Malgré toutes les épreuves que la Grèce traverse, et l'intérêt modéré de ses gouvernements successifs pour tout ce qui touche à la culture, il y a encore des gens là-bas pour se soucier de rayonnement culturel. Or pour que les livres grecs, par exemple, soient lus et appréciés à l'étranger, il faut de bons traducteurs. L'EKEMEL, Centre européen de traduction (littérature et sciences humaines), organisme d'État, a dû fermer ses portes en 2012, crise oblige, après avoir offert pendant quelque temps une excellente formation. Les fondations privées ont pris le relais. Deux d'entre elles, La Fondation Pètrou Hàri et la Fondation Kòsta et Elènis Ouràni, soutiennent désormais un programme de cours pour jeunes traducteurs de grec, toutes langues confondues, qui reçoivent une bourse pour venir étudier à Athènes.

J'ai eu la chance, au printemps 2014, de rencontrer les sept sélectionnés de l'année, placés sous l'experte houlette de Titìka Dimitroùlia, enseignante, journaliste et traductrice elle-même. Il y avait là deux talentueux Français, Marie-Cécile Fauvin, dont nous reparlerons, traductrice entre autres de Yànnis Rìtsos, et Nicolas Pallier.

Né en 1985, venu assez tard au grec et à la traduction, celui-ci n'a encore rien publié. Dans le cadre de la formation, Il a eu l'audace de s'attaquer à un texte très difficile, l'un des derniers du grand Màrios Hàkkas, où l'auteur aux portes de la mort nous entraîne dans des délires prodigieux. On trouve là quelques unes de ses pages les plus étonnantes, les plus poignantes. Certains passages où il joue sur les mots posent des problèmes quasiment insolubles. Le jeune traducteur s'en est remarquablement tiré, au point que j'ai tenu à l'inviter ici, en attendant la suite d'un parcours qu'on imagine brillant.






Màrios Hàkkas

MES DERNIÈRES NOUVELLES



So long as lips shall kiss

and eyes shall see

so long lives love

and love gives life to thee*



Les murs de la chambre à coucher, presque nus. Un petit tableau, angle de cellule de prison, et une tenture représentant sainte Geneviève. Pour tout mobilier, deux lits et leurs tables de chevet, une vieille armoire et le bureau. Plus ça va, plus mon univers se réduit à cette chambre. J'ai bientôt quarante ans et de sombres perspectives : métastases, probable généralisation, la fin proche et inévitable.

Je le sais, je ne m'en sortirai pas. On me dit d'arrêter de fumer, mais qu'importe, ce n'est qu'un détail parmi les forces qui me poussent à disparaître. Depuis toujours quelque chose m'entraînait vers le pire, et maintenant que le mal s'est étendu, plus question de se rétablir, après tout je n'ai même pas envie de me rétablir, disons que ça me plaît de sentir ma poitrine bouillir comme une marmite, un chaton qui ronronne dans mes bras, une compagnie dans la nuit, qui est là au réveil pour m'épauler.

Dans le lit d'à côté, ma femme est endormie. Je tousse, sans pouvoir expulser les glaires. C'est un moteur qui s'apprête à démarrer, à un moment on dirait qu'il s'enclenche, mais il se grippe quelque part, son bruit ne se stabilise pas, on l'entend dégénérer dans le cylindre, et s'éteindre peu à peu. Je fais d'autres essais. «Qu'est-ce que c'est ?», s'alarme ma femme dans son sommeil. «Rien. Dors.» Elle se tourne sur l'autre flanc et se rendort, avec un petit sifflement en fin de respiration.

Une brave femme. Elle prend soin de moi, m'apporte le lait au lit, ne dit rien quand je le renverse sur moi, ajuste mes oreillers, ramasse les mouchoirs en papier que je jette au sol sans raison. Dix ans de mariage ont abouti à cette relation sereine, à ce que la bave de l'un ne dégoûte pas l'autre, à une tendresse et une compréhension mutuelle. Les nombreuses fois où elle a mal au crâne, «viens», je lui dis, «viens là que je te caresse un peu», et aussitôt la douleur passe, ou s'apaise suffisamment. Tout est calme et doux dans cette chambre, voilà où en sommes après dix ans de vie commune.

Non pas qu'il en ait été toujours ainsi. Nous nous sommes donné bien du mal pour en arriver là. Les premières années, une rudesse prédominait dans nos rapports, peut-être parce que, ne m'étant pas résolu dès le départ au fait que j'étais désormais marié, je continuais à lui faire des crasses, et j'étais assailli par ses coups de colère, ses pleurs, elle ne cédait pas, jusqu'à ce qu'un jour j'abdique — puis est venue la maladie, pour parfaire notre équilibre.

La vie est un ajustement permanent, un resserrement, si bien qu'à la fin on accepte d'avoir cette chambre pour seul espace, on examine le plafond et les murs, à guetter une nouvelle tache dans la peinture, et on n'arrête pas de se demander à quoi ça ressemble, à un visage, à une chose, ou à la forme d'un animal. L'unique tableau de la pièce est un peu penché. Est-ce que j'ai pris mon cachet ? Je n'ai bientôt plus de mouchoirs. Le livre que je lis est insipide. Faut que je change de côté, peut-être que je serais moins gêné.

Autrefois je pensais que si je perdais mes jambes dans un accident de la route, je me suiciderais. Aujourd'hui je suis sur les genoux, le souffle court, m'arrêtant toutes les dix minutes pour m'asseoir : je n'ai plus de jambes, mais je m'acharne à exister. Je veux vivre comme avant, même si je n'ai plus de forces, dans la rue, je veux garder mon rythme intact, mais celui-ci s'effondre, au ralenti, d'un moment à l'autre il peut s'éteindre, cette côte là je n'arriverai pas à la monter, j'ai envie de m'allonger, je regrette mon lit, la chambre avec les taches, la lumière dessinée sur le mur par les persiennes.

