La nouvelle est tombée pendant le café du matin, pratique instaurée récemment par Ghikas. Comme il a passé la moitié de sa vie à hanter les bureaux de ministres de tous bords, il a entendu dire quelque part que les premiers ministres entament leur journée avec ce café matinal et il s'est empressé d'adopter cette règle. Bien sûr, je ne sais pas ce que les dirigeants politiques peuvent bien se raconter avec leur état-major pendant ce café mais nous en tout cas, on raconte des conneries. Nous sommes supposés passer en revue les affaires de la veille restées en suspens et dresser des plans pour la journée en cours, mais le plus souvent, Ghikas nous fait perdre notre temps avec ses annales personnelles.
C'est pourquoi, quand le téléphone a sonné et que Ghikas m'a tendu le combiné en disant «c'est pour toi», j'ai eu un bon pressentiment, aussitôt confirmé par Vlassopoulos.
«On a un meurtre, monsieur le commissaire.»
«La victime a été identifiée ou c'est un inconnu?»
«Pour être connu, il est plus que connu. Il s'agit de l'écrivain Lambros Spachis. Sa femme de ménage l'a trouvé mort ce matin dans son bureau.»
«Tu le savais, toi, que ce Spachis était un écrivain très connu?», je lui demande perplexe parce que moi, ce nom ne me dit rien.
«Non mais je suis allé voir dans Wikipédia et j'ai trouvé sa notice biographique».
«Laisse tomber», me suis-je dit, «si je m'amuse maintenant à poser une question sur Wikipédia, pour le coup, c'est mon prestige qui est en jeu».
«Où habitait la victime?»
«Rue Romanos le Mélode, sur le périphérique du Lycabette.»
«Je descends tout de suite.»
Vlassopoulos m'attend à la sortie dans la voiture de patrouille.
«J'ai averti l'Identité judiciaire et l'Institut médico-légal. J'ai aussi envoyé une voiture de patrouille surveiller le domicile. La victime vivait seule.»
La maison de Spachis s'élève sur deux étages et doit dater des années 30. Le séjour à gauche est plein de vieux meubles et de souvenirs de famille, surtout des photos. Dans un fauteuil spacieux aux accoudoirs sculptés recourbés, une femme d'une cinquantaine d'années, brune, au profil crochu comme celui d'un faucon, se tient la tête entre les mains. Au premier coup d'œil, je vois qu'elle est étrangère mais je n'arrive pas à cerner ses origines. Le jeune agent de service chargé de la surveiller est en train de fumer et de rêvasser devant la fenêtre.
La cuisine fait face au séjour. Sur le côté, un escalier en bois mène aux étages. Je jette un coup d'œil rapide dans la cuisine. Des placards fermés et quelques assiettes empilées sans soin dans l'évier. Le frigo est plein de légumes et de fruits.
Les deux chambres se trouvent au premier. Entre les deux, un couloir qui conduit à la salle de bains. La victime occupait sans doute la chambre de gauche parce que les placards sont remplis de costumes et de sous-vêtements masculins. Sur la table de nuit est posé un livre et à côté une paire de lunettes. L'autre chambre ne parait pas être occupée. Probablement une chambre d'amis. Sur l'unique balcon de la maison végètent quelques plantes rachitiques qui feraient frémir Adriani.
Le deuxième étage, d'un seul tenant, compose un vaste bureau, avec des bibliothèques jusqu'au plafond. C'est sûr que Ghikas serait jaloux, pas à cause des livres mais en raison de la vue parce que des deux grandes fenêtres Athènes jusqu'à l'Acropole s'offre aux yeux comme sur un plateau. La lumière qui pénètre à flots donne une note agréable à toute la pièce, si l'on excepte le corps de la victime, effondrée face contre terre, devant la fenêtre de gauche, le crâne fracassé. Du sang s'est répandu autour de la blessure et a séché sur les oreilles et sur le col de la chemise. Il n'y a pas de trace de lutte dans la pièce, ce qui signifie que l'assassin était un proche de la victime et qu'il a dû prendre Spachis par surprise en le frappant par derrière alors qu'il se tenait devant la fenêtre.
Il n'y a rien d'autre pour moi dans le bureau et je décide d'interroger la femme de ménage, en laissant le reste à l'identité judiciaire et au labo. Dans l'escalier, je tombe sur Stavropoulos, le médecin légiste.
«Qu'est-ce qu'on a cette fois-ci ?» me demande-t-il.
«Un mort avec le crâne fracassé. La victime a été frappée par derrière pendant qu'elle regardait par la fenêtre. Je n'ai relevé aucune trace de lutte, donc l'assassin était connu de Spachis, qui l'a même reçu dans son bureau et pas dans le salon. Celui qui a tué n'est pas venu en voleur. Il est venu en visiteur.»
Il évite tout commentaire et poursuit son ascension tandis que je vais rejoindre la femme de ménage qui, à présent la tête appuyée sur une main serrant un kleenex, n'a pas changé de place depuis tout à l'heure.
«Tu viens d'où?» je lui demande.
Parce que pour les fonctionnaires, il y a l'origine des revenus, mais pour les immigrés, l'origine tout court.
«D'Arménie»
«Ça fait longtemps que tu travailles chez monsieur Spachis?»
«Neuf ans. Feue la madame Ourania elle vivait encore.»
«Tu es venue à quelle heure ce matin?»
«Neuf heures, comme d'habitude»
«Tu viens tous les jours?»
«Non, un jour sur deux. D'abord je vais cuisine. Je m'attendais pas trouver assiettes pas lavées. Monsieur Lambros toujours il les lave parce que Lycabette est à côté et il y a beaucoup de fourmis. Après, j'étais encore plus surprise.»
«Pourquoi?»
«Parce que j'ai monté à la chambre et je vois le lit fait».
«Il ne faisait pas son lit lui-même?»
«Non, moi je faisais tous les deux jours. J'ai commencé à crier le nom du monsieur Lambros. "Monsieur Lambros, monsieur Lambros!" Rien. Après j'ai monté au bureau... et je l'ai vu !»
Elle se remet à pleurer et s'essuie les yeux avec son mouchoir.
«C'est bon, tu peux rentrer chez toi te reposer», lui dis-je. «Demain, tu viendras faire ta déposition au commissariat central, avenue Alexandras.»
«Monsieur Lambros quelqu'un de bien» me dit-elle en se levant avec peine. «Dommage de mourir comme ça. Bien dommage.»
Je la laisse et je monte au deuxième pour voir où en est Stavropoulos. Entretemps l'Identité judiciaire s'est mise au travail. Stavropoulos a fini et il est en train de ranger son matériel.
«Je n'ai pas grand-chose de plus à t'apprendre» dit-il. «Le meurtre a dû avoir lieu entre 10h du soir et 1h du matin. Le crâne présente des traces de coups répétés à l'aide d'un objet assez lourd. Probablement une assiette ou un pot en étain. Sur le bureau il y a une gomme, des épingles et des trombones dispersés, qui devaient être rangés dedans. En tout cas, l'assassin a emporté l'arme du crime. On ne la trouve nulle part.»
