Marie-Cécile Fauvin a traduit Secondes de Yannis Ritsos (éd. érès, coll. PO&PSY, 2013) et participé à Auteurs dramatiques grecs d'aujourd'hui (Cahiers de la Maison Antoine-Vitez, 2014). Elle a aussi écrit Fin du monde — Histoires, un florilège de mythes de tous les continents (éd. Noviny 44, 2012). En 2013-2014, elle a suivi à Athènes la formation de jeunes traducteurs de littérature grecque dispensée par la Fondation Petros-Haris et la Fondation Ouranis.

Elle présente ici quelques poèmes de Maria Kyrtzaki, tirés du recueil Mer Noire.



Maria KYRTZAKI


Le beau fils du roi


En lui était la vie, et la vie était lumière
des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres,
et les ténèbres ne l'ont pas envahie.
Jean


Sous le pont se déploie

le paysage.

Il n'y a pas d'eau

Des vers rampent de monceaux de gravats

d'ordures et d'urines - leur odeur.


Quand sont apparus les déchets des hommes

avec fierté les eaux se sont retirées

et les larmes se sont souvenues de la vanité.


Oui. Tu ne peux entrer deux fois

dans la même eau. Non

que le fleuve ne soit le même, mais que

le fleuve n'est plus.


La poussière retourne à la poussière

le ver au ver

Là je m'arrête :

à la Sainteté.


L'auréole jetée à la décharge

sanctifie désormais les hanches de la ville.

Le bassin attique comme ils disent

et comment marcher

au beau milieu l'Acropole - satanique

héritage avec l'olivier.

Sans héritiers la Princesse1 a légué

sans amour la cité


Alors pourquoi ce vacarme

À quelle fin


La manière est simple :

des bombardements encore des bombardements.

Bosnie ou Herzégovine

Pristina ou même le Kosovo tout entier

le corps tout entier et tout entier

le cœur qu'importe


Un homme meurt

et les eaux refluent et les larmes


parce qu'elles sont en peine parce qu'elles sont en deuil.


Et le corps se fait azur du ciel

amour imaginé ;

puis les vers2 ramènent

la Vertu3 de quinze syllabes

à la dimension de la vérité.


Même si Pilate a prononcé qu'est-elle

et que Jésus a fait mine de ne pas entendre4

l'implacable revendique la réalité -

et toi ma lumière tu m'as laissée gésir

dans les déchets.


Comment pouvais-tu ne pas entendre

les mots que je te murmurais

Comment pouvais-tu ne pas m'entendre

tu t'es penché si près

Je te l'ai révélé le nombre

secret je t'ai donné

toutes les clés

comment ont-elles pu t'échapper

(à croire paralysés

tes mains tes doigts et

elles ont glissé comme l'eau

dans les déchets qui me recouvraient).


Et sans raison le monde a sombré s'est éteint

la nuit s'est étendue voile noir sans soleil

et comment peuvent-ils

à présent dire de son bleu qu'il est illusion.


Sur le pont

- à l'inverse de ce qui arrive dans les contes

le chagrin a fait taire la bonne fée

sa baguette est tombée.

Le renard rusé

dupe le prince ensorcelé

- nul besoin dit-il de rompre les sortilèges

Que l'ogre reste ogre

qui engloutit les lunes

qui d'âmes se repaît

D'ailleurs

qu'a-t-il à faire de l'âme

il n'en a pas besoin.


Le beau fils du roi

Mythe qui se rompt

Se brise.



Mais son corps est venu à temps

Il m'a aimée.

Et comme il faisait nuit la lune

a éclairé les pièces obscures

son âme s'est blottie a jubilé

s'abandonnant pour toujours

ondulant dans le corps de la mer

dans l'horizon de mes bras

dans les voix les plus muettes de la langue

Ici il a parlé.

Le beau fils du roi

que j'ai aimé.