Mon corps m'a trahi, blanc comme un drap ; mon visage un vrai linge, un crachat mousseux. Mon corps m'abandonne, je me laisse aller, je sombre, «ne baisse pas les bras!» crie ma femme, et je fais un dernier effort.

Je me trouve maintenant dans un hôtel de Paddington, dans un autre à Bayswater, ailleurs encore dans Camden Town ; partout le même décor, du lino au sol, et au mur un lavabo. Je marche maintenant sur Fulham Road, au Brompton Hospital, en face d'un bâtiment de briques rouges. D'une main la docteur arrange ses rares cheveux, droits comme des poireaux, de l'autre elle tient une radio, elle la projette sur le tableau lumineux, et son visage allongé s'allonge encore. «Malheureusement, c'est bien cela», dit-elle. «Mais je suis satisfaite de la progression. Cela grossit, bien sûr, mais plutôt lentement. J'espère que cela n'évoluera pas plus vite.»

Je sors de l'hôpital. À la station South Kensington, je lis les dernières nouvelles des journaux : Lillian Board, 22 ans, championne d'Europe du huit-cent mètres, meurt d'un cancer. «She dies», écrivent les journaux, et en me laissant entraîner vers le fond par les escaliers roulants, je pense quant à moi : no dice**.

Plus tard, à Paris, station Porte d'Orléans, j'ai lu l'annonce de sa mort. Les journaux publiaient de vieilles photos d'elle, au moment du départ, ou sur le fil d'arrivée. Il y en avait aussi une où elle marchait, elle venait de gagner le huit-cent mètres et souriait aux flashes, le visage et la chevelure baignés de lumière, la poitrine en pleine inspiration, prête à lui déchirer le maillot. J'ai posé un doigt sur son buste, il s'est aussitôt dégonflé — rien qu'une poignée de terre désormais, les photos jaunissent, les flashes se tournent vers d'autres cibles, le record a été dépassé, les haut-parleurs se sont tus. Voilà comment tous les deux, peu à peu, nous nous faisons oublier, encastrés là-haut dans la constellation du Cancer (un jour j'en ai rêvé, j'en ai été tout remué : sa forme est pareille à celle que, d'après les radios, je trimbale dans la poitrine). J'appuie mes doigts sur ma poitrine, les appuie à nouveau, me tâte, me retâte, à un moment elle arrête de palpiter, dead, et c'est tout juste si j'ai le temps de couper le fil dans un dernier effort.

Ça ne pouvait donc pas se passer autrement, c'était là son évolution naturelle ? Ça a commencé comme un pois chiche, c'est devenu une pièce de monnaie, puis un genre d'œuf, et maintenant ça a la taille d'un poing. Les espoirs s'effilochent.

De vieux cafés hauts de plafond, avec d'étroites tables en marbre, où se retrouvent des retraités et des anciens combattants. Ils jouent des loukoums aux cartes. Parfois le troisième joueur est absent, à cause d'une grippe ou d'un taux d'urée subitement élevé, on trouve un nouveau troisième, puis ils redeviennent deux, un à un ils disparaissent, cèdent tranquillement leur place, sortent du jeu et partent reposer un peu à l'écart de la ville. C'est un peu comme ça que j'avais souhaité finir moi aussi, et c'est à peu près ce qui serait arrivé si cette chose ne grandissait pas dans ma poitrine.

Un café parisien, Porte d'Orléans. Un petit vieux se tient à l'écart, appuyé sur sa canne. Il porte une vareuse, un képi sur la tête, et sur le bandeau du képi un insigne en forme de gouvernail. Devant lui, un verre à liqueur, rempli d'une boisson jaune. Il le sirote de temps à autre. Son nez n'est pas loin de s'unir à son menton. Le lendemain, je me rends au café un peu plus tôt. Il est à sa place. Le surlendemain je me lève avant l'aube. Il est encore là. Je suis désormais certain qu'il sera encore là lorsque moi je ne pourrai plus m'y rendre, et encore lorsque je ne serai plus là pour pouvoir m'y rendre, même après vous, le vieux sera à sa place, vous pourrez le vérifier dans deux ou trois générations, il porte une vareuse foncée avec de grands revers, sur la tête il a un képi bleu, et par-dessus tout, cet insigne sur le bandeau. «Capitaine, ohé Capitaine, pour où tu nous embarques, toi qui restes toujours sur la rive ? Comment tu te débrouilles pour qu'à chaque fois, nous, nous partions, et que toi tu restes?» Il a un visage inexpressif, tout plein de rides, une peau de lézard et un nez qui part à la rencontre du menton. Porte d'Orléans, le café à l'angle, en face quand on sort du métro — non, pas l'autre, en haut à l'angle en face de la sortie (une autre sortie), je parle bien de celui d'en bas, qui s'appelle «Café d'Orléans», à moins que ce ne soit l'autre qui ait ce nom là, je ne me souviens pas bien, ou alors dans l'angle opposé, cherchez au cas où dans l'autre angle, dans tous les cas il ne peut pas y avoir plus de quatre angles, et gare aux sorties car elles sont nombreuses, ne vous embrouillez pas, qu'il ne vous échappe pas, attention vous allez le perdre, finalement je pense que vous ne le trouverez pas, c'était pourtant une belle occasion, ça paraissait si simple au départ, mais pourtant si difficile, de vous trouver face-à-face avec le vieux capitaine.