«Fouillez son bureau et son ordinateur», dis-je à Sfakianakis de l'Identité judiciaire.
Il me regarde tout surpris parce que ça va de soi.
Vlassopoulos est essoufflé en arrivant en haut de l'escalier.
«Il y a une nièce du côté de sa femme, elle habite à Patras. Il n'avait pas d'autre famille. C'était quelqu'un de tranquille, plutôt ouvert et amical avec tout le monde.»
«On n'a vu personne entrer chez lui ?»
«Non. Bien sûr, le fait que ce soit une maison complique les choses, parce qu'il n'y a pas de voisins de palier.»
«Bon. Avertissez Patras qu'on nous envoie la nièce avec une voiture de patrouille. Allez, on y va. Ça m'étonnerait qu'on trouve autre chose. On n'a plus rien à faire ici pour l'instant.»
«Je n'ai pas grand-chose à vous dire», me dit Aphrodite Stergiopoulos, la nièce de Spachis. «J'avais très peu de contacts avec mon oncle. Il ne pouvait pas me sentir et je ne pouvais pas le sentir. Quand j'ai fini le lycée, je voulais faire des études de mathématiques pour enseigner dans le secondaire, mais mon oncle a réussi à convaincre ma mère que je n'étais pas faite pour les études et qu'il valait mieux que je devienne coiffeuse, si je voulais gagner ma vie. Je suis donc devenue coiffeuse, parce que l'opinion de mon oncle avait force de loi dans la famille. Quelques années plus tard, j'ai rencontré Haris. Il travaille aux impôts et il a été muté à Patras, sa ville natale. Je l'ai suivi et on s'est mariés là-bas. Ma mère est morte un an après mon mariage et depuis j'ai coupé les ponts, à part un coup de fil de temps en temps à ma tante. La dernière fois que j'ai vu mon oncle Lambros, c'était à l'enterrement de ma tante.»
«Mais vous connaissiez certains de ses amis ou de ses confrères ?»
Elle laisse échapper un petit rire ironique.
«Quand on venait avec ma mère chez ma tante Ourania, monsieur le commissaire, on passait directement dans cette pièce. Moi je m'asseyais sur la même chaise, les genoux serrés, comme maintenant, et ma mère était assise en face de moi, elle aussi les genoux bien serrés. Mon oncle trônait dans son fauteuil et il n'arrêtait pas de parler, sans que personne n'ose lui couper la parole, même pas ma tante. Si un de ses amis venait le voir, il le faisait directement monter dans son bureau sans nous le présenter. Et nous on se disait que grâce à dieu, il allait nous laisser tranquilles, qu'on puisse enfin causer.» Elle marque une pause et poursuit : «Mon oncle avait deux visages, monsieur le commissaire. Un pour sa famille et un autre pour les étrangers. Avec les étrangers, il était toujours amical et poli. Avec sa famille, il était vaniteux et prétentieux. C'était comme ça aussi avec ma tante. Devant les étrangers, il était tout miel quand il s'adressait à elle. Mais quand ils n'étaient que tous les deux, il n'arrêtait pas de l'humilier du matin au soir.»
«Pourtant, il s'asseyait bien avec vous pour bavarder», lui dis-je parce je perçois trop d'animosité dans ses propos.
De nouveau, elle se met à rire.
«Haris, qui a quand même un diplôme de sciences économiques, m'a dit quand il l'a rencontré : (Je ne veux plus t'accompagner quand tu vas chez lui. Je ne peux pas le supporter. C'est un phraseur(. Il était comme ça, l'oncle Lambros. Il aimait s'écouter parler. C'était un phraseur.»
«Jetez un coup d'œil dans son bureau. Quelque chose attirera peut-être votre attention.»
«Je veux bien mais pour voir quoi. Il ne faisait entrer dans son bureau que ses amis et certains de ses confrères. Ma mère et moi ne faisions pas partie de cette catégorie. Du coup, on restait en dehors.»
Sans le vouloir, elle vient de me donner une information précieuse. Puisqu'il ne recevait que ses amis et ses confrères dans son bureau, c'est sans doute l'un d'eux qui l'a tué. Ce n'est pas que cela réduise énormément le cercle des suspects quand on pense qu'il va falloir éplucher la liste des tous les écrivains, artistes et autres.»
«C'est une vraie langue de vipère quand il s'agit de son oncle», me fait remarquer Vlassopoulos après son départ. «Mais elle peut bien raconter ce qu'elle veut. Son oncle était un grand écrivain.»
«Qu'est-ce que tu en sais, toi? Tu en as déjà lu, des romans de Spachis?» je lui demande surpris parce que je sais très bien que Vlassopoulos, en bon supporter de l'équipe Olympiakos, ne lit que le journal Le Champion.
«Un de ses livres a été adapté pour la télévision et je n'ai raté aucun épisode. Même quand j'en loupais un, je le regardais en rediffusion ou je demandais à un gars du labo de me l'enregistrer. Moi je vous le dis, cet homme était un génie.»
L'éditeur de Lambros Spachis a ses bureaux rue Zalongou. Dans la rue, un accordéoniste joue encore et encore le «Beau Danube bleu». Sûrement un Serbe. L'association accordéon et «Beau Danube bleu» aboutit toujours à la Serbie.
L'éditeur, âgé d'une cinquantaine d'années, est un homme sympathique, à la chevelure blonde tirant sur le châtain, avec une moustache de la même couleur. Les cheveux sont striés de blanc mais la moustache tient encore bon.
«C'est une grande perte», me dit-il d'un air affligé. «Une bien grande perte. Et puis partir d'une façon si horrible.» Il pousse un profond soupir pour marquer sa tristesse. «C'était un écrivain exceptionnel et un homme remarquable.»
Je tiens la première information de Vlassopoulos et la seconde, qui concerne les relations de Spachis avec les étrangers, de la nièce. J'aimerais bien entendre quelque chose de nouveau.
«Vous savez, il avait beaucoup de succès. Chacun de ses romans faisait trois à quatre rééditions en un mois. Il connaissait le même succès à la télévision.» Après une courte pause, il reprend : «On se serait attendu à ce qu'il soit hautain et arrogant, mais pas Lambros. Les correctrices l'adoraient parce qu'il était toujours attentif à leurs remarques, il lui est même souvent arrivé de suivre leurs suggestions en changeant son texte. Rien à voir avec les écrivains de la jeune génération qui en font toute une histoire dès qu'on a le malheur de leur suggérer la moindre modification. (Moi, je le vois comme ça(, qu'ils vous disent, (et là, c'est intervenir dans l'œuvre du créateur! ( Alors on a le choix entre les jeter dehors ou éditer leur prose telle quelle. En général, on choisit la deuxième solution.»
«Pourquoi la deuxième?», je demande, plutôt par curiosité.
L'éditeur se met à rire.
«Les livres servent d'autres buts que la lecture, monsieur le commissaire.»
«Comme par exemple?»
«Comme remplir les rayons des libraires. Plus on publie, plus on est assuré d'occuper une bonne place sur les rayons pour arriver à vendre les bons livres. Les autres, on les met au pilon parce ce que ça ne vaut pas le coup de les stocker.»
«Il avait des ennemis, Lambros Spachis ?»
