LA MAISON


Ioulita Iliopoulou






FROISSEMENT de papier... Bouquets touffus de sonorités. Éclats de voix qui apportent toute l'histoire jusqu'à ceux d'en face. Depuis le commencement. Portes, fenêtres, charpentes, surfaces transparentes. Comme si tu étais en mesure de comprendre, maintenant que tu as grandi. De grands pots de fleurs séparent le ciel en triangles verts. Et les automobiles, leur vitesse, telle un félin gris volant. Désormais on emploie le mot chat, crient les dictionnaires en tirant la langue. Sonorité sifflante de la fin de l'été. Les mains d'une petite Elli qui n'a de cesse de briser la surface blanche et jadis lisse, du temps. Jusqu'à ce que soudain, renaissent portes et fenêtres, la maison. Murs que l'ombre a pâlis. Et un sourire a surgi sans raison, exactement à temps nommé. Tu es venu.




J'AI RÊVÉ d'une maison avec un piano seul, et pour voix toi. Un baiser, comme celui qui, vagabond, dure des siècles. Dans la pénombre d'une ville inconnue. Qui ne me connaît pas autrement. Exister avec toi seul. Ferme, ferme la porte. Sa porte. La maison... J'ai rêvé. Avec toi.




IL PLEUT ! Dalles brillantes blanches et noires. Rectangles uniformes à la reine invisible, absente. Les pions devraient être par terre. Introuvables, cependant. Seul le galop du cheval qui s'est perdu, sur le mur, laisse un sillon tout noir. Et sur les chaises, l'empreinte d'un poids ancien et tenace, aux bords savamment effilochés... - Il fait froid. - De la chambre du fond on croit saisir le crissement d'un soupir. Lourdes, deux armoires fermées à clé. En se penchant, on entend au loin les cris assourdis d'Hélène, d'Orsalia. D'enfants qui jadis ont joué à les ouvrir et à les fermer. Mais on entend plus distinctement la pluie. Dont les gouttes tombent sur le grand lit, sur les oreillers, sur les couvertures, sur le rideau à côté. Qui, encore accroché, cache, ne cache rien, d'autre. Seule, la maison. La maison que personne n'habite. Sauf les pluies et le vent. Enfant qu'on a oublié, en partant, dans la cour du fond. Car il ne savait comment appeler : Maman !




VALSE ANCIENNE des mots, accompagnée d'une voix d'accordéon. Et chuchotements d'enfants qui, la nuit, sont restés dehors. À l'extérieur de la maison... Par qui, ce soir, est poursuivie la lune qui ne veut pas sortir ? Dans le pot de fleurs d'infimes taches jaunes telles des citrons, en sont l'unique promesse. Lumière légère depuis la cour. On distingue à peine - «Viens-pen-che-toi-et-prends-moi» - ombres, syllabes qui passent. Bâtisseurs d'amours étrangères, les rêves sont des peintres : lourdes portes que le soupir ouvre doucement. Persiennes peintes à l'encre de Chine de la nuit, plus rouges. Une chambre qui semble ne pas avoir de plafond. Des baisers, encore des baisers la dévoilent. Et très haut les petites étoiles des arbres murmurent, endormies... Silence. Puis elles descendent et se répandent pour étouffer, telles des feuilles d'un vieil oranger, le lit vide.




LONG DORTOIR. Avec une rangée de petits lits. Grandes fenêtres bien fermées. Pénombre. Ni de «mon bébé» ni de berceuse. Seuls quelques enfants - plus âgés - murmurent sous les couvertures les paroles d'une chanson : «Il était un petit navire, il était un petit navire qui n'avait ja-ja-jamais navigué». Sous le matelas en guise de talisman, le désir pour une mère qui... Qui peut-être même viendra ... Apporter l'étreinte de ses bras ... Apporter dans ses bras la véritable maison.