Je me traîne dans les rues d'Athènes, m'agrippant aux arbres pour avancer. Je n'ai nulle part ailleurs où m'agripper. Jusqu'ici, ils ont été nombreux à s'appuyer sur moi — et je les ai transportés. À une époque, un djinn (sans que je comprenne, bien sûr, que j'avais affaire à quelque chose de ce genre), m'a supplié de le faire passer de l'autre côté. Je l'ai hissé sur mon dos, et une fois arrivés, il ne voulait plus descendre. J'ai marché pendant des années avec ce djinn cramponné à moi, c'est d'ailleurs peut-être pour ça que je suis un peu courbé. J'ignore comment je m'en suis débarrassé, je sais seulement que de mes tentatives de libération a résulté cette dureté sur mon visage.

Maintenant c'est à mon tour de trouver quelqu'un pour me transporter. L'ennui c'est que du temps de mon apogée, j'ai chassé tout ce que j'avais d'amis et d'idées. Je passe quelques coups de fil, la plupart ne répondent pas. Les rares qui décrochent, lorsque je leur demande «alors, partant?», se mettent à balbutier. Je marcherai donc seul — très bien, mais comment parcourir le chemin restant ?

Je rencontre une jeune fille. Je l'emmène à l'hôtel. Elle a deux gros seins qui pendent. J'empoigne de ce côté-là, elle crie, pleurniche, «prends-moi», dit-elle, «prends-moi». «Pour aller où ?», je lui demande, bouillant. «Là où je vais, je ne peux prendre personne avec moi». Elle insiste, «prends-moi», et me tend ses seins. Je renfile mon pantalon en vitesse et sors d'un bond sur le trottoir. Fardeau. La question, c'est de savoir où je vais décharger le mien.

J'entre dans une église. De derrière les icônes, j'entends une voix sévère : «À marcher seul, sombre-t-on ?» Bretons ? Qu'est-ce que les Bretons viennent faire dans cette histoire ? «... promettez la vie éternelle», poursuit la voix, et je ne comprends pas pourquoi Prométhée vient se mêler à ça. La vie éternelle, d'accord, mais qu'est-ce qu'il nous veut, Prométhée ? Énigme. C'est à ne pas se mêler de métaphysique. Je regarde autour de moi, à la recherche de celui qui m'a soumis l'énigme. Je distingue une inscription : «et je vous donnerai du repos». Non merci, je me passerai d'un tel repos. Je connais le refrain, mon corps mangera les pissenlits par la racine, tandis qu'ils me sauveront l'âme, soi-disant. Mon problème est exactement l'inverse : qu'on sauve mon corps si possible, pour ce qui est de l'âme je m'en moque, faites-la bouillir, recouvrez-la de goudron, qu'elle ne se repose jamais, et qu'elle continue, tel un petit chien invisible dont seule une clochette signalerait la présence, à effrayer les passants sur des chemins déserts de campagne, la nuit, jusqu'à ce qu'ils prennent leurs jambes à leur cou. Je sors de l'église à reculons.

Je me rends à une réunion secrète. Je m'installe dans mon coin et tente de me changer les idées à travers les discours des autres. Pendant quelques instants j'y parviens, je me fonds dans le groupe, mais ma toux réapparaît pour me rappeler mon cas, une toux persistante, je dérange mes voisins, impossible de m'assimiler au groupe, de ne faire qu'un avec son objectif et de l'imaginer continuer sans moi lorsque je ne serai plus là — une tentative de perpétuation par le biais des autres. Alchimie. On est ou on n'est pas, tout le reste n'est que consolations, c'est d'ailleurs pour cette raison que l'objectif est si large, c'est pour qu'on tienne tous dedans, des générations entières, l'une transmet à la suivante, les réunions secrètes s'éternisent, on résout certains problèmes, on en découvre de nouveaux, les gens s'absorbent dans tout ça, jusqu'à ce qu'ils touchent à leur terme, et, songeant sereinement que «les autres continueront», rendent les armes.

Je prends la parole et parviens tout juste à lancer, entre deux quintes de toux, le slogan «sauve qui peut». Évidemment, personne n'adopte mon point de vue (c'est une vieille histoire, m'a-t-on d'ailleurs jamais écouté ?), et me voilà obligé de leur expliquer que moi, je mourrai pour moi et pour moi seul, je n'ai pas pour objectif de mourir pour quelque objectif que ce soit, et que ça sera donc une fête, cette condamnation c'est mon affaire, objectivement mon affaire, et il n'est pas question que j'en accable quiconque. Je sors et reprends ma pérégrination.

Je fais une halte dans un bar, en haut des marches, une mezzanine. À la table d'à côté, une jeune fille boit son café lentement. La serveuse monte avec un plateau rempli. Je me penche et glisse à la fille, comme une confidence :

«Ça vous dit que je la fasse tomber ?», et avant même que je n'achève ma phrase, on entend le bruit des verres brisés. Je me précipite vers la serveuse.

«Excusez-moi», lui dis-je.

«Pourquoi ?», s'étonne-t-elle en s'essuyant. «En quoi est-ce votre faute ?»

Il est bien sûr impossible de lui expliquer, je retourne à ma place. Suite à cet incident je me sens assez fort, la toux a disparu, mes pieds sont bien ancrés sur le plancher. La fille me regarde avec insistance, l'air de dire «ce n'était pas correct». Elle a délaissé son café, croise nerveusement une jambe au-dessus de l'autre et secoue ses cheveux, lesquels tombent en cascade sur ses épaules. J'ai envie de poursuivre mon numéro, évitons juste qu'elle me prenne pour un saltimbanque.