Car les ennemis de Spachis m'intéressent bien davantage que les étalages des libraires avec leurs bons et leurs mauvais livres.
L'éditeur réfléchit un moment.
«Si par ennemis, vous voulez parler de confrères jaloux, alors oui, il en avait beaucoup» me répond-il. «La Grèce est un petit pays, monsieur le commissaire, et le milieu du livre encore plus. Quand quelqu'un a du succès, la plupart de ses confrères pensent que, s'il n'avait pas été là, le succès leur serait revenu. Il s'agit bien sûr d'une illusion mais allez donc leur faire entendre raison». Il réfléchit encore puis ajoute d'un air pincé. «J'ai bien peur que le nombre de ses rivaux n'ait augmenté depuis qu'il a posé sa candidature à l'Académie.»
«Il voulait devenir académicien?»
Je ne sais pas trop quelle importance accorder à cela, mais le ton solennel de l'éditeur me dit que c'est important.
«Oui, et avec de fortes chances d'être élu. Du moins, c'est ce qu'on raconte», ajoute-t-il de l'air de quelqu'un qui veut assurer ses arrières.
«Si je comprends bien, vous voulez dire que pour entrer à l'Académie, il faut être élu?»
«Mais absolument, monsieur le commissaire. On n'entre pas à l'Académie en prenant un ticket ou par ordre de priorité», m'informe l'éditeur avec un regard qui, si on veut être optimiste, me range parmi les débiles mentaux, et au pire des cas parmi les brutes.
«Est-ce que par hasard vous connaissez les noms des autres candidats?»
«Non. À vrai dire, ça ne m'intéresse pas. De nos jours, être élu à l'Académie n'apporte aucune reconnaissance d'ordre artistique ou scientifique. Simplement, ça flatte la vanité des auteurs et ça leur offre un salaire de choix, trois mille petits euros de plus par mois.»
Peut-être que ça n'intéresse pas l'éditeur ou alors il fait celui que ça n'intéresse pas, mais moi j'aimerais bien connaître les noms des autres candidats.
«On m'a parlé d'une certaine Kourani», me dit Vlassopoulos le lendemain matin.
«Qu'est-ce qu'on t'a dit?»
«Qu'elle écrivait des critiques dans des journaux et des revues. Elle est riche et pas commode. Comme la reine des abeilles : beaucoup de miel mais un dard bien acéré.
«Je te préviens, je vais te retirer de l'enquête», lui dis-je sèchement.
«Pourquoi?», demande Vlassopoulos qui s'attendait à des éloges et se prend un vent.
«Parce que tu te mets à utiliser des figures de style en causant et c'est pas fait pour les flics. Si Ghikas t'attrape, je te vois aux archives à classer des dossiers.»
Il ne fait aucun commentaire, comme chaque fois qu'il veut me montrer que mon attitude le chagrine.
La maison d'Alkisti Kourani se trouve rue du Patriarche Joachim, pas dans le quartier chic du centre mais dans la banlieue huppée de Kifissia. Il faut croire que toutes les bonnes familles habitent dans un quartier disposant d'une rue de ce nom. C'est une vieille maison avec jardin, datant de l'entre-deux-guerres et située près de l'église Sainte-Anne. À mon arrivée, madame Kourani est en train de lire dans un fauteuil en osier démodé, le dos calé sur un coussin. Elle a dû entendre la grille du jardin se refermer derrière moi, mais elle ne détourne pas son attention de sa lecture. Ce n'est que lorsque je m'approche qu'elle lève les yeux et glisse le crayon qu'elle tient à la main entre les pages du livre. Elle doit avoir dépassé les quatre-vingts ans mais elle est encore alerte et en paraît bien cinq de moins. Sur le plateau posé sur une table basse devant elle, il y a une théière en porcelaine, une tasse et une soucoupe avec des tranches de citron.
«Prenez donc un siège, monsieur le commissaire», me dit-elle une fois les présentations faites. «Puis-je vous offrir une tasse de thé?»
Je prendrais volontiers un café turc bien sucré mais je n'ose pas lui demander.
«Je suis venu solliciter votre aide pour l'affaire Lambros Spachis», lui dis-je en déclinant poliment son offre et en m'installant dans l'autre fauteuil en osier.
Elle a un hochement de tête.
«Dans ma jeunesse, il y avait une chanson bien connue sur un meurtre injuste, Pauvre Athanassopoulos, tu n'avais pas mérité ça. Dans mes vieux jours, j'en viens à secouer la tête et à me dire Pauvre Spachis, tu n'avais pas mérité ça. Qui sait, c'est peut-être une manière symbolique de refermer le cycle de ma vie.»
«Vous lui connaissiez des ennemis?»
Alors qu'elle s'apprête à porter la tasse à ses lèvres, elle suspend son geste et me répond sans façon :
«Tout le monde le détestait»
«Pourquoi, on le jalousait parce que c'était un grand écrivain?»
Elle avale de travers et s'étrangle avec son thé, me filant la frousse de ma vie. Alors que j'en suis à me demander s'il est bien convenable que je la tape dans le dos, elle se remet.
«Un grand écrivain, monsieur le commissaire? Sachez qu'en Grèce, nous qualifions de grands tous ceux qui sont médiocres et baptisons chefs-d'œuvre tout ouvrage quelconque, afin de nous persuader nous-mêmes que nous valons quelque chose.» Elle marque une pause avant d'ajouter : «Si vous voulez vraiment mon avis, Lambros Spachis se situait un échelon au-dessus de la collection Arlequin.»
Ce qu'elle vient de dire est clair pour moi parce que tous les matins, Adriani, après son ménage, lit un Arlequin et dans l'après-midi, elle met la télé pour en suivre un autre à l'écran.
«Si je vous dis comment il est devenu écrivain, vous allez comprendre. Spachis a fait des études d'art dramatique et il gagnait sa vie en lisant des textes dans l'émission (La bibliothèque radiophonique(. C'est comme cela qu'il en est venu à la littérature, dans un emploi alimentaire quand il était acteur. Ce n'est qu'après qu'il a commencé à écrire. Alors quel talent peut-on attendre de quelqu'un qui est devenu écrivain grâce à une émission de radio?»
«Oui, mais il était quand même candidat à l'Académie.»
Avant de répondre, elle se ressert une tasse de thé.
«Toutes ces institutions autrefois prestigieuses ne sont plus que l'ombre d'elles-mêmes, monsieur le commissaire. Des fantoches. N'importe qui peut devenir membre de l'Académie. Il suffit pour cela d'avoir les bonnes relations. C'était cela le vrai talent de Spachis : les relations. De plus, il représentait la médiocrité surfaite. Il possédait donc les deux qualités indispensables pour devenir aujourd'hui académicien.»
«Il n'y avait pas d'autres candidats?»
«Si. Le premier, Makis Petropoulos, n'avait aucune chance et il le savait. Il a posé sa candidature dans le seul but d'énerver Spachis qui ne l'appréciait pas. Le second, Kleon Romylos, est le seul qui mérite d'être élu. Romylos est le grand maître de la nouvelle, de l'instantané dans la littérature grecque. Pour moi, il est le Borges grec. J'irais même jusqu'à dire que Borges est le Romylos argentin.