1. Athéna, déesse tutélaire d'Athènes, née de la tête de Zeus sans le secours d'Éros et sans enfants.

2. Pluriel de «ver».

3. Au-delà de la vertu, l'auteure fait ici allusion à la chanson populaire du Frère mort, écrite en vers de quinze syllabes. Une mère a neuf fils et une fille, nommée Areti (Vertu), dont elle accepte le mariage dans une contrée lointaine à la seule condition qu'on la lui ramène si malheur advenait. Constantin, l'un des fils, jure et le mariage se fait. Mais bientôt la mort emporte les neuf frères. La mère éplorée supplie Constantin de tenir son serment. Le défunt se lève de la tombe, voyage dans les airs et ramène sa sœur. Mère et fille s'étreignent et meurent.

4. Évangile selon Jean, 18-38 : «Pilate lui dit : "Qu'est-ce que la vérité ?" Cela dit, [Jésus] sortit de nouveau pour aller vers les Juifs...»






La chanson de Solveig


As-tu la pudeur dans les yeux ? Peux-tu dire
non quand je demande oui ?
Henrik Ibsen, Peer Gynt

Laisse-moi venir avec toi*,

implore le poète

Et elle part sans lui

Et c'est pour cela qu'elle part

Pour partir sans lui.


J'irai loin dit-elle.

Dans un pays blanc.

Dans un pays de sable.

Dans une maison blanche.

Avec un bon feu qui brûlera la nuit.

Étincellements pour tout bruit et le souffle

du vent les rafales du sirocco. J'irai

Dans une étendue sans fin de nuit

De neige ou de sable. Seule

Dans la blancheur du pays

que je nommerai Alaska

mais que j'appellerai aussi Maroc. Là

entre ciel et blancheur

mon regard rivé sur le blanc.

Et quand je verrai une tache noire

Au loin.

Là où se décide le jeu du pays de l'œil

où le blanc du pays de terre se distingue

du bleuté du pays de ciel

puis encore du bleu profond de la nuit.

Quand je verrai là-bas au loin une tache noire à l'horizon

Dissonante comme le grain

dans le miel de la voix. Je pourrai dire

Qu'un homme arrive lui peut-être.

Me préparer à l'accueillir.

Ne pas être surprise à son haleine.

Même s'il tient un couteau

fleur pourpre il semblera

sur le visage blanc du monde.



Laisse-moi venir avec toi, m'as-tu dit.

Et là-haut la lune insistait

grosse d'indifférence :

qui veut venir avec toi

Doit traverser tout le blanc

après avoir été tache noire à l'horizon


Car il est

le seul signe de vie

qui passe outre à la mort.

Dans le pays que j'ai nommé Alaska

mais que j'ai aussi appelé Maroc

un air brillant rougit ma peau

Mon âme s'enfièvre

Animal fondant au soleil aurore boréale de la nuit.


* Vers du poète Ritsos dans La Sonate au clair de lune.






Pièces obscures


J'ai vu l'amour je l'ai vu

éclore feuilles et fleurs exotiques

efflorescences du paradis perdu.


Petite branche sèche qu'on aurait dit enracinée dans la pierre

comment a-t-elle pu reverdir

et soudain l'aura des corps a déferlé

tel un raz-de-marée

a paru semer la terreur le péril

mais non.


Une lumière s'est répandue presque biblique là

à l'instant où le visage s'est tendu

et un lieu a émergé telle une île

tracée depuis des siècles

carte ancienne aux coordonnées secrètes

où ont trouvé piège et refuge ces

radicelles denses obscures des sens

- tel un chant leur sanglot accompagnait le temps

telle une voix mélodieuse

clameur lancinante d'un pays de Bosnie et Herzégovine

pleur sourd et constant des arbres noirs

du feu.


