Né en 1971, Loïc Marcou est enseignant, interprète de conférence et il vient de soutenir brillamment une thèse sur le roman policier grec. Elle lui a permis de découvrir divers textes méconnus mais dignes d'intérêt, et le désir de traduire le travaillant, il n'a pas résisté. Il a bien fait. Voici donc l'un de ses premiers travaux : une nouvelle du grand Markaris.


Petros MARKARIS

«Le Cadavre et le puits»


Le puits se trouvait au milieu d'une cour intérieure qui rappelait le décor de La Cour des Miracles de Kampanellis1. On voyait là, donnant sur la cour, les mêmes petites fenêtres aux voilages blancs et pourvues de barreaux, ainsi que des pots de fleur contenant géraniums et jasmins, non parce qu'une odeur suave se répand dans les quartiers pauvres d'Athènes (comme le veut la vision romantique de gauche), mais parce que le parfum des fleurs sert à dissimuler la puanteur de la fosse à aisance. Et au milieu de la cour, le puits. Telle était la différence principale avec La Cour des Miracles parce que, autant que je me souvienne, il n'y avait pas de puits dans la cour de Kampanellis.

Nul ne sait comment on avait réussi à sauver un puits en périphérie d'Athènes, à l'époque de l'EVDAP2 et du barrage sur le Mornos3. On pouvait encore trouver des cours intérieures dans certains recoins de la capitale, où le pittoresque et l'humain constituent généralement la preuve que l'on se trouve dans un quartier défavorisé. Mais un puits ?

Bien évidemment, il n'était pas exclu que le puits fût à sec et qu'on l'eût laissé dans la cour pour des raisons décoratives. C'est ainsi, à peu près, qu'un policier d'intelligence moyenne aurait interprété le fait que l'assassin avait laissé la victime affalée de tout son long sur la margelle du puits, au lieu de la jeter dedans. Si le puits avait été à sec, les voisins auraient facilement repéré la puanteur résultant de la décomposition du corps. En revanche, dans l'eau, le cadavre aurait pu rester indéfiniment et il n'aurait été découvert que par hasard.

Bien sûr, il fallait aussi prendre en considération la possibilité de la faiblesse musculaire : ainsi, l'auteur du méfait n'avait pas jeté le corps dans le puits en raison du poids de ce dernier. Si l'assassin avait été une femme ou un enfant, il aurait éprouvé quelque difficulté à soulever le corps et à le traîner jusqu'à la bouche du puits. Cependant, la probabilité que l'assassin fût un enfant ou, tout du moins, un adolescent était à exclure statistiquement. En dernier ressort, la victime avait pu être tuée dans son sommeil. Mais il était difficile, voire impossible, de penser qu'elle eut eût été assassinée vivante et à coups de couteau. L'hypothèse que l'assassin fût une femme était plus probable. Après le vitriol et l'arsenic, le couteau est l'arme favorite des femmes lorsqu'elles commettent un crime.


Le policier qui était penché sur le corps était mis sur son trente-et-un : il portait une veste à carreaux et il était en nage car on était au beau milieu de l'été. Avec un mouchoir blanc ornant la pochette de sa veste, il ne cessait de se tamponner le front, les joues et sa fine moustache, pour en éponger la sueur. Les pensées présentées plus haut traversaient successivement son esprit dans le même ordre que celui que nous avons adopté. Il observait un individu qu'il ne connaissait pas du tout. Il s'agissait d'un homme de trente-cinq ans aux joues creuses, aux cheveux noirs, clairsemés et peignés en arrière ; une grosse moustache, trois fois plus fournie que celle du policier, barrait son visage. Du sang rouge-vif avait maculé sa chemise blanche à manches courtes et avait moucheté son pantalon noir au pli net. On l'a tué avant qu'il ait eu le temps de mettre son habit de noce, pensa le policier.