Ni Romylos, ni ce Borges ne me disent rien et j'en arrive à ne plus savoir qui est l'Argentin et qui le Grec, mais pour que Romylos soit candidat à l'Académie, c'est sûrement lui le Grec.
Kleon Romylos est installé à une table d'angle au fond de la brasserie Valaoritou. Il a ouvert devant lui un bloc note en cuir noir de format A4 sur lequel il a posé un stylo plume coûteux.
«Tout jeune écrivain, j'aimais déjà écrire dans les cafés, et toujours au stylo plume», m'explique-t-il. Le calme absolu me distrait et m'empêche de me concentrer, tandis que le bruit dans les cafés, avec le va et vient des clients, les gens qui discutent, même fort, me tient en éveil et me stimule.»
De taille moyenne, mince et les cheveux blancs, il semble avoir dans les soixante-cinq ans. Il a une peau très pâle, comme ceux qui passent leur vie dans des lieux clos, éclairés par la lumière artificielle.
«J'ai passé toute ma vie d'écrivain à l'étage du café Zonar's», poursuit Romylos, «mais depuis qu'il a été restauré, ce n'est plus la même chose et j'ai déménagé ici.» Il pousse un soupir. «Chez Zonar's, j'avais ma table. Ici, ce n'est pas pareil. Je m'installe tous les jours à une table différente, là où je trouve une place libre. Là-bas, les garçons me connaissaient et il nous arrivait de bavarder. Ici, on me lance un simple «bonjour» et on passe directement à la suite des opérations, à savoir la commande. À part ça, je leur suis parfaitement indifférent. Le personnel ne salue que les hommes politiques qui viennent souvent comploter ici. De nos jours, les écrivains ne sont plus que de simples consommateurs.»
Je sens qu'il va me raconter toute sa vie d'écrivain et je m'empresse de le couper.
«Vous connaissiez Lambros Spachis?»
«La Grèce est un petit pays, monsieur le commissaire, et les écrivains se comptent sur les doigts de la main. On se connait tous et on se pousse les uns les autres pour se faire une place au soleil».
«Vous êtes aussi candidat à l'Académie d'Athènes, si je ne me trompe?»
«Laissez-moi vous expliquer. J'ai déjà tenté ma chance il y quelques années et je n'ai pas été élu. Je ne voulais plus me lancer dans une aventure aussi déprimante, mais Alkisti Kourani a tellement insisté que j'ai fini par céder.»
«Vous ne vouliez plus poser votre candidature ?»
«L'erreur est humaine, persévérer est diabolique, monsieur le commissaire.»
«Vous pensiez n'avoir aucune chance ?»
«Pas plus maintenant qu'alors. Simplement, je ne suis plus à présent à un âge où l'on va à contre-courant. Je me sens réconcilié avec les petites histoires que j'écris. C'est ça que je sais faire. Certains estiment que mes nouvelles ressemblent à des vignettes ou des miniatures chinoises, d'autres encore pensent que je ne suis qu'un minus. Mais lorsque j'essaie de m'élever à quelque chose de plus grand, j'ai l'impression d'usurper une stature factice, qui n'est pas la mienne.»
«Est-ce que vous connaissez le troisième candidat ?»
«Makis Petropoulos? Bien sûr. Mais, entendons-nous bien, il s'agit d'une simple connaissance, pas d'un ami.»
«Vous ne semblez pas l'apprécier beaucoup ou est-ce que je me trompe ?»
Romylos a un sourire.
«Il y a deux façons de se distinguer pour un écrivain. La première est de se mettre au travail et de produire une œuvre de valeur qui suscite l'estime et vous place au premier rang. La seconde est de faire passer les autres pour des incapables, de sorte qu'il ne reste plus personne de valable à part vous. Le calcul est facile à faire et à la fin on se retrouve en première position». Il observe une pause avant de compléter: «Petropoulos appartient à la deuxième école.»
«Est-ce que Spachis avait des ennemis ?»
«Bien évidemment, Makis Petropoulos et moi-même étions parmi les premiers. Il serait plus juste de demander si Spachis avait des amis. La réponse serait alors plus brève et plus précise.»
«Tu as envisagé la possibilité que ce soit une tante et que son étalon l'ait tué ? me demande Ghikas une fois mis au courant le matin suivant.
A dire vrai, cette éventualité m'est aussi passée par l'esprit et c'est pour cela que j'ai envoyé Vlassopoulos et Dermitzakis faire un tour dans les endroits fréquentés par les homosexuels, mais personne n'a reconnu Spachis sur sa photo.
«Cela ne veut pas dire grand-chose, rétorque Ghikas, quand je lui fais part de mon initiative. «Peut-être qu'il se fournissait chez les immigrés. Comme il était marié, il évitait sans doute de se montrer dans les lieux trop fréquentés, de peur qu'on ne le voie. C'était quelqu'un de connu, ne l'oublie pas.»
«On a aussi vérifié du côté des immigrés. Là non plus, on ne l'a pas reconnu.»
«Même s'ils le reconnaissent, ils ne vont pas te le dire. Ces types-là sont des tombes.»
Je lui dis qu'on va enquêter encore de ce côté, pour qu'il me laisse tranquille, parce que quand Ghikas a une idée derrière la tête, il ne la lâche pas si facilement. En descendant à mon bureau, je trouve Vlassopoulos qui m'attend dans le couloir.
«On a trouvé aussi autre chose, mais je ne sais pas si cela a un rapport avec le meurtre de Spachis. Il y a cinq ans, un poète, Miltos Palaistis, a été assassiné à Thessalonique.»
«D'où tiens-tu ça?»
«On l'a découvert tout à fait par hasard. C'est Dermitzakis qui discutait avec un confrère de Thessalonique et celui-ci lui en a parlé. Palaistis était lui aussi candidat à l'Académie et son meurtre est resté inexpliqué.»
Si les deux meurtres sont liés, nous ne sommes pas sortis d'affaire, me suis-je dit.
«Demandez à Thessalonique de faire suivre le dossier.»
L'hypothèse de Ghikas sur les homosexuels tombe à l'eau. Il est impossible que ces deux candidats à l'Académie soient tous les deux des tantes et qu'ils aient été tués par des étalons professionnels.
Makis Petropoulos porte un chapeau chez lui. On aperçoit par la fenêtre le bois de Pangrati écrasé de soleil, la climatisation dans le bureau est éteinte et lui, il circule dans sa maison avec un chapeau.
«Lambros Spachis? Quel Lambros Spachis?», me dit-il avec dédain. Un écrivaillon qui avait en plus le culot de vouloir devenir académicien ? Vous savez qu'il a commencé sa carrière comme acteur?»
«On me l'a dit.»
«Et vous a-t-on dit aussi qu'il a débuté dans le feuilleton le plus populaire des années soixante, (Amer petit amour(? C'est ce qui lui a donné l'envie de devenir écrivain. Il enviait le succès d'(Amer petit amour(.»
«Moi, on m'a appris qu'il a commencé avec la «Bibliothèque radiophonique».