«Je vous vous fais cadeau d'une touffe de mes cheveux», dis-je en en déracinant autant que ma main peut attraper (de toute manière ils tombent d'eux mêmes avec la chimiothérapie, je tire dessus et ils me restent dans les mains). Plus ça va, plus le charme qu'elle exerce sur moi grandit. Je serais prêt à lui offrir l'un de mes yeux (qui ne sont pas de verre), si seulement j'avais une fourchette pour l'extirper ; je veux lui donner tout ce que j'ai sur moi en double, exception faite des reins naturellement, puisqu'on m'en a enlevé un, mais de manière générale, le moindre morceau qui lui chante, je lui en fais cadeau. L'attraction a l'air d'être réciproque, j'exerce moi aussi sur elle une sorte d'envoûtement, simplement je ne veux pas qu'elle me croie saltimbanque, qu'elle ait une fausse idée de moi. Tout ce que j'accomplis, je le fais en accord avec les règles de la réalité objective, je ne suis pas un truqueur, tout au plus un individu étrange.

«Tu viens ?», je lui fais, sans clarifier si je veux dire à ma table, à l'hôtel le plus proche, ou pour le long voyage. Elle s'approche. Elle est grande, des jambes superbes et interminables. J'ai toujours désiré avoir une femme grande. Les trois qui me sont échues étaient courtes sur pattes, hautes comme trois pommes, et devaient se démancher le cou pour me regarder. Abandonnant ma posture miséreuse, je bombe le torse, souris enfin (dans ma situation, c'est un progrès non négligeable), et sens une grande force m'envahir les bras. Je brandis le poing et l'abats sur la machine — une de celles qui mesurent la puissance que vous avez dans les bras. L'aiguille fait un bond, tout le monde s'attend à ce qu'elle s'arrête à soixante, au maximum à soixante-dix, mais elle fonce, dépasse la barre des cent, et s'envole encore au-delà. Beaucoup me regardent avec émerveillement, d'autres observent les brindilles que j'ai en guise de bras, et n'en reviennent pas. «Pour toi, chérie», je chuchote en m'éloignant dignement de la foule. Elle m'encourage en souriant. La force surnaturelle a désormais atteint mes jambes. Je grimpe la montagne presque en courant, premier au sommet, j'allume une cigarette en attendant les autres. «Pour toi, chérie», je répète, et elle m'enlace en me couvrant de baisers.

«Je peux accomplir de nombreux d'exploits», lui dis-je.

«Ne t'en fais pas, tu iras mieux», me répond-elle.

«En tout cas, que j'aille mieux ou non, tu ne partiras pas.»

«Non, non», m'assure-t-elle. «Je resterai pour toujours auprès de toi».

«Autrement je te marquerai, je tracerai trois coups de lame sur ta joue, pour t'enlaidir. J'inscrirai mon blason dans ta chair, un H, de manière à ce que tu sois mienne, pour toujours».

«Avec une épaisse couche de fond de teint, ça ne se verra pas».

Je commence alors à lui examiner le visage, «ce n'est pas toi», j'enfonce mes ongles profond dans sa chair, «ce n'est pas toi», je gratte son maquillage, et découvre enfin les cicatrices. «C'est toi. Tu viens ?»

«Où ?»

«Partout, jusque dans les ténèbres noires. À marcher accompagné, y sombre-t-on ?»

«Oui, exactement, chez les Bretons. Ils ont un centre de recherche spécialisé pour ta maladie, là-bas. Ils utilisent de nouvelles méthodes. Tu vas voir comme tu vas te rétablir. Ils te font monter la fièvre jusqu'à quarante-et-un et demi en t'injectant de l'oxygène et de l'hélium dans les poumons.»

«Chez les Bretons alors...», dis-je, dubitatif. «Et Prométhée, comment tu m'expliques Prométhée ? Ce n'est pas que ça m'intéresse tant d'avoir une «vie éternelle», mais je demande comme ça, par curiosité.»

«Pro-méthée, le préfixe pro- (avant) suivi de Méthée, l'ivresse, autrement dit, sois sobre, retarde l'ivresse, et ton esprit sera sauvé une fois pour toutes.»

«Donc, le sobre ton avant l'ivre», poursuis-je en murmurant.

«Écris sans fioritures, et peut-être que tes livres te survivront.»

Ainsi s'est poursuivie cette joute verbale, et couplée à l'autre, la lutte entre les femmes, elles m'ont éjecté hors des frontières du monde, me catapultant dans des abîmes dont je pensais ne jamais revenir, jusqu'au moment où je retournais au réel, m'occupais de la maladie, et repartais à nouveau.




«Je l'ai pris pour le hisser bien haut», a dit la fille.

«Oui, pour qu'ensuite il tombe et se casse la figure», a dit ma femme.

«Il s'agit d'une méthode thérapeutique», suis-je intervenu. J'étais allongé sur le lit, des oreillers me maintenaient la tête en hauteur. Je respirais difficilement.

L'autre a repris la parole : «Il faut qu'on lui remonte le moral».

«Comme ça, en l'air ? Sans contrepartie ? Sur quoi s'appuiera-t-il ?», insistait ma femme.

«Nous allons rechercher une forte montée de la température», me suis-je à nouveau immiscé avec l'espoir de les réconcilier. Elles se tenaient à droite et à gauche du lit, leurs yeux s'envoyaient des flammes. «Quand j'aurai atteint quarante degrés, peut-être même quarante-et-un, le mal à l'intérieur de moi se consumera, puis je redescendrai petit-à-petit à mon état normal.»

«Ce que je sais», a dit ma femme avec humeur, «c'est que tu dois garder les pieds bien sur terre. Les illusions ne sont plus permises.»

«Il est indispensable qu'il s'élève, sinon il va sombrer, se recroqueviller sur lui-même, et après, pas moyen d'en sortir.»