Il se releva et retira la plaque de tôle qui obstruait l'ouverture du puits. Le soleil se reflétait dans l'eau. Finalement, c'est peut-être une femme qui l'a tué ; on aurait alors affaire à un crime passionnel. Si c'est le cas, on en aura fini dans deux heures, pensa-t-il avec soulagement.

Il resta de bonne humeur jusqu'à ce le gardien de la paix en uniforme s'approche de lui et se penche à son oreille. Ce geste lui donnait des allergies. Généralement, on lui murmurait à l'oreille des choses qui pouvaient sans difficulté être dites à voix haute : le goût du secret lui tapait sur le système. Parfois, cependant, on lui susurrait des informations confidentielles qui bouleversaient son train-train quotidien.

Le murmure du gardien de la paix appartenait à la deuxième catégorie.

«La victime était connue pour ses convictions gauchistes et pour son action dans le domaine syndical».

On peut donc oublier le crime passionnel, pensa-t-il aussitôt. Immédiatement après, de noires pensées commencèrent à l'obséder. Il était exclu que la victime eût été tuée par des «camarades». Ces derniers tuaient rarement eux-mêmes. Lorsqu'ils voulaient éliminer quelqu'un, ils disaient haut et fort que c'était un traître ; ils le dénonçaient et laissaient quelques-uns des leurs faire le sale boulot. L'individu avait plus vraisemblablement été tué par l'État parallèle4; ce dernier devait manœuvrer, désormais, pour étouffer l'affaire.

— Va demander des instructions à la Sûreté, dit-il au gardien de la paix.

L'autre lui jeta un regard noir.

— Il serait peut-être plus correct que vous y alliez vous-même, indiqua-t-il timidement.

— Je dois éclaircir la situation. J'attends le médecin légiste et je dois encore interroger les locataires de l'immeuble. Ils ont confiance en toi. Vas-y.

Le gardien de la paix était un mouchard. Ils envoient Kotsakos pour me suivre à la trace car ils ont des doutes sur mes convictions politiques. Il vaut donc mieux que ce soit lui qui serve d'agent de liaison : c'est un des leurs.

Il ne pouvait expliquer leur méfiance à l'égard de ses opinions politiques. Après tout, son père avait été un partisan de Métaxas ; il avait combattu sur le front albanais puis aux côtés de l'Armée nationaliste. Pourquoi donc une telle méfiance ? Parce qu'un cousin de son père était membre de l'EAM5 ? Comme s'il avait pu avoir la moindre influence sur lui ! Les Allemands l'avaient exécuté en 1944 à Chaïdari6. Lors de sa formation à l'école de police, ses supérieurs étaient remontés jusque à lui en fouillant dans les archives allemandes. Son père lui avait caché la chose avant de se résoudre à faire intervenir le directeur de la gendarmerie, qui était le témoin de mariage du secrétaire d'État à l'Intérieur. C'est ainsi qu'il avait été recruté. Mais, depuis, il était en butte à la méfiance de ses collègues.

Ils me gardent parce qu'ils ont besoin de moi, pensa-t-il. Sinon, cela ferait belle lurette qu'ils m'auraient tabassé ou qu'ils m'auraient exilé dans un village de Macédoine. Mais je suis le seul à élucider des crimes et à traquer les assassins. Tous les autres pourchassent les «rouges» et les compagnons de route. Ils ne connaissent vraiment rien de rien au travail de policier.

Kotsakos revint et se pencha à son oreille.

— M. le directeur veut que nous réglions cette affaire en toute discrétion, jusqu'à ce que nous apprenions ce qui s'est passé.

— Bien. Éloigne les curieux des fenêtres. Qu'ils n'attendent pas sans raison : ils ne vont pas voir Georgia Vassiliadou7 en personne.

Kotsakos lui jeta un regard empli d'une colère contenue, ce qui le mit en joie. Au moins, le mouchard est obligé de ravaler sa colère et d'exécuter mes ordres, pensa-t-il. Lui, il se défoule quand il me dénonce ; mais moi, je me défoule quand je fais de lui mon pion.