«Soit, la (Bibliothèque radiophonique(», concède Petropoulos à regret. C'est un cran au-dessus d'(Amer petit amour(, mais pas au point de monter sur le podium des Immortels.»
Ni (l'amer petit amour(, ni (la bibliothèque radiophonique( ne me disent rien et voilà maintenant qu'il me parle de (podium des immortels(. Je commence à me dire que c'est beaucoup plus facile pour moi de communiquer avec les immigrés clandestins, les maçons et les plombiers.
«Il y avait aussi un troisième candidat, Kleon Romylos», dis-je, curieux de voir dans quelle catégorie il va le ranger.
«Romylos», s'écrie Petropoulos. «De nos jours, on poinçonne les faux-bijoux avec la même facilité que l'on baptise un fast-food restaurant gastronomique. Demandez plutôt combien de grandes maisons d'édition l'ont refusé. Il a finalement échoué chez un petit éditeur, d'origine juive, qui lui publie ses faux-bijoux poinçonnés. Quand on n'est pas un éditeur d'envergure, en position de s'assurer les grands noms, on finit par se rabattre des auteurs mineurs ou obscurs qu'on surnomme novateurs. Son éditeur était au bord de la faillite, mais un auteur de romans policiers lui est tombé du ciel. Au point où on en est, ils sont bien capables de l'élire lui aussi à l'Académie. Quoiqu'il en soit, l'éditeur juif est retombé sur ses pattes, non en raison des nouveautés, mais grâce à la paralittérature et il a par conséquent continué à publier Romylos afin de conserver sa soi-disant réputation d'éditeur de la crème de la crème. A vrai dire, c'est le seul Juif au monde à s'être fait de l'argent grâce à la police.»
Le téléphone sonne et pendant qu'il va décrocher, je me dis que ses propos donnent amplement raison à Romylos. Petropoulos fait passer tous les autres pour des incapables afin de rester seul en ligne.
Après avoir lancé un «Merci, je vous en serai éternellement reconnaissant», Petropoulos revient le visage rayonnant.
«C'est une coïncidence et vous êtes le premier à l'apprendre, monsieur le commissaire. Je viens d'être élu membre de l'Académie d'Athènes.»
Je me demande si Petropoulos se contente de faire passer tous les autres pour des minables ou s'il va jusqu'à les assassiner quand le besoin s'en fait sentir.
S'il restait le plus petit doute quant au lien entre les deux meurtres, il est levé au moment où j'ouvre le dossier que l'on m'a envoyé de Thessalonique. La victime, Miltos Palaistis, a été assassinée de la même façon que Lampros Spachis : dans son bureau, frappée par-derrière avec un objet lourd, qui lui non plus n'a pas été retrouvé.
Ça me plairait bien d'arrêter Petropoulos pour l'assassinat de Palaistis, mais je ne lui trouve pas de mobile. A ce moment-là, Petropoulos n'était pas candidat à l'Académie et il n'avait donc pas de raison de commettre un crime. Il me vient un doute et malheureusement Vlassopoulos vient confirmer mes soupçons.
«Vous aviez raison, Romylos était bien lui aussi candidat à ce moment-là», me dit-il en interrompant sa lecture du dossier.
«Bien, alors il va falloir vérifier s'il était à Thessalonique.»
Vlassopoulos hoche la tête avec une moue dubitative.
«Ce ne sera pas facile du tout. Cela remonte à dix ans. Il a certainement dû y aller en bus ou par le train et il n'y a donc pas de trace de son voyage.»
«Il a bien dû loger quelque part. Probablement dans un hôtel».
«On a les listes de tous les clients qui ont séjourné dans les hôtels de Thessalonique à cette époque. C'est le commissariat central de Thessalonique qui les a réunies. Le nom de Kléon Romylos ne figure nulle part.»
«Pour l'instant, concentrons-nous sur le deuxième assassinat. Tu as fait venir la femme de ménage ?»
«Elle attend».
Il revient peu après avec la femme de ménage de Spachis. Je sors du dossier la photo de Romylos et je la lui montre.
«Lui, tu le connais?»
«Bien sûr que je connais!», s'écrie-t-elle spontanément. «C'est monsieur Kostas».
Nous échangeons un regard surpris avec Vlassopoulos, comme si nous avions mal entendu. «Comment tu l'as appelé ?», je demande à la bonne.
«Kostas... monsieur Kostas...»
«Qu'elle attende dehors», dis-je à Vlassopoulos, qui la fait sortir, tandis que je cherche le numéro de téléphone d'Alkisti Kourani.
«Une question, madame Kourani. Kleon Romylos, c'est son vrai nom ?»
«Non, c'est son nom de plume. Son vrai nom est Kostas Kardasis.»
Je le trouve de nouveau au fond de la brasserie Valaoritou, assis à une autre table. Le bloc note en cuir est encore là, ainsi que le coûteux stylo à encre.
«Vous ne m'aviez pas dit que Kléon Romylos était un pseudonyme», lui dis-je en m'asseyant en face de lui. «Et que votre vrai nom est Kostas Kardasis.»
Il sourit tranquillement.
«Mais vous l'avez découvert», me répond-il.
«Oui. Mes collègues à Thessalonique cherchaient un Kléon Romylos, candidat à l'Académie, et le Kostas Kardasis qui a séjourné à l'hôtel (Pella( la veille de l'assassinat de Palaistis a échappé à leur attention». Je marque un temps d'arrêt pour attendre sa réaction, mais il garde le silence et nous nous dévisageons. «Nous venons de faire une perquisition à votre domicile et nous avons trouvé les deux pots en étain avec lesquels vous avez commis les meurtres. Pourquoi les avez-vous gardés?»
«En souvenir de mon échec», me répond-il posément. «J'ai tué deux fois pour devenir membre de l'Académie, et par deux fois, je n'ai pas été élu. Je réussis mes assassinats, mais j'échoue à tirer les ficelles. Voilà mon drame.»
Je regarde le vieil homme qui est assis en face de moi, son teint tout pâle, et je sens la compassion monter en moi.
«Valait-il la peine de commettre deux assassinats ?», je lui demande. «Pourquoi avoir fait ça ? Pour l'argent ? Pour assurer votre avenir?»
Il rit silencieusement.
«Non, je n'ai pas besoin de cet argent. Je l'ai fait pour la gloire, monsieur le commissaire. On me dit le maître de la nouvelle, de la miniature. De la miniature, voilà le problème. Je voulais, pour une fois, me sentir grand, posséder une stature. Mais comme je vous l'ai dit la première fois que nous nous sommes rencontrés, lorsque j'essaie de m'élever à quelque chose de plus grand, je ne suis plus à ma place.»
Il referme son bloc note et range son stylo dans la poche de son veston. Il boit une dernière gorgée de café. Tout cela avec calme, comme s'il s'apprêtait à rentrer chez lui.
«En tout cas, j'apprécie particulièrement que vous soyez venu seul et que vous n'ayez pas envoyé vos collègues pour m'arrêter.»
«La voiture de patrouille nous attend au coin de la rue».
