose et des poèmes dans diverses revues et tient un blog, quartierslitterairesdegreceetdechypre.blogspot.com. Il enseigne le grec moderne.
Fidèle à son auteur, il propose ici l'une des onze nouvelles d'un autre recueil de Miliònis, Kalamas et Achéron, qu'il présente ainsi :
Vie et mort, paix et guerre, apaisement et blessure, village traditionnel et grande ville moderne, passé et présent sont quelques-unes des frontières que marquent les deux rivières du titre de ce «roman atypique». Véritable libation à l'intention des êtres animés et inanimés disparus dans les convulsions de l'Histoire que la Grèce a traversées à partir de 1940 (invasion italienne, Occupation, guerre civile, puis exode rural massif, émigration...), le livre Kalamas et Achéron - prix national de la nouvelle en 1986 - a laissé une empreinte durable dans la littérature grecque d'après-guerre.