«Je vais le retenir là où il est», s'est entêtée ma femme, en faisant mine de s'accrocher au lit.

«Je repasserai par ici en descendant, ne t'inquiète pas, vous me rendrez d'ailleurs un grand service en me maintenant à trente-six virgule six, que je ne tombe pas plus bas, auquel cas la thérapie aura réussi, mais le malade...»

«Ce n'est pas sûr qu'en descendant tu repasses par ici. L'espace dont tu disposes est immense, tes capacités infinies. La question, c'est que tu te lances, on ne va quand même pas t'enterrer dans cette chambre ?», a dit la grande avant de donner un coup violent dans le lit. Ma femme a tenté de s'y agripper, mais je montais déjà, tout seul, c'est à peine si j'ai eu le temps de piquer un drap, parce que je n'avais rien sur moi, et j'atteignais le plafond, léger comme tout. En bas on se disputait, elles en étaient carrément venues aux mains.

La fille criait «va-t'en !», et ma femme «reste!». Je me suis renversé. J'ai vu que le tableau penchait, l'idée m'est venue de descendre pour le redresser. Puis j'ai croisé le regard de la grande, sévère, comme si elle avait lu dans mes pensées, et encore une fois elle m'a conquis.

«Par où ?», lui ai-je crié alors que mon drap glissait, et que l'on était sur le point d'avoir une révélation.

Elle s'est élancée vers la fenêtre, et ma femme s'est engouffrée derrière. Elle a juste eu le temps d'ouvrir un battant.

«Je ne peux pas passer», lui ai-je lancé.

Ma femme retenait fermement l'autre battant. «Tiens, voyons voir qui est la plus forte», me suis-je dit, la grande l'a repoussée violemment, et elles sont tombées sur le lit en luttant.

«Va-t'en!», a crié la grande, haletante, alors que j'attendais encore de voir si ma femme me voulait toujours, si elle allait crier «reste!» — mais l'autre l'avait bâillonnée, ne s'échappait plus de sa bouche qu'un gémissement. J'ai fait un petit vol plané pour ouvrir l'autre battant, et à l'instant où je commençais à sortir, j'ai entendu la voix déchirante de ma femme : «Non ! Elle va te faire la peau, celle-là!».

«C'est pour mon bien», ai-je lancé en sortant, impossible de rester plus longtemps pour lui expliquer, l'oxygène et l'hélium gonflaient ma poitrine, je prenais de la hauteur.

Au premier étage, mon beau-frère était occupé à réparer une chaise déglinguée.

«Où vas-tu ?», m'a-t-il demandé, accroupi.

«Mes hommages à la demoiselle d'honneur», et je lui ai fait un signe joyeux de la main.

«Où ?»

«Là-haut. C'est une nouvelle thérapie, une sorte de voyage cosmique».

Il m'a souhaité «bonne chance» et s'est remis à son ouvrage. Dans la mansarde, mon autre beau-frère lisait un livre, les cheveux hirsutes et les yeux rouges, sans doute à cause d'une nuit blanche.

«Il fallait bien que j'aille quelque part : soit en bas, soit en haut. Là où j'étais, je ne pouvais plus y rester», ai-je tenté de me justifier.

«Je suis navré. Vraiment navré», a-t-il dit, pressé de se débarrasser de moi pour retourner à son livre.

«Je t'en prie, dis-leur en bas d'arrêter de se disputer, je suis loin désormais, et même si j'avais voulu, je ne pouvais pas rester», et j'ai réajusté mon drap, faisant passer un bout au dessus de mon épaule, et laissant l'autre pendre jusqu'à mes pieds.

«Je ne me mêle pas des histoires de famille des autres. En tout cas je te souhaite un bon voyage. Si tu n'en reviens pas, je peux me servir de ta bibliothèque pour quelques recherches ?»

«Bien sûr, je t'autorise à t'occuper de mon œuvre», lui ai-je crié, et je suis parti.

Je m'enfonçais dans une épaisse substance laiteuse, je n'arrêtais pas de me perdre. La grande fille et ma femme étaient sorties dans la cour, elles observaient le ciel avec des espèces de lunettes teintées, jusqu'à ce que je pénètre un nuage où je ne distinguais rien — pas plus qu'elles, j'imagine. Une sensation de solitude m'a enveloppé, de froid aussi, pourquoi n'avais-je donc pas attrapé une couverture en partant, je claquais des dents, quelle erreur de n'avoir pris que ce drap, j'avais voulu me présenter là-haut en pseudo-Christ et je me retrouvais à frissonner, je me suis roulé en boule, l'air se raréfiait, j'avais de plus en plus de mal à respirer. En moi tout se consumait, l'oxygène et l'hélium me brûlaient les entrailles, dégageant des bronches que la cigarette avait obstruées depuis des années. La fièvre montait par vagues, du violet au rouge et du bleu clair au bleu foncé, puis a surgi un gris, et j'ai compris que j'entrais pour de bon dans les teintes sombres ; plus loin j'ai vu s'approcher une variation du noir, c'était une immense chenille à quarante pattes — «déjà!», ai-je pensé —, elle m'est passé dessus, m'a piétiné, mon corps entier fourmillait, je tremblais, tressautais, «qu'est-ce que ça va être quand j'atteindrai quarante-et-un, qu'est-ce qui peut bien m'attendre de pire ?».