«Je préfère ça. Jusqu'à présent, quand je quittais un endroit, je me plaignais toujours que personne ne fasse attention à mon départ. Cette fois je m'en réjouis.» Il se lève et attend que je le suive, mais hésite un instant. «Je vais vous dire encore une chose, monsieur le commissaire : quiconque tente de réussir dans ce pays sans appuis ni relations est un meurtrier en puissance.»
Notre sortie passe inaperçue.
À Louisa de Bougival
Cela fait des mois que je tiens un journal, sans souci d'ordre chronologique. Le temps n'a pas d'importance, il va en avant et en arrière, à la fois subjectif et objectif. Je transcris ce que j'ai entendu, ce qui est parvenu à mes oreilles entre deux soupirs de ma grand-mère, même si rien de cela n'a été confirmé. Et il y a aussi tout ce que je n'ai jamais pu vérifier. Il m'est dorénavant impossible de recueillir des informations en interrogeant les gens - il ne reste plus de survivants de cette époque et leur rare descendance est dispersée aux quatre coins du monde. J'ai entrepris des recherches dans des archives publiques, dans les annales des journaux du siècle passé. J'essaie de les mettre en ordre, au cas où je réussirais à élucider le secret de famille que ma mère a soigneusement tenu caché jusqu'à sa mort. Tout cela ressemble à une scène dans l'opéra d'un compositeur inconnu, sur un livret inachevé.
Léandre Logothétis, issu d'une bonne famille grecque de Constantinople, fils du pédiatre Anaximandre Logothétis et de Katina, née Galinos, arriva pour la première fois à Paris au milieu des années trente et s'inscrivit à la faculté de médecine.
Il sous-loua une chambre à une dame qui vivait seule avec sa fille rue Saint-Dominique, au n° 27. C'était un appartement situé au deuxième étage, en face du Ministère de la Guerre1. Dans l'entrée, une plaquette calligraphiée portait la mention «Famille Legrand». De mari, pourtant, il n'y en avait pas ; on expliqua à Léandre qu'après le krach de 29, il était parti en Algérie cultiver la vigne.
Depuis lors, ce père n'avait plus donné signe de vie. Au début, il envoyait des cartes postales figurant des beautés locales, sur lesquelles il relatait ses difficultés d'adaptation - une fois elles avaient même reçu une carte avec Joséphine Baker à moitié nue, vêtue d'une jupette faite de bananes -, puis ce fut le silence. Les deux femmes ne savaient qu'il était encore vivant que par les virements qui arrivaient régulièrement, mais elles avaient perdu tout espoir de le revoir un jour.
Léandre pensait rester temporairement, tout au plus un mois, le temps de trouver à s'installer quelque part ; finalement il demeura là cinq ans. Son projet était de déménager dans un appartement lumineux avec vue sur la Seine, «que tu puisses ouvrir ta fenêtre et te rappeler le Bosphore», lui avait souhaité sa mère en lui disant au revoir. Mais Madame Henriette, la maîtresse des lieux, ainsi que sa fille Mademoiselle Geneviève, firent tout pour le garder auprès d'elles. Pour toujours !
Cela faisait plus de cinq ans qu'un homme n'était entré dans la maison. Elles lui faisaient à manger, lavaient et repassaient son linge et très vite commencèrent à réchauffer son lit.
La mère d'abord, et par la suite Geneviève, une rousse pleine de taches de rousseur qui venait d'avoir dix-sept ans, passèrent par son étroit lit de bois au matelas de crin.
Dans tout Constantinople, les Grecs et les Arméniens, mais aussi bien de nombreux Turcs fortunés, faisaient appel à Anaximandre Logothétis quand leurs enfants étaient malades. Sa maison se situait près de l'église de la Trinité - Aghia Triada dans le quartier de Péra, mais il avait une réputation qui s'étendait jusqu'aux quartiers de Galata et du Phanar, et même jusqu'aux banlieues résidentielles de Skoutari et de Calcédoine de l'autre côté du Bosphore.
Ayant fait lui-même ses études en France, il avait hâte que son fils revienne pour lui succéder. Il suivait l'avancée des études de Léandre grâce à des amis qu'il avait à Paris et il était fier de ses progrès. La plupart des professeurs de la faculté de médecine faisaient partie de ses anciens camarades français ; Malivoire avait même été élu Doyen.
Il leur écrivait souvent et eux le rassuraient en lui disant que Léandre assistait régulièrement aux cours et obtenait de bons résultats. Du côté des études, donc, tout allait bien.
La grande crainte d'Anaximandre en tant que père était que son fils n'eût pas le temps d'obtenir son diplôme en raison de la guerre et ne se retrouvât bloqué à Paris. Après l'invasion de la Pologne par Hitler en septembre 39, il voyait l'Europe marcher vers une guerre qui, cette fois, serait totale.
A sa femme qui tous les jours lui demandait «il y aura la guerre Anaximandre ? Est-ce que je reverrai mon enfant ?», il répondait de façon rassurante en lui enjoignant de ne pas croire tout ce qu'on disait.
Il était pourtant certain que ses craintes se confirmeraient plus vite qu'il ne pouvait l'imaginer. Il fallait qu'il parle à son fils de vive voix - il y a des choses qu'on ne dit pas dans une lettre.
Quand il vit son père débarquer à Paris sans avertir en 1939, deux semaines avant Noël, Léandre fut très surpris. Il eut peur que quelqu'un n'eût révélé son secret et que son père ne fût venu le prendre sur le fait. L'idée lui vint que Geneviève avait parlé. Il lui fit une scène et la menaça.
— Tu veux me faire chanter ! lui dit-il.
Elle pleurait et niait en sanglotant.
— Crois-moi Léo, agapi mou! Mon amour, crois-moi !
— Quelqu'un sait que tu es enceinte ?
— Non ! Je ne l'ai même pas dit à ma mère. Deux fois je me suis coupé la main avec une lame de rasoir et j'ai mis du sang sur mes linges pour faire comme si j'avais mes règles.
Le même soir, à l'hôtel où séjournait son père, Léandre, avec fermeté et sur un ton cérémonieux, lui révéla que Geneviève était enceinte de quatre mois.
— Qu'elle le fasse passer, lui dit sèchement Anaximandre.
— Hors de question !
— Alors tu vas rentrer à Constantinople tout de suite !
— Pas sans Geneviève, répondit Léandre avec un calme dont il n'avait jamais fait preuve auparavant devant son père. Il faut d'abord que j'obtienne mon diplôme, je l'aurai dans moins d'un an.
— Ton diplôme, tu l'auras plus tôt, et en tout cas avant la naissance du bâtard ! Quant à cette fille, cette Geneviève, il n'y a aucune raison que tu l'amènes à Constantinople. Quand le moment sera venu, tu épouseras là-bas une fille de chez nous, une Grecque de bonne famille.
Le lendemain, Anaximandre invita à la Closerie des Lilas son ami Daniel Malivoire, le doyen de la faculté de médecine qu'il hébergeait chaque année dans sa maison de campagne de l'île des Princes. Il lui formula avec habileté sa demande au moment où ils buvaient du champagne en guise d'apéritif. Il fallait que Léandre obtienne son diplôme le plus rapidement possible.