Soudain, une femme cria à travers les fenêtres closes :

— Le mort a bougé !

— Qui est-ce qui a bougé ? demanda le policier d'un air inquiet.

— Le mort ! Vous ne l'avez pas vu ?

Le policier se pencha sur le cadavre.

— Eh, toi ! T'as bougé ?

— Non, répondit le cadavre d'une manière expressive, comme il sied à un cadavre.

— Puisque je vous dis que je l'ai vu bouger ! Je ne suis pas folle ! insista la femme en criant par le vasistas.

— Il a bougé ! confirma de loin une autre voix, alors qu'un homme portant moustache et cheveux longs s'approchait à vive allure.

— Ça suffit, Stélios ! C'est la quatrième prise que tu gâches !

— En quoi c'est de ma faute ? cria le cadavre en se redressant. Je t'y verrais bien, toi, si tu restais une heure entière, sur une pierre brûlante, avec le soleil dans les yeux !

— Tu gâches la prise parce que tu ne fais pas attention. Si tu faisais ce que je te dis, on en aurait déjà fini.

— Lâche-moi, Godard de mes deux ! dit le cadavre en contrôlant le ton de sa voix. Puis, plus fort : puisque le plan ne te convient pas, pourquoi tu ne me jettes pas dans le puits, qu'on en finisse une bonne fois pour toutes ?

Par la fenêtre, on entendit une vieille femme vêtue de noir, un foulard sur la tête, dire d'une voix perçante :

— Tu te fourres le doigt dans l'œil si tu crois que je vais te laisser tomber au fond de mon puits !

— C'est pas moi qu'on va jeter au fond du trou. C'est un mannequin : on va le balancer et le retirer après.

— Je ne laisserai même pas une feuille de platane tomber dans mon puits ! Et puis, aujourd'hui c'est le dernier jour : tenez-vous-le pour dit. Vous aviez réservé pour un jour, et ça en fait trois que vous êtes là. Avant-hier encore, j'étais chez le médecin pour mes rhumatismes. Il m'a prescrit des médicaments et il m'a conseillé de marcher : c'est bon pour les rhumatismes. Et moi, au lieu de me promener, je m'esquinte le dos à ramasser tous les soirs les cochonneries que vous laissez derrière vous. Et je n'ai pas encore vu l'ombre des deux cents euros que vous m'aviez promis pour chaque journée de tournage !

Un quinquagénaire portant un bouc et une barbe de trois jours cria d'un air énervé à l'adresse du réalisateur :

— Théodore, ça suffit ! On prend nos cliques et nos claques ! Comment as-tu pu imaginer cette cour avec ce décor bucolique ?

— Combien de fois faudra-t-il que je te le répète ? L'action du film se déroule dans les années 50 et ici, c'est un véritable décor des années 50 !

— Tu ne veux pas arrêter une bonne fois pour toutes, Théodore ? Lors du repérage, tu es tombé par hasard sur cette cour et ça t'a donné l'idée des années 50 ! Si tu trouves une autre trace des années 50 dans Athènes, je te rembourse les frais du tournage. Aujourd'hui, Peristeri8 est devenu Atlantic City, Kesariani9 un parking à restaurants, même la station de métro du Théséion a été restaurée ! De l'Athènes des années 50, il ne reste plus que le quartier du Lycabette avec l'église Saint-Georges et cet immeuble, en raison de Gounaris.

— Ce qui suffit amplement pour réaliser un court métrage, insista le réalisateur.

Comme le directeur de la photographie vit qu'il ne pouvait le faire changer d'avis, il s'approcha de la vieille dame.

— Madame Aréti, nous aurons fini demain, tu as ma parole, lui dit-il en la suppliant.

— André, tu es la seule personne que je trouve sympathique dans cette meute mais n'insiste pas. C'est aujourd'hui le dernier jour ; un point c'est tout.