J'avais passé six couleurs, il ne me restait plus que la septième, mon sang bouillonnait, mon cœur battait un jazz endiablé, lorsque le noir le plus noir m'est apparu, avec sa démarche de pieuvre, m'emportant, me déboussolant, je m'approchais incessamment des limites, si seulement j'avais pu rester là, ne pas sortir de cette zone, et voir de l'autre côté. J'étais suspendu au bord, de mon front giclait une fontaine d'eau brûlante, mes cheveux dégoulinaient, j'ai jeté un œil dans le noir goudronneux, et avec tout ce qu'il me restait de souffle j'ai crié : «Eurydice ! Eurydice !», sans recevoir de réponse, même l'écho de mes cris n'est pas revenu, noyé dans les abîmes, «Eurydice!», j'ai insisté, mais je n'entendais plus ma voix.

Je me tenais encore au bord, malgré les forces qui me tiraient vers l'intérieur, j'essayais tant bien que mal de garder mes pieds dehors — le reste de mon corps avait déjà glissé —, «quarante-et-un et demi», a dit quelqu'un à mes côtés, et après avoir murmuré «Lillian Board», j'ai entendu ma voix, multipliée par des dizaines de haut-parleurs, se mêler aux hourras du stade. «Lillian Board», j'ai répété, plus fermement, et j'ai vu au milieu des ténèbres une lumière courir dans ma direction. C'était elle, avec sa foulée de gazelle, à environ quatre cent mètres, elle arrivait droit sur moi, une torche à la main. J'ai commencé à m'alourdir, une sorte d'inclinaison vers le bas, puis je me suis lancé, les bras en arrière, tombant tout doucement dans la direction tracée par la lumière de Lillian. L'obscurité se dissipait. «Trente-neuf et demi», j'ai entendu — autour de moi tout était violet. «Je vais l'amener à la maison elle aussi», j'ai pensé, en me retournant pour voir si elle arrivait. Mais elle courait maintenant en sens inverse, rapetissant, jusqu'à devenir un point minuscule, et se figer quelque part là-bas, sous forme d'étoile.

Je poursuivais ma descente, autour de moi tout était blanchâtre, des nuages, ou peut-être des draps, j'ai pensé. Au loin il m'a semblé voir des maisons effrayées, collées l'une à côté de l'autre pour se réchauffer. Puis j'ai distingué des arbres, des acacias dépouillés, «un automne bien avancé», me suis-je dit en les rejoignant. Là, j'ai vu clairement un mur de pierre, et malgré tous mes efforts pour ne pas le franchir, j'ai fini par tomber dans son enceinte, atterrissant directement dans un trou autour duquel des gens se tenaient debout, certains lançaient des fleurs, qui me recouvraient le visage, un autre a jeté une poignée de terre ; comme ils salissaient mes vêtements j'ai envisagé un instant de les secouer, mais je ne pouvais plus différencier la terre de mes mains, elles étaient toutes deux couleur chair, plutôt bien assorties d'ailleurs. Quelqu'un m'a jeté une volée de cailloux, il ne devait plus y avoir de terre, puis un autre m'a lancé une grosse pierre sur le genou — très douloureux. Il y avait là de nombreux visages familiers, ma femme tout devant, avec un voile de deuil, et un peu en retrait, dans une robe noire moulante, la grande, qui m'excitait à essayer de se frayer un chemin vers moi, en faisant tout plein de mouvements de danseuse bizarres, révélant tantôt sa poitrine, tantôt ses hanches et sa haute croupe de belle pouliche, et puis ses jambes, ah, mon Dieu, ses interminables jambes, et alors qu'elle arrivait près de moi elle s'est penchée, ses mains semblaient me dire quelque chose, et au milieu d'une averse de pierres elle m'a dégagé — je me suis agrippé à elle, bien collé, je cherchais sa bouche.

«Ce n'est pas le moment», a-t-elle dit, sévèrement. «Jette donc une poignée de terre, qu'on le recouvre».

Certains lançaient à présent des pelletées, d'autres poussaient avec les pieds pour ne pas se salir, et la fosse se comblait — trois personnes ont ramené une énorme pierre, quelqu'un a même déchargé une poubelle entière. J'ai jeté moi aussi un petit caillou, symboliquement, et me suis éloigné avec la fille. On a passé le mur, elle m'a pris le bras, comme pour me consoler, m'apporter son soutien, et j'en ai aussitôt profité pour lui proposer un hôtel. «J'ai du temps», lui dis-je, «maintenant qu'ils me croient tous là-dedans», et j'ai fait signe d'appeler un taxi : «on va s'enfermer à clé, personne ne nous dérangera». Mais j'étais impatient, et comme aucun taxi ne passait, j'ai dû modifier ma proposition : «allez, là, derrière les pins, vite fait bien fait», et sans plus me retenir, je me déboutonnais.

«Tu ne dois pas gaspiller ton énergie dans ces choses-là», m'a dit la fille, toujours aussi sévère.

«Mais ce n'est pas du gaspillage. C'est ce qui fait renaître ma foi».

«Jette tes forces dans tes livres».

«L'ivre avant le sobre ton ?» lui ai-je demandé.

«Le sobre ton d'abord, et ensuite l'ivresse».



Ils m'ont dit qu'ils me remettront sur pied, façon de parler, je pourrai respirer, bouger les mains, sortir de temps en temps pour une promenade, à la condition, naturellement, que je ne gaspille pas mes forces, et surtout pas dans l'écriture.

Je leur ai demandé s'il n'était pas plutôt possible que j'écrive, quitte à ne pas bouger du tout les mains, et même à ne pas respirer, s'il le fallait. Ils ont levé les bras vers le haut, m'indiquant une direction incertaine. J'y suis allé.