— Ce n'est pas pour moi, c'est pour sa mère. Katina redoute une nouvelle guerre en Europe et elle a peur de ne plus revoir son fils. Elle est tombée dans une profonde dépression.
Malivoire réfléchit une minute, mais tomba d'accord sans hésitation.
— Katina a raison, la situation n'est pas bonne. Hitler est incontrôlable, il est capable de tout. Je vais voir ce que je peux faire. Toi de ton côté, il faut que tu en parles aussi à Gasparini. C'est quelqu'un de difficile, mais il a de l'estime pour toi. Moi je me charge de Lejeune. Comment tu trouves le boudin noir?
— J'en rêvais, nous ne mangeons rien de pareil à Constantinople !
Il fit signe qu'on leur serve un Bourgogne rouge. Les deux hommes trinquèrent et Anaximandre dit, visiblement ému :
— Tu es un frère !
— Mon cher Anax, ce n'est pas pour toi que je le fais, mais pour ta femme, pour Katina, dit Malivoire en accentuant la dernière syllabe. En retour, je voudrais seulement que tu intercèdes auprès d'Atatürk pour qu'il me confère la médaille du grand Ordre de Metzidié. Tu le connais bien, ce ne sera pas un problème pour toi. Quand j'ai appris que Châteauroux l'avait eue, lui que nous n'avons pas pris ici comme professeur et qui est allé faire carrière à Bordeaux, je suis devenu enragé comme un Turc, comme vous dites, vous autres Grecs !
— Grecs d'Asie mineure, descendants des Byzantins, le corrigea Anaximandre en s'abstenant de préciser que la médaille de l'ordre de Metzidié, il l'avait lui aussi.
Et aussitôt il ajouta :
— Je te remercie de la part de Katina. Pour la médaille, laisse-moi le temps de me renseigner. Les Turcs demandent à être amadoués et le bakchich fait bien les choses. Compte sur moi ! En tout cas, l'ordre de Metzidié a été supprimé depuis plus quinze ans. Il n'y a plus d'Empire Ottoman, mon cher Daniel, nous vivons en république, tout comme vous.
Ils éclatèrent de rire tous les deux, attirant l'attention des clients aux tables voisines. Deux dames qui fumaient d'un air langoureux avec de longs fume-cigarettes en ivoire eurent un sourire en direction des deux quinquagénaires et elles se penchèrent l'une vers l'autre en s'esclaffant.
— Nous avons encore de beaux restes, mon cher Anax ! dit Malivoire en faisant signe au garçon de leur apporter leurs manteaux et leurs chapeaux. Anaximandre laissa en évidence un généreux pourboire, ce qui n'échappa pas aux deux dames. En passant près de leur table, il déposa sa carte et chuchota :
— Je suis à Paris pour quelques jours, je serais ravi de vous inviter un soir.
Elles le regardèrent, étonnées de son audace. La plus brune des deux, pourtant, mit la carte dans son sac.
Avant même que son père ne repartît pour Constantinople, Léandre voyait déjà la fin d'une période de sa vie arriver bien plus vite qu'il ne l'eût voulu. Peu de temps auparavant, habituellement le soir avant que le sommeil ne le prît, il s'imaginait encore médecin à Paris, se promenant le dimanche avec Geneviève et leur enfant au Jardin d'Acclimatation, ou se rendant dans la maison de famille de la grand-mère Henriette à Bougival. Du jour où il eut parlé à son père, dès qu'il rentrait, il allait directement s'enfermer dans sa chambre, sans saluer personne. Quand Geneviève venait discrètement frapper à sa porte, il lui répondait avec un agacement marqué : «laisse-moi, j'ai du travail».
— Ton père est encore ici ? Depuis qu'il est arrivé, il ne te laisse pas en paix !
— Allons donc, il n'est pas venu pour moi ! On l'a vu en compagnie de cocottes !
Deux jours plus tard, on convoquait Léandre dans le bureau du doyen et là, Malivoire en personne lui annonça que sa requête avait été acceptée. Au début, Léandre ne saisit pas de quelle requête il s'agissait, lui-même n'ayant rien demandé, mais bien vite il comprit. Malivoire, sans faire de détours, lui lut, comme si c'était un communiqué militaire, le papier qu'il avait entre les mains.
«Le Conseil a décidé de constituer un jury composé de MM. les professeurs Malivoire, Gasparini et Lejeune afin de faire passer son examen à l'étudiant Léandre Logothète dans un mois à dater de ce jour. Dans la mesure où l'étudiant en question aura réussi son épreuve, le jury lui décernera son Diplôme de Médecine. Prenant en considération le sérieux et l'application dont il a fait preuve jusqu'à présent, ce traitement de faveur s'impose en raison des conditions exceptionnelles qui se dessinent sur le continent européen.»
— Je voudrais, mon jeune monsieur, que vous observiez une absolue discrétion et que vous n'annonciez la chose à personne, pas même à votre père. Je vous prie de transmettre mes respects à votre mère !
Et sans lui laisser le loisir de répondre, Malivoire se leva et lui serra la main. La formule «bonne chance» qu'il lui adressa résonna comme un «rompez les rangs».
— Je vous remercie, balbutia Léandre en battant en retraite vers la porte.
— Au revoir, et à dans un mois. Jusque-là, soyez discret!
Léandre sortit dans la rue et marcha mécaniquement, il tourna à droite à l'Odéon et continua vers la rue de Vaugirard. C'est seulement alors qu'il remarqua qu'ici et là, il y avait des sapins décorés et sur les vitrines des décalcomanies en couleur, avec la crèche, des étoiles et des inscriptions «Joyeux Noël».
Pourtant les gens qu'il croisait étaient moroses, renfermés dans leurs pensées. Rien dans l'atmosphère n'indiquait que les fêtes approchaient. Soudain Paris lui sembla inconnu. Et sombre, comme son avenir. Il entra dans le jardin du Luxembourg au moment où il se mettait à pleuvoir. Il fit le tour du bassin. Les nounous rassemblaient les enfants et leurs petits bateaux en bois et couraient chercher un abri pour se protéger de la pluie qui redoublait.
Les chaises vertes furent soudain vides, quelques-unes étaient renversées comme des couples mal assortis. Non, Geneviève et lui ne formaient pas un couple mal assorti, tout au plus étrange. Rien ne laissait présager que leur liaison, de passagère qu'elle était, durerait finalement tant d'années, plus de quatre ans. Geneviève allait encore au lycée Fénelon quand lui-même, âgé de dix-huit ans, était arrivé chez elle.
Le moment d'y mettre fin était venu. Contrairement à ce qu'il pensait encore quelques jours auparavant, il s'apercevait maintenant que sa relation avec Geneviève n'était qu'une parenthèse. Notre vie entière n'est qu'une juxtaposition de parenthèses, des phrases entre guillemets, avec ou sans points d'exclamation. Il était arrivé à Paris l'année du Front Populaire, quand les gens profitaient des derniers chatoiements de l'époque insouciante qu'on appellerait plus tard l'entre-deux-guerres. Les choses entretemps avaient beaucoup changé. Daladier avait cessé d'être le premier ministre charismatique qu'il avait été ; chaque jour qui passait, il perdait le contrôle à l'intérieur et se montrait de plus en plus irrésolu à l'extérieur. Au ministère de la guerre, les lumières demeuraient allumées toute la nuit. Paris était rempli de types étranges portant de longues gabardines blanches et des chapeaux mous. Mais lui, dans son train-train quotidien, maison-école, école-maison, il devait honorer la promesse qu'il avait faite à son père. Rentrer chez lui avec son diplôme de médecin pour continuer la tradition familiale. C'est dans cette perspective qu'il lui fallait trouver le moyen de caser sa relation avec Geneviève.