ON FRAPPE À LA PORTE. Un son dur, comme électrique. Bizarre ! Personne ne fera le moindre mouvement. En bas, deux hommes jouent aux cartes sur une grande table noire. À côté, sur un vieux poêle à bois, une jeune femme cuisine un plat d'où ne s'échappe aucune vapeur. Des verres et des casseroles pendent, accrochés à l'étagère haute. Au-dessus, un lit d'enfant. Où ne dort que le sommeil. On distingue un arlequin en tissu et une petite étagère, presque vide, tandis que dans la chambre voisine, une grand-mère semble tricoter dans le fauteuil. Le fil franchit les murs, traverse les pensées, les rêves, jusqu'à s'enrouler entre les pattes d'un chat. En pelote. Toutes les lumières paraissent allumées, partout. Le toit brille, dentelle finement ouvragée, mais si lourde. Belle miniature bavaroise en fer. La maison. Qui n'a jamais abrité personne d'autre que le souvenir de notre voyage de deux jours.




GASPARD DE LA NUIT, dis-tu, et tu ouvres le piano à queue, semblable à la traîne d'une robe de mariée, peinte par la nuit. Les murs se transforment en douces arcades, polies par le son, qui se mettent très lentement en mouvement puis s'éloignent... Le plancher en bois répond en s'accordant au désir. Belle caisse de résonance, dis-tu, de notre amour. Cette maison-étrangère.




CINQUIEME ÉTAGE. Son nom encore, à côté de la sonnette. C'est malgré lui qu'il est parti en plein midi du mois de mars et dans le cendrier - quatorze années plus tard - se trouve encore la cigarette qu'il n'avait pas allumée. Elle veut ouvrir la porte pour sortir, mais elle demeure paupières fermées et bouche bée, à l'endroit où elle se tenait toujours. La maison. Sans rien attendre, désormais.




L'ESCALIER DESCEND TOUT SEUL. Crissements légers semblables aux feuilles du mois de novembre. Une phrase étrange, «molto misterioso con anima», glisse sur la rampe, le contact des mains qui m'ont aimée, dénuée de Toi. Et je revêts lentement ses nouvelles sonorités : cris éclatants que seuls produisent les bébés et ils savent rendre jaloux tous ensemble, tous les oiseaux. En haut l'air qu'on a suspendu, tel un croissant de lune bleu, et les infimes lumières des sons de baisers qui planent, un peu plus bas que le plafond. Quelle maison ? Campagne étoilée de l'amour. Le nôtre.




ELLE RAMASSE QUELQUE CHOSE, d'infime. Un verre, une veste en tricot. «Mets la casserole, la casserole», crie sa mère. Elle la saisit et y cache une poupée en tissu, déchirée en quatre. Et la croix en ivoire de sa grand-mère. Puis elle plie la couverture, sa maison. Toute entière. Alors ils commencent leur marche de trois jours vers la mer. Comme ils franchissaient de nuit le barbelé, la couverture s'y est accrochée et emmêlée. Et la maison demeure à jamais en arrière. À présent elle monte dans la barque avec les autres, gardant en main seulement sa destinée. Inconnue.




ELLE DISPOSE EN ROND sur le plancher les poupées. Puis elle en choisit une petite, en terre cuite, qui représente un homme mûr à casquette. Elle la place sur le dos dans une boîte noire oblongue et elle répète - encore une fois - la scène : des gens habillés de noir dans la maison. Des hommes viennent enlever la boîte. Au cours d'un mouvement, la poupée en position quasi verticale - l'homme à l'intérieur - glisse légèrement vers le bas, incapable de se retenir. À la vie. En retrait sa mère et sa sœur pleurent. Elle, demeure bouche bée. Quel dommage qu'elle ne lui ait jamais dit : je t'aime, père.




PORT. Des gens qui errent par nécessité. Avec l'indispensable seulement : leur vie. Ils sont à la recherche d'un cargo quelque part, quel qu'il soit, afin de se cacher. D'un bateau où entrer et qui puisse les faire passer, invisibles, ailleurs. Une voiture de police arrive sur le quai. Des policiers en uniforme descendent pour vérifier que l'embarquement s'effectue de façon légale. Depuis les appartements d'en face, des gens regardent et ferment leurs fenêtres, afin que le vent n'entre pas, afin que les cris ne les atteignent pas. Il fait nuit. Ils allument la télévision. Innocents et tranquilles à l'intérieur de la maison !