Il portait une grande barbe blanche, et à la main un long komboloï, qu'il égrenait lentement. Je lui ai expliqué que ce n'était pas ce qu'il croyait, je ne demandais aucune grâce, mais simplement, étant donné que j'ai commencé à écrire un tantinet âgé, la trentaine bien tassée, et qu'à ce qu'il semble, je ne pourrai pas dépasser la quarantaine, en d'autres termes vu que je n'ai pas le temps, mais que d'un autre côté j'ai cinq à dix images en tête, ça serait dommage qu'elles soient perdues, des réflexions étranges que, si ça se trouve, personne ne se fera plus jamais après moi, donc voilà, rien qu'un petit bouquin encore, pas très gros, à peine plus épais que le précédent, en tout et pour tout trois doigts d'épaisseur. Et surtout, il ne sera écrit contre personne. À la rigueur contre moi-même, mon nez un poil trop long, qui ressort dès que je maigris un peu, mes sourcils, imperceptibles à force de blondir, ou contre ces boutonnières que j'ai en guise d'yeux — et pourtant, les filles me couraient après.

Lui, avec sa longue barbe blanche, me regardait avec insistance. Ce n'est pas qu'il était renfrogné, ni même solennel. Impitoyable, certainement, et dans son regard, les abysses.

«Tu es d'un égoïsme», m'a-t-il dit. «Tu ne viens pas pour me supplier, fais-moi grâce de quelques années de vie, mais pour me demander l'impossible, d'enfreindre mes principes : que tu puisses écrire alors qu'il n'y a plus d'encre dans ton bic ? Non, ça ce n'est pas possible. Le soleil se lèvera chaque jour, point.»

«Écoute», lui ai-je fait, «ne t'avise pas de m'énerver, parce que je vais me faire violence et expédier ça en deux trois mois, l'écrire à la va-vite, et tant pis s'il en sort une escroquerie (puisqu'au train où tu mènes les choses, où trouverais-je le temps de broder, de réécrire une deuxième, troisième, voire une dixième fois, et puis de chercher des poux, tout ça ne sont que des détails superflus, vu que tu me comprimes dans le temps). En tout cas je vais l'écrire, c'est sûr, et il sera dirigé contre toi, pour te provoquer : comment je l'ai accostée et l'ai ramenée près du lit, comment nous nous sommes jetés l'un sur l'autre, déchaînés, et puis ses jarretelles, pénibles ses jarretelles. N'agite pas nerveusement ton komboloï, ce sont des choses que toi tu n'as jamais faites, et ce qui s'est passé dans le lit ce soir-là, tu ne peux même pas l'imaginer.»

Son visage, aride, un «mur infrangible», et moi d'y chercher une faille, une petite contraction où me glisser, et passer de l'autre côté, vivant, juste assez pour écrire ce livre, pas pour toujours, il n'est évidemment pas question de durée de vie moyenne, mais éventuellement pour les cinq prochaines années, qui pourraient être mes plus fécondes, une petite exception à la grande règle, une petite exception, un médicament qui maintiendrait la tumeur au même point pour quatre-cinq ans, pas de guérison, non, le danger de la généralisation toujours présent, de manière à ce que j'essaye encore et encore de dénicher une petite fente sur son visage aride, et moins je la trouverais, plus je me viderais, des litres et des litres de transpiration, jusqu'au dernier râle, prévu lui aussi.

Le jour viendra où j'irai me mettre à genoux, supplier pour une simple journée. Dès que j'entendrai mes proches murmurer «ça se termine là» en levant les bras bien haut vers une direction incertaine, je m'en retournerai mendier, ne serait-ce qu'une journée — et s'il est miséricordieux, il me l'accordera, et ce malgré tout ce que je lui aurai lancé d'insultes entre temps.

À droite, ma femme, l'autre à gauche, la grande, elles s'apprêtent à me laver les pieds avec une eau de Cologne hors de prix. Gaspillage, penseront peut-être certains, ce qui ne fera que prouver que jusqu'au bout, il se sera trouvé des gens pour me désavouer. Et puis elle est indispensable, cette eau de Cologne, avec les différentes odeurs que je dégage, de vomissure, de la pisse qui s'est échappée, de la sueur acide, l'eau de Cologne vient recouvrir tout ça, si bien que les jeunes filles de la tenture avec sainte Geneviève ne détournent pas leur visage, au contraire, elles aussi, à leur manière, aspergent mon cadavre.

À la tête du lit, ma mère s'arrache les cheveux, elle pleure en gémissant, si fort que je ne supporte plus de l'entendre. «Moins haut», lui fais-je signe, et elle entame un chant funèbre traînant.

Ces trois femmes-là forment le premier cercle autour de moi, elles m'assistent, toujours brouillées entre elles : ma mère parce que ma femme lui a pris son fils, ma femme parce que ma petite amie lui a pris son mari. Demain un autre viendra me prendre, et elles pourront se réconcilier. Finalement, il faut toujours que j'appartienne à quelque chose, je n'ai jamais pu être à moi. «Ne vous disputez pas», je murmure, «on m'a donné une journée de délai, et encore j'ai dû la mendier, je serre les dents pour la retenir. Ce n'est pas tout à fait une grâce, je dois faire un effort moi aussi.»

Heureusement, j'ai réparti mon corps équitablement, les organes génitaux mis à part — l'eau de Cologne picote à cet endroit — : un pied et une main pour chacune, le nombril et l'épée du sternum en ligne de démarcation, le cou, la pomme d'Adam, le menton, la petite arête du nez comme balise, puis la ligne imaginaire se poursuit entre les sourcils, et divise le front. Les cheveux je les garde, l'une pourrait me les peigner dans un sens et l'autre différemment, je ne voudrais pas offrir un spectacle ridicule. La cicatrice de l'opération revient donc à ma femme, elle manque le cœur, mais c'est comme ça, la femme toujours à droite, il ne faut pas le prendre mal.