Quand il arriva rue Saint-Dominique, il leva les yeux et regarda la façade de l'immeuble de quatre étages, où avait également vécu Chateaubriand autrefois, comme chacun le savait dans le quartier. En lui avait mûri l'idée du départ. Mais personne dans un siècle ne se souviendrait qu'était passé là un certain Léandre Logothétis. Une fois dans la maison, il trouva Geneviève dans la cuisine. On voyait qu'elle avait pleuré, mais elle continua à nettoyer et couper en cubes une grosse courge jaune.
— Tu es trempé, lui dit-elle, je vais te faire un potage au potiron pour te réchauffer.
Et elle ajouta d'une voix calme, comme si elle connaissait déjà la réponse :
— Alors, le verdict ?
Il lui sembla soudain qu'il se trouvait au tribunal et que lui avait été confié le rôle du procureur. Pourtant, devant la table en bois, il se sentait comme effondré sur le banc inconfortable des accusés. C'est comme un coupable qu'il prit la parole.
— Je vais partir, et très bientôt à ce qu'il paraît. Mais quand le moment viendra, je te ferai venir toi aussi à Constantinople.
Elle le regarda dans les yeux et détourna la première le regard, elle ne voulait pas qu'il pût penser qu'elle quémandait sa pitié. Elle savait que cela se terminerait ainsi. Dès le début, quand ils s'enfermaient dans la chambre de Léo pour faire l'amour, il lui parlait de son lycée, le Zôgrapheion, des promenades qu'il faisait avec ses camarades dans le quartier de Péra et sur la place Taxim - ils crachaient par terre quand ils passaient devant le monument de Kemal. Il lui racontait les premiers battements de cœur avec les filles du pensionnat Zappeion, qu'ils retrouvaient de nouveau l'été à l'Ile des Princes. Geneviève savait que c'était son monde et qu'un jour il y retournerait. Et voilà que ce jour était arrivé.
— Je ne viendrai ni maintenant ni plus tard. Je t'attendrai ici comme madame Butterfly attendait son capitaine pour qu'il prenne en main le gouvernail de sa vie. D'ici-là ma seule préoccupation sera de mettre au monde et d'élever notre enfant.
— Je ne te laisserai pas tomber. Tous les mois, je t'enverrai de l'argent!
En entendant ce mot, Geneviève ne put retenir ses larmes.
— Tais-toi ! Tais-toi! Je travaillerai. Je vais chercher du travail tant qu'on ne voit pas encore que je suis enceinte, plus tard ce sera plus difficile. J'ai vu qu'au ministère en face, on cherchait des dactylos. Je ne vivrai pas comme ma mère à attendre un chèque tous les mois.
Léandre ne trouvait pas d'arguments à lui opposer. La porte de la cuisine lui apparut comme une issue de secours. Il l'ouvrit et descendit en courant l'escalier de service, traversa la cour intérieure et sortit dans la rue. La pluie se remit à tomber plus fort. Il était trempé jusqu'aux os, il lui fallait trouver un abri pour ne pas attraper froid.
Ses pas le portèrent cette fois vers l'église Saint-Sulpice. Il franchit la lourde porte en bois comme il l'aurait fait s'il se trouvait à Constantinople, à l'église Saint-Georges de l'Ile des Princes. Le Saint triomphant l'aurait regardé d'en haut en brandissant son épée comme une menace ; ce n'était pas l'image de réconfort qu'il recherchait, à un moment où sa vie se coupait en deux. Mais ici, à quel saint confier ses soucis, il ne savait à quoi se raccrocher, il n'y avait aucune icône de la Vierge à embrasser, pour pouvoir pleurer comme un enfant dans les bras de sa mère. Parce que seuls les pleurs parviendraient à l'apaiser. Derrière lui trônait le tableau de Delacroix, l'Ange combattant Jacob corps à corps.
Il était humain cet Ange et il avait l'attitude intransigeante, le regard pénétrant et les cheveux roux de Geneviève. Et Jacob se précipitait de toutes ses forces sur l'Ange, non pour le vaincre, mais pour être vaincu.
Nous ne connaissons du passé que de rares instants, d'infimes aspects, ceux qu'a pu retenir la mémoire et qui sont éclairés par la lumière qui passe à travers une fente que laisse la vie.
Les faits réels qu'il nous est difficile d'accepter, nous les embellissons. De tout cela, qu'est-ce qui est supposition impossible à démontrer, dissimulation volontaire, souvenir coupable ? Où se trouve la vérité, qu'est-ce que le mensonge, qu'est-ce qui est jeu et qu'est-ce qui est artifice? Qui dissipera l'enchantement qui maintient dans l'obscurité les secrets du monde ?
Après le déclenchement de la guerre, les traces de Léandre se perdent. Il eut le temps d'envoyer une seule carte postale de Turquie, dans laquelle il disait combien il était content que tous l'appellent désormais «Docteur». Rien d'autre.
Peu de temps avant de donner naissance à sa fille, Geneviève épousa un quadragénaire, Laurent Grosmartin, huissier au Ministère de la Guerre et invalide de la première guerre. Ce nom, on le trouve dans l'annuaire téléphonique de Bougival, mais personne ne répond plus au téléphone.
Athènes, octobre 2016
Traduit du grec par Hélène Zervas
1. Les termes en italique sont en français dans le texte.
Né à Kalamata en 1948, Takis Anastopoulos a fait des études de sciences politiques à Athènes et à Strasbourg, où il a séjourné de 1972 à 1975. De retour en Grèce, il a fait partie de l'équipe chargée des négociations pour l'adhésion de la Grèce à la Communauté Économique Européenne. Par la suite, il a travaillé pour le Parlement européen au Luxembourg et la Commission européenne à Bruxelles. Il est aujourd'hui Directeur honoraire de la Commission. Parallèlement, il a cultivé un intérêt constant pour la littérature et a publié des nouvelles et trois recueils de poèmes. Il collabore actuellement avec la revue littéraire Néa Hestia où ses nouvelles sont régulièrement publiées.
Hélène Zervas est née en France et vit à Athènes. Après des études de sciences politiques, elle a été traductrice au Centre de la Traduction Littéraire de l'Institut français d'Athènes, traductrice au Consulat Général de France à Athènes et enfin directrice du Centre Européen de Traduction Littéraire d'Athènes et de sa revue «Apiliotis», de 2007 jusqu'à la fermeture de l'organisme en 2012. Elle a traduit en français des écrivains grecs du 19e siècle et de nombreux auteurs contemporains. Elle a reçu en 2001 le prix de la traduction de la Société hellénique des traducteurs littéraires.