Pour ne pas être anéanties elles se sont cachées

et gravant les sentiments comme des icônes

miraculeuses d'où jaillit, larme, l'eau

de la Vierge

elles vivaient ainsi. Jusque-là, cet instant

Où la lumière a resplendi, où

le visage s'est tendu a tressailli

comme pour l'accueil

écoutant le grondement

des entrailles de la terre.

Et les sentiments se sont regardés se décoller

mains effleurant les mains

doigts reflétés dans les doigts

pore à pore les corps se sont reconnus

et ont trouvé enfin des mots

et ont épelé l'ouïe du monde

dans les pièces obscures de la mer Noire

appelée aussi Pont-Euxin*


car ici mon amour la voix du je t'aime

est cri et regard sacré

de corps qu'a sanctifiés la mort.


* Nom antique de la mer Noire (littéralement «mer hospitalière»). Une façon pour les Grecs d'alors de conjurer les dangers d'une mer où la navigation était périlleuse.






Vikings


Ils aimaient le jazz

Et conversaient en chantant


Dieu les a jetés au large

Et dans les îles

Et ils ont voulu se fixer

Car ils ont songé où trouver

maintenant une Argô avec quel Jason

Et quelle Médée barbare

Les enveloppe dans ses sortilèges

et les a vêtus d'or


Ils marquaient chaque pas

sentier de la langue

Écho semblait-il de leur cheminement chaque fois

qu'à travers mer ils partaient

en quête d'une terre

Combien de leurs rames ont fendu l'eau

Où tourner leur appel


Ils aimaient le jazz

Mais ils aimaient plus encore l'érèbe de la nuit

La lumière blanche de la solitude

L'habit dont Médée les a vêtus

A collé à leur peau

Ils ont songé seul naît l'homme

Seul il vit étranger il meurt

Ils resteront ici dans les îles au large

Ils prendront terre ici


Ils l'ont appelée ville du ciel

Se sont cachés dans son nom

et ont verrouillé les portes

à double tour


*


Si la destinée humaine est placée sous le signe de la douleur, de l'exil et de la mort, si l'homme est jeté dans le monde tel un naufragé, condamné à l'errance et à la solitude, alors Mer Noire est une amulette, ou une chandelle pour nous aider à traverser la nuit. Malgré un tableau tragique et désenchanté du monde, ses vers dispensent une étrange chaleur consolatrice et une paradoxale sagesse. Ils nous enseignent non pas à renoncer, à nous détacher, mais plutôt à accepter, voire à chérir le clair-obscur et l'opacité des choses. Ni lamentation dans Mer Noire, ni pessimisme, plutôt un optimisme qui n'éluderait pas la réalité, une intégrité, une lucidité.

Car, si la réalité est souvent sombre, le regard de Maria Kyrtzaki, lui, est clair, éclaire. Sa poésie, se frayant un chemin dans l'épaisseur de la langue, explore à tâtons les profondeurs de l'âme humaine (notamment à travers l'expérience de l'amour), s'efforce d'y faire de la lumière, d'énoncer l'inarticulé.

L'amour... plus exactement éros (dans toute son incandescence charnelle et psychique), est cataclysme. Il est aussi miracle. Au fond c'est cela peut-être la «bonne nouvelle» dont Mer Noire est porteuse : nous dire que malgré tout le miracle est possible, et la rencontre de l'Autre ; que l'amour, même fugitivement, offre dans le corps de l'aimé une terre promise.


Marie-Cécile Fauvin


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Maria Kyrtzaki est née à Kavala en 1948 et a étudié la philologie médiévale et néohellénique à l'université de Thessalonique. Après la chute de la dictature, en 1977, elle devient membre de l'équipe formée par Manos Hadzidakis au «Troisième Programme» de la Radio grecque (ERT), où elle a travaillé de nombreuses années comme productrice d'émissions littéraires et philosophiques. Elle est également correctrice d'édition, et l'auteur de onze recueils de poésie. Mer Noire a été publié en 2000 aux éd. Kastaniotis.


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