Je tourne les yeux vers la tenture de sainte Geneviève. Elle est toujours en partance, prête à chevaucher sa monture. «Attends», lui dis-je d'une voix mourante, «demain on part ensemble». Elle ressemble à la fillette dont j'étais amoureux à quatorze ans, elle aussi lâchait ses cheveux blonds de cette manière, sa chair était du même rose. Elle emmenait paître l'agneau pascal dans la forêt, et quand est venue l'heure de le conduire à l'abattoir, elle a versé tant de larmes que finalement on le lui a laissé. À cette époque j'étais au collège, j'allais faire mes devoirs dans le bois (pas de place à la maison, une cuisine et une chambre pour quatre personnes — quartier de Kaissariani), et Dieu m'aimait encore : l'agneau me suivait, et me ramenait la fille en même temps. Tout allait encore bien, ce printemps là, sous les pins, nos pas rythmés par la clochette de l'agneau, nous nous roulions dans l'herbe, petite Geneviève, petit agneau et moi, mes livres éparpillés au loin, et le soleil tout sourire à travers les épines de pin. De temps à autre, Dieu montrait un bout de sa barbe blanche — les effilochures d'un nuage cotonneux qui se dissolvait ensuite dans le ciel, et nous rendait le bois dégagé. Jusqu'au jour où j'ai entendu soudain la voix de ma mère, derrière-moi : «Dis-donc toi, c'est comme ça que tu fais tes devoirs ?». Elle se tenait les poings sur les hanches, ses narines expulsaient des vapeurs et des flammes comme la Bête de l'Apocalypse. L'agneau s'est enfui effrayé, la petite s'est redressée et j'ai aperçu sa culotte, blanche quoique un peu souillée — de peur, elle s'était pissé dessus. «Quant à toi, bergeronnette», lui a fait ma mère, «je peux savoir pourquoi tu lui tournes la tête ? J'irai tout dire à ta maman.» Quand je suis retourné au bois, le lendemain, l'agneau était égorgé, et les cheveux de la fille, des tresses bien serrées. Ma mère, naturellement, était satisfaite de m'avoir ramené, comme elle disait, dans le chemin de Dieu — quoique depuis je n'ai jamais plus revu son visage —, à croire qu'elle me hantait, pour ce qui est des filles tout du moins, elle me démasquait constamment, et quand plus tard j'ai attrapé une nénette qui me laissait lui toucher la poitrine, laquelle grossissait et devenait dure comme la pierre (je ne la tâtais pas, je caressais juste en passant ma main, tendrement, et intrigué de ne pas trouver un mamelon comme ceux que je voyais sur les jeunes mères qui allaitaient les bébés, larges et rouges comme des calots), eh bien là encore, elle m'a pincé la main dans le bustier, la scélérate s'était empêtrée dans un soutien-gorge bizarrement fait, et ne voulait pas en sortir.

Aujourd'hui elle sanglote à la tête du lit, et si je lui rappelle ces événements, il est bien possible qu'elle me dise que c'est à cause de péchés de ce genre que je me trouve dans cette situation, et que je devrais me repentir, ne serait-ce qu'au dernier moment. L'autre jour, elle s'est procuré un cierge grand comme moi, ainsi qu'un petit bonhomme en argent, puis elle s'est précipitée chez le Christ, à l'église de Spata, en espérant que ça me sauverait. Je sais que maintenant elle va insister pour que j'accepte une communion. Je n'ai pas d'objection. Seulement, vers la fin, quand mon délai aura expiré, je ferai mine d'ouvrir la bouche, je choperai le calice, et je me mettrai à arroser le pope, ma mère, ma femme, la gonzesse. Pourquoi ? Comme ça, pour m'opposer. Quand moi je lui ai demandé sa protection, il m'a dit «ce n'est pas possible». Pourquoi faut-il que je meure dans ma quarantième année quand d'autres atteignent soixante-dix ou quatre-vingt ans ? Et encore, moi, va pour quarante, mais Lillian, à vingt-deux ans, pourquoi ? Elle ne faisait peut-être pas assez d'exercice ? Elle ne suivait pas le bon régime, elle fumait ? Qui est donc celui qui fait, qui défait, et le lendemain disparaît ? Justice.




Je ne veux pas de pitié, mon Dieu, pas de pitié (le mon Dieu, soupir du fond du cœur, et non invocation)

Car je n'ai pas de fautes à te faire effacer,

de crimes à te faire laver,

ni de péchés à te faire purifier.

Je serais le premier à reconnaître mes crimes et mes péchés, et à mes yeux, ils me condamneraient pour toujours.

Je n'ai fait de mal à personne, à personne, et n'ai jamais rusé à l'encontre de quiconque, pour justifier tes paroles, et pour accepter ton jugement.

Je n'accepte pas que mes parents soient coupables, et que ma mère m'ait porté dans son ventre par le péché.

Je cherche la vérité, et ne la trouve pas ; ce qui est secret et non dévoilé m'est toujours étranger.

Aspergez-moi d'origan, de myrte, de poudre de thym, de moisissure des montagnes, et peut-être me purifierai-je, peut-être même deviendrai-je plus blanc que neige.

J'entends des mélodies, et m'en réjouis, tout comme jubilent mes pauvres os fatigués.

Regarde, regarde bien, sur mon visage se reflète mon cœur pur, et de très profond en moi, refait surface mon esprit droit.

Ne mets pas ton visage devant le mien, laisse-moi aussi voir au-delà.



* C'était écrit au bas d'un poster, qui montrait la statue d'une divinité hindoue à six bras.

** No dice : quelque chose d'équivalent à notre « hors de question », ou « pas moyen ».



Lire aussi :

Màrios Hàkkas, Les cénobites, choix de nouvelles, trad. Michel Volkovitch (publie.net).


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