UN GRAND FEU brûle les baraquements, comme des maisons. D'épais cartons qui servaient de cloisons, des matelas, des sacs en plastique, n'importe quoi, tout ce qui peut polluer la ville. Disent les Autorités. Et elles surveillent le travail avec fierté. Au loin - comme il se doit, sous l'escorte de policiers - un groupe de sans-abri s'éloigne. Des hommes dénommés clandestins par le vingt-et-unième siècle, qui se vante d'être dans la légalité, et s'en lave les mains, grassouillettes.




ADAGIO BLEU MARINE des eaux ; j'ai nagé tant d'années de maison en maison. Afin de te trouver, au bord de tes lèvres. Afin que tu m'attendes. Et, comme en plein rêve se réveillent les enfants, il suffit d'une goutte de lait pour blanchir les murs du jour. Un baiser pour garder l'amour. Lumières filantes des sons qui reviennent et font briller davantage les choses du passé, tout et rien. Ne promettant rien d'autre que Toi. Sans défense.




TA MAISON. Aucune image qui décrive en elle ton visage. Au matin tu te réveilles. Sur quel je t'aime ? Vers quel miroir te tournes-tu tout mouillé ? Et, ouvrant la fenêtre, que regardes-tu passer? Enfilant, enlevant à la hâte souffles, chuchotements, cris. Des sonorités de maisons anciennes, comme des manteaux, dont tu ne sais lequel choisir. Et tu restes nu - pour un instant. De tes années. Tu t'habilles. Il pleut dehors ? Est-il tard, est-il tôt? Parviendras-tu à temps ? À quoi ? À ce qui te tourmente.


*


J'ai rencontré pour la première fois Ioulita Iliopoulou, héritière littéraire d'Odysseus Elỳtis, au moment où j'entreprenais de traduire un court texte en prose du poète grec, Temps enchaîné et temps délié. Elle m'a généreusement ouvert sa porte et, répondant toujours volontiers à mes questions de traductrice, elle m'a offert une approche vivante du poète, disparu quatre années auparavant. Depuis lors, nos conversations ont contribué à enrichir ma perception de l'œuvre d'Elỳtis, dont j'ai continué à traduire des textes en prose. Mais elles m'ont aussi permis de tisser les liens d'une précieuse amitié avec une femme de grande culture, qui développe depuis plusieurs années avec maîtrise et intelligence une œuvre personnelle notamment dans le domaine de la poésie.

Ioulita Iliopoulou a étudié la littérature byzantine et néo-hellénique à l'Université d'Athènes et le théâtre à l'École d'art dramatique d'Athènes. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes aux éditions Ypsilon : Καλούς Ενιαυτούς, Μάρκο (1987), Δίγαμμα (1992), Ευχήν Οδυσσέι (1997), Από το ένα στο Δύο (2000), 11 τόποι για 1 καλοκαίρι (2006). Chez le même éditeur est paru un conte pour enfants qui a obtenu le Prix national du livre de jeunesse en 2005. Elle a traduit en grec La défense de la poésie de P. B. Shelley et a écrit la partie poétique de plusieurs œuvres musicales du compositeur Georges Kouroupos. Elle est l'auteur d'essais sur la poésie et collabore avec l'Orchestre des Couleurs à la programmation de soirées de poésie et de musique.

Το Σπίτι est le sixième de ses recueils poétiques, publié en 2012 par les éditions Ypsilon. Voici ma traduction des quinze premières séquences de cette œuvre qui se déroule comme un voyage, de maison en maison, à travers des souvenirs intimes où la narratrice mêle époques et lieux, en laissant affleurer visages aimés, figures familières ou mystérieuses.


Malamati Soufarapis



Aux éditions L'Échoppe, œuvres d'Odysseus Elỳtis, traduites par M. Soufarapis :


Temps enchaîné et temps délié (2000)

Voie privée (2003)

Vingt-quatre heures pour toujours (2004)

Les Stèles du Céramique (2005)

Le Petit navigateur (2006)

En avant lente (2008)

Printemps moins le quart (2010)

Équivalences chez Picasso (suivi d'un entretien d'O. Elỳtis avec I. Iliopoulou) (2013)


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