Le directeur de la photographie colla son visage sur les barreaux et murmura à la vieille dame :

— Le réalisateur est jeune : il fait tout pour s'en sortir. Nous l'aidons tous. Aide-le toi aussi à se lancer.

— C'est ici qu'il va se lancer ? demanda la vieille dame d'un air incrédule. Qui s'est lancé et a fait carrière ici ? Tous les gens ont connu la pauvreté et la misère. Dans les années 50, comme dans les années 2000. S'il veut faire carrière, dis-lui de travailler pour la télévision. On y voit des cadavres tous les soirs.

— O.K., je vais te donner cent euros de plus pour demain, de ma poche.

— D'accord, mais je veux que toute la somme, celle des derniers jours comme celle de demain, me soit payée d'avance, avant que vous ne commenciez votre journée. Sinon, je vais appeler la télévision.

Le directeur de la photographie lui jeta un sourire condescendant et lui dit :

— Tu veux dire la police ?

— Non, la télévision. Figure-toi que je n'ai pas encore perdu la boule. La police, on l'appelait dans les années 50. Maintenant, c'est la télé qu'on appelle.

Comme il était en nage, le cadavre avait changé de chemise.

On entendit la voix du réalisateur crier :

— Le tournage reprend ! Stélios, reprends ta place ! Et ne me gâche pas la prise cette fois-ci. On ne va passer toute la journée sur un seul plan !

Le cadavre bougea légèrement la plaque de tôle qui recouvrait le puits et jeta un œil à l'intérieur. Cela ne me gênerait pas du tout si l'on me jetait dans le puits, pensa-t-il avant de s'allonger sur les pavés brûlants de la cour.


1. Jacques Kampanellis (1921-2011) : dramaturge grec, auteur notamment de La Cour des miracles [Η Αυλή των Θαυμάτων] (1957-1958). Kampanellis a aussi écrit pour le cinéma : il a notamment rédigé le scénario de Stella (1954) de Michalis Cacoyannis et de L'Ogre d'Athènes (1956) de Nikos Koundouros (1956).

2. ΕΥΔΑΠ : Εταιρεία Ύδρευσης και Αποχέτευσης Πρωτεύουσας. Compagnie pour l'approvisionnement en eau d'Athènes.

3. Mornos : fleuve de Grèce centrale dont la source se trouve sur le versant sud du mont Œta. En 1979, le lac artificiel du Mornos a été construit pour alimenter en eau la région d'Athènes.

4. État parallèle : sorte d'État dans l'État, très influent pendant la guerre froide en Grèce. On désigne généralement sous ce terme toutes les forces qui œuvraient en coulisses pour renverser l'État de droit en Grèce. On se souvient qu'après l'assassinat du député de gauche Grigori Lambrakis (22 mai 1963), Constantin Caramanlis, alors premier ministre du Royaume hellénique, s'était écrié : «Mais qui donc gouverne ce pays ?».

5. EAM : Front national de libération. Principal mouvement de la Résistance grecque au cours de l'Occupation.

6. Chaïdari : quartier situé dans le nord-ouest d'Athènes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Chaïdari abritait un camp de prisonniers contrôlé par les Italiens puis, à partir de 1944, un camp de concentration contrôlé par les nazis.

7. Georgia Vassiliadou (1897-1980) : actrice des débuts du cinéma grec. Elle tourna notamment sous la direction du réalisateur Alékos Sakellarios. Ses films les connus sont : La Belle d'Athènes [Η Ωραία των Αθηνών] (1954), La Tante de Chicago [Η Θεία απ΄ το Σικάγο] (1957), Cléarque, Marina et le petit [Ο Κλέαρχος, η Μαρίνα κι ο κοντός] (1961). Elle apparaît également dans la version télévisée du Christ recrucifié [Ο Χριστός ξανασταυρώνεται] (1975-1976), le roman de Kazantzakis.

8. Peristeri : ville située dans la banlieue ouest d'Athènes.

9. Kesariani : quartier situé dans la partie est d'Athènes.



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