Simone Taillefer a enseigné le grec ancien pendant près de quarante ans avant d'apprendre le grec moderne. À l'âge où d'autres enfilent leurs charentaises, elle met les bouchées doubles. Elle a traduit et édité elle-même Femmes de Grèce, de Galatée Kazantzàki, participé au numéro 11 des Cahiers de la Maison Antoine Vitez, Auteurs dramatiques grecs d'aujourd'hui, et son blog www.greceignoree.com nous fait découvrir la Grèce hors des sentiers battus. Je lui ai confié la traduction d'une nouvelle d'un grand bouquin: Ça va bouger, tu vas voir de Chrìstos Ikonòmou que je suis en train de traduire; voici son travail.
Ce matin mon père a avalé cinq clous. Des clous en acier — des grands. Dès qu'il a vu Pétros avec les menottes et les flics qui le tiraient il a sorti les clous de sa poche de chemise et il les a tous avalés d'un coup. Comme des bonbons. Il était assis à côté de moi mais j'y ai vu que du feu. En fait à un moment donné je l'ai vu qui fouillait dans sa poche mais comment imaginer ça. Je pensais qu'il cherchait une pilule. Des clous. Comment imaginer ça. C'est qu'il avait montré aucun signe. La veille au soir il était calme quand il est rentré à la maison — pas de Nom de dieu ni de casse, rien. Calme. Un chien battu. Calme. Pour sûr il a pas dormi du tout. Il a passé toute la nuit à la cuisine dans le noir. Deux fois je me suis levé et je l'ai trouvé assis là dans le noir à regarder par la fenêtre. Une main sur la joue et avec l'autre il faisait tourner sa cigarette dans le cendrier comme pour écrire quelque chose dans les cendres. Calme. Sauf qu'il tapotait du pied sur le plancher. Tap. Tap. Tap. Il était pieds nus et je voulais lui dire de mettre des chaussettes pour pas prendre froid on a assez de problèmes comme ça mais j'ai rien dit. Je suis retourné au lit et j'ai entendu longtemps son pied nu sur le sol.
Tap. Tap. Tap.
Comme s'il entendait une musique que personne d'autre pouvait entendre.
Et ce matin au tribunal il était toujours calme. La tête basse et muet mais calme. Jusqu'au moment où Pétros est apparu avec les menottes et les flics qui le tiraient par les bras. Cinq clous. J'y ai vu que du feu. Ça s'est fait d'un coup en une fraction de seconde comme on dit — comme en rêve. Il a sorti les clous de sa poche et les avalés à toute force. Et après il s'est empoigné le cou et s'est effondré sur le sol et il est devenu tout bleu et peut-être qu'il voulait dire quelque chose mais il lui sortait seulement un crrr crrr et il tremblait les yeux grand ouverts comme un chien à qui on a jeté une boulette empoisonnée. On s'est précipité sur lui en criant, on croyait qu'il faisait un infarctus ou un AVC — le bordel complet quoi. Pétros aussi a couru mais les flics l'ont rattrapé et ils l'ont jeté par terre. Bande de putes, qu'il leur criait. Laissez-moi bande de putes quoi c'est mon père. Mais eux rien du tout, ils le tenaient au sol les genoux sur son dos. Comme si c'était mettons un terroriste, Koufontinas le semeur de mort. Après je me rappelle pas ce qui s'est passé — j'avais l'impression de voir autre chose que ce que je voyais. J'étais trempé de sueur, j'avais la tête qui tournait et le dos qui tremblait. Je me rappelle seulement que l'ambulance est arrivée et l'a emporté. Et après un type est venu il s'est penché vers moi et m'a regardé avec attention et puis il a demandé à quelqu'un à côté :
C'est celui-là qui a avalé quelque chose comme un tournevis ?
Ça fait un mois maintenant. Sûrement que ça a commencé plus tôt mais moi ça fait à peu près un mois que j'ai su. Dès qu'il sortait du travail Pétros prenait l'Opel Kadett pour aller rue de Thèbes et il attendait. Il travaillait aux entrepôts Grékas derrière la rue Platon et dès qu'il finissait l'après-midi il prenait l'Opel pour aller rue de Thèbes et il guettait les voitures qui passaient. Il allumait les warning puis allumait une cigarette et mettait dans le lecteur une des cassettes que je lui avais données il baissait la fenêtre et regardait les voitures qui passaient. Et dès qu'il repérait une bagnole de prix — un 4x4 balèze ou un cabriolet turbo — il mettait le contact il démarrait et il la suivait. Le Pirée, Kastella, Phalère et même plus loin. Glyphada, Voula, Héliopolis — et va savoir où encore. Il prenait en chasse les voitures de prix parce que d'après lui il voulait savoir où habitaient leurs propriétaires ou l'endroit où ils travaillaient. Des heures entières il tournait comme une âme en peine. Et la nuit où il m'a raconté tout ça il est arrivé bourré à la maison il est tombé tout habillé sur le lit il a allumé une cigarette et a chanté une chanson de Robert Johnson — il savait pas les paroles il avait retenu que l'air — et après il a dit comme c'est bizarre d'être pauvre, c'est bizarre d'être pauvre, il m'a dit Pétros, c'est comme si t'étais comme ces pingouins qu'on montre à la télé et qui voient les glaces fondre autour d'eux et qui savent pas d'où la mort va les saisir ni comment échapper à ce truc complètement dingue et de la peur qu'ils ont ils se jettent l'un sur l'autre pour se bouffer — c'est comme ça il a dit Pétros.
Et après il s'est dressé il a plaqué ses mains sur ses côtes et a commencé à tourner en rond dans la chambre et à se balancer de droite à gauche et il sortait des sons bizarres et alors je me suis levé du lit moi aussi j'ai allumé une lampe et j'lui ai dit tu t'es encore cuité espèce de connard s'il se réveille l'autre et qu'il te voit tu vas prendre des raclées toute la nuit et Pétros a dit laisse-moi c'est moi qui fais le pingouin maintenant et puis il s'est arrêté il m'a regardé et il a dit les pingouins c'est une espèce en voie de disparition et c'est interdit de les frapper et le premier qui veut me toucher je le dénonce aux écologistes. Et quand j'ai éteint la lumière il a arrêté ses allées et venues il a allumé une cigarette et a regardé par la fenêtre les feux des bateaux qui tremblotaient en bas dans le port et il a dit ce vendredi est encore passé et une fois de plus Grékas les a pas payés.
Pendant deux mois il nous a mis dedans, il a dit. On était rassemblés depuis quatre heures de l'après-midi devant le bureau de paye et on a attendu. Quinze à vingt personnes. Ils sont arrivés à en payer que cinq ou six et les autres on est encore restés à sec. Moi j'étais le huitième. On a gueulé injurié rien. La semaine prochaine qu'ils ont dit. Y avait aussi le père Kostas qui conduisait le chariot-élévateur dès qu'il a entendu ça le voilà par terre. On court le ranimer. Mais y a pas plus comment dire plus humiliant que ça. Deux mois sans salaire à attendre dans la queue d'être payé et quand ça va être ton tour on te dit c'est fini y a plus d'argent y en aura la semaine prochaine. C'est à te rendre malade. A te fendre le cœur comme on dit. Mais t'aurais dû nous voir. Comme des pingouins qu'on était. A attendre comme ça dans la queue un derrière l'autre en avançant pas à pas et en allongeant le cou pour voir ce qui se passait dans le bureau de paye et si on donnait de l'argent à celui qui venait d'entrer. On ressemblait vraiment à des pingouins. Et tout le temps qu'on attendait là j'étais prêt à me jeter sur le mec devant moi et je savais que le mec de derrière il était prêt à se jeter sur moi. Parce qu'on savait qu'y aurait pas assez d'argent pour tout le monde. T'aurais eu la chair de poule si tu nous avais vus. Comme des pingouins j'te dit.
Je pars de l'hôpital Tzanio à pied parce que j'ai pas d'argent pour un taxi mais aussi parce que je veux marcher. Cinq clous. Les médecins ont dit qu'il y en avait deux qui s'étaient plantés dans l'œsophage et que les autres étaient descendus dans l'estomac. Un cas difficile. Parce qu'il a soixante-dix ans passés et aussi à cause de son cœur. Il paraît qu'ils vont faire quelque chose mais ils m'ont pas dit quoi. Peut-être aussi qu'ils savent pas quoi faire. Peut-être même qu'ils veulent pas faire quelque chose — qui sait. Ils m'ont envoyé à la maison pour rapporter ses médicaments pour voir ceux qu'il prend et un pyjama des sous-vêtements et des pantoufles. Ils m'ont presque foutu dehors et c'est ça mine de rien qui me tracasse.
Décembre il y a la pleine lune et des étoiles et mon haleine sort de moi comme du brouillard. Vendredi soir. Pétros va rester bouclé le week-end — ils vont le ramener lundi au tribunal. J'ai appelé l'avocat depuis l'hôpital et il me l'a dit. C'est la junte, mon vieux, la junte, qu'il m'a dit. On revit l'époque de la junte. Ils ne le relâchent pas soit-disant parce qu'il risque de s'enfuir. C'est inouï. Mais aussi avoir un frère pareil. Si je peux me permettre. C'est sérieux de faire ça? Pour un garçon de son âge. Bref lundi on va le sortir de là, la question ne se pose pas. Patience mon vieux, courage. Que deux jours à passer.
Je tourne à gauche rue de la Deuxième Division, à droite rue des Héros je débouche au Théâtre Municipal et je vais pour prendre le bus mais je continue à pied vers le port. Noël. Noël arrive et les rues sont décorées de guirlandes et sur les lampadaires on voit clignoter des grandes bougies artificielles et des sapins verts et des Pères Noël et des rennes. Là-haut c'est Noël et ici en-bas c'est le Vendredi Saint — le trottoir est plein de taches qui ressemblent à du sang comme si un homme frappé ou un animal blessé était passé par là et qu'il avait laissé derrière lui une longue traînée de sang. Du sang noir séché.
Hier soir on l'a attrapé à Glyphada. Pétros. Hier soir on l'a attrapé à Glyphada. Il guettait de nouveau rue de Thèbes et il a pris en chasse un 4x4 avec une femme seule. Ils sont arrivés à Glyphada le 4x4 est entré dans un garage et Pétros est sorti de l'Opel il s'est approché il a regardé par-dessus la clôture et alors il a vu qu'il dit la plus belle maison qu'il avait jamais vue de sa vie — une villa immense comme un château qui avait un jardin avec du gazon et des arbres et des lumières bizarres et au milieu un sapin de Noël qui avait l'air fabriqué avec de la glace. Et après juste comme la femme allait fermer la porte du garage Pétros est arrivé à entrer et il voulait à tout prix rester là. Il voulait rien faire il voulait faire du mal à personne. Il voulait juste qu'on le laisse passer la nuit là dehors dans le jardin pour regarder la maison le gazon et ce sapin bizarre qui avait l'air fabriqué avec de la glace. Il voulait rien faire d'autre.
Mais la femme et la maison étaient à un juge, un procureur ou quelque chose comme ça.
C'est l'avocat qui nous a appris tout ça — Pétros il a même pas téléphoné.
A l'angle de la rue Georges Papandréou et de la rue de la Résistance je suis bloqué par les feux. Le vent est coupant une brume jaune et glacée monte du port et voile les lumières des lampadaires et de la rue. Et les taches sur le trottoir sont plus nombreuses maintenant, comme si c'était pas une personne mais une armée sanglante qui était passée.
Le feu passe au rouge et je traverse en regardant l'asphalte.
Il criait quelque chose à propos de pingouins, a dit l'avocat. Ils ont eu un mal fou à le faire tenir tranquille. Déchaîné. Il a même déchiré la chemise d'un agent de police. Complètement ivre.
A la maison je mets dans un sac un pyjama des tee shirts des slips et des chaussettes. Je mets dans un sachet tous les médicaments que je trouve. Je me verse à boire du raki pour me réchauffer — j'ai les mains gelées, mes jambes tremblent encore après la marche. Et après je fais quelque chose que j'ai pas fait depuis des années. Je plonge à moitié dans le placard et je renifle. Petits on faisait ça souvent avec Pétros. L'hiver. La nuit on sortait dans le couloir on ouvrait le placard on rentrait dedans et on reniflait les vêtements — les nôtres, ceux du père, de la mère. Ceux de la mère sentaient plus fort que tous. Marche sur les bouts de coton pour pas que le minou t'entende murmurait Pétros. Où il avait pêché ça j'en sais rien. Marche sur les bouts de coton pour pas que le minou t'entende. Comme on rigolait et comme on reniflait ces nuits-là. Et après on retournait au lit et on avait encore l'odeur des vêtements sur la bouche et avec cette douceur sur la bouche on s'endormait en se serrant dans les bras.
Mais maintenant c'est autre chose. D'autres années, une autre maison, d'autres vêtements — même l'odeur dans le placard a disparu. Il me semble que tout a perdu son odeur aujourd'hui. Ou bien c'est moi qui ai perdu les odeurs qui sait.
Les radiateurs sont fermés et le froid entre par la fenêtre de la cuisine. Je mets des mouchoirs en papier dans les fentes je les tasse. Et après je regarde sur la table la boite avec les clous.
Je me verse aussi un autre raki et après j'ouvre la boite je prends un clou et je le mets dans ma bouche. C'est amer.
Décembre avec la pleine lune et les étoiles. Je me souviens que Pétros m'a dit un jour que dans le temps quelque part, au Pérou je pense ou au Mexique, ils croyaient que les hommes étaient nés des étoiles. Mais bien sûr les riches étaient nés d'une étoile d'or et les pauvres d'une étoile de bronze. C'est pour ça qu'ils pouvaient jamais être égaux. Parce qu'ils étaient nés dans des mondes différents.
C'est vraiment bizarre d'être pauvre.
Le vent souffle encore par les fentes. D'en bas je regarde les étoiles elles ont l'air toutes pareilles — ni en or ni en bronze, toutes pareilles. Le clou me glace la bouche.
Il va faire froid là où il est cette nuit Pétros.