Quand Myrto Gondicas n'est pas occupée à publier l'œuvre posthume de Cornelius Castoriadis, elle traduit des textes grecs anciens (Épictète, Euripide, Platon, Plutarque...) et modernes, de plus en plus, avec un goût marqué pour le théâtre. À son tableau de chasse dans ce domaine : Polenàkis, Doùka, Kitsopoùlou, Tsìpos... Mais la poésie lui réussit tout aussi bien. Je lui ai demandé de traduire des poèmes de Tàssos Livadìtis, poète majeur encore inconnu chez nous, pour un prochain volume du Miel des Anges. Et en plus, Myrto écrit ! Même qu'elle fait partie de nos Invités du mois, sur ce même site.



Tàssos LIVADÌTIS


Tàssos Livadìtis, né à Athènes en 1922, a connu la guerre (c'est-à-dire, s'agissant de la Grèce, l'invasion italienne, l'occupation nazie, la famine et, à partir de 1944, la guerre civile). Son engagement actif à gauche lui a valu d'être déporté et emprisonné de 1947 à 1951. Premier recueil en 1952, intitulé Combat jusqu'au bout de la nuit ; il en publiera onze autres jusqu'à sa mort, en 1988.

Son écriture a évolué d'une poésie de combat dans le siècle à une exploration de l'intériorité tout aussi ouverte au monde, mais sur un mode différent : que ce soit en vers ou en prose, il s'en dégage une sensation de mystère qui s'attache aux choses les plus concrètes, et l'inattendu ou l'inquiétant qui périodiquement fleurit au détour d'une phrase n'abolit jamais la simplicité profonde de cette voix intensément personnelle.



LE VAINCU


Il a plié les genoux, appuyé son visage sur le sol. C'était l'heure difficile. Et quand il s'est levé, son visage honteux, que nous connaissions tous, était resté là, sur les planches, comme un casque inutile renversé.

Et lui, il est retourné chez lui sans visage — comme Dieu.




PORCHERIE


Les temps avaient changé, on ne tuait plus, on te montrait seulement du doigt, ça suffisait. Après, en décrivant un cercle de plus en plus étroit, on s'approchait tout doucement, tu reculais, tu te tassais contre le mur et à la fin, désespéré, tu creusais de toi-même un trou pour t'y fourrer.

Et quand le cercle s'ouvrait, à ta place il y avait quelqu'un d'autre, un monsieur tout à fait charmant.




LE SIXIÈME JOUR


C'était le sixième jour de la création, la mère s'était habillée en noir, elle avait mis aussi son beau chapeau, celui avec la flèche, «Dieu n'aurait pas dû nous faire ça», dit-elle, au fond des hommes pâles dressaient la grande estrade pour le cirque,

«Rentre à la maison, il est tard», «Quelle maison ?» j'ai dit en enlaçant le réverbère,

la petite cousine allait mourir d'un instant à l'autre, je l'ai poussée derrière l'armoire, elle disait «Je t'aime», mais moi déjà je la déshabillais comme une pute — et quand nous l'avons enterrée, je suis resté là pour toujours, derrière l'armoire, à moitié dévoré par les souris,

et c'était le sixième jour de la création,

les poulies grondaient en montant la première horloge sur le toit de la station,

je me suis assis au bout de la route, si triste que les aveugles pouvaient me voir.




HISTOIRE


Tant de siècles après le cataclysme, j'étais toujours debout dans l'antichambre avec les parapluies mouillés,

il y en avait beaucoup d'autres qui attendaient et les marques qu'on avait sur la main avaient commencé à s'effacer,

le juge d'instruction tardait et les années passaient, «si au moins vous pouviez me donner une craie» demandait quelqu'un,

la femme portait une vieille robe de chambre sale, «dire qu'elle va encore s'arrêter» disait-elle tristement tout en montrant, au loin, la Roue.

Une histoire ordinaire, comme on dit.




L'ESCALIER


Dans chaque maison il y a, ignoré, secret, un escalier, qui pourrait (qui sait) te mener loin. Mais tu le trouves quand tu n'as plus de maison.



LE MANTEAU VIDE


La nuit tombait, et dans la vieille maison n'habitaient que les ombres, «Tante Evdokia, lui dis-je, il faut être un peu sérieuse maintenant, tu es morte», mais elle, toujours le même sourire impuissant, comme jadis, lorsqu'elle me cachait une chose que je ne devais pas savoir encore,

l'inconnu nous racontait des histoires à dormir debout, des crimes commis des années avant, il nous a parlé d'une mouche, sur la vitre de son enfance, dont il avait brûlé les ailes, «depuis ce temps elle reste là et ne me lâche pas» et il montrait, plus loin, la route qu'il ne pouvait pas prendre,

l'hôtelière, disait-on, volait en cachette les cadavres pour les enterrer dans les armoires, en sorte qu'il y avait un grand va-et-vient dans l'hôtel, parce qu'on trouvait toujours quelqu'un qui ne vous chassait pas — et je n'ai rien compris quand ils m'ont poignardé, comme si je n'avais jamais été ici et qu'ils avaient simplement accroché un manteau dans le vide.

Et régulièrement un oiseau tombait de très haut, mort, ayant heurté la porte défendue.




LA PORTE


Et pourtant cette main, sur la table, que personne ne voyait m'aidait à les servir au cours des longs repas, les domestiques, évidemment, jasaient, une foule de rumeurs s'accumulaient dans les coins et les femmes de ménage trouvaient le moyen de voler les restes des bougies, continuant tout au long du chemin la maison noire, après nous avons posé le cercueil sur deux tréteaux, tandis qu'au mur le masque en plâtre peu à peu changeait d'une façon insensible, mais inquiétante, comme si elle avait été encore vivante, mais comment expliquer ce qui est arrivé ensuite, quelqu'un a montré sur le sol les épingles qui s'étaient répandues, comme une preuve irréfutable de la mort dispersée par toute la maison, et au même moment la morte est sortie avec un sourire de triomphe, comme si elle venait de saisir l'emplacement exact de la porte.






CELUI QUI VOYAIT


Il avait une expression mystérieuse, presque inquiétante, en fixant depuis maintenant des jours entiers un point dans la pièce, alors je me suis arrêté dans l'escalier et j'ai essayé d'attirer son attention et quand par la suite il a frappé à la porte et est entré, il était si malheureux que la lampe se déplaçait d'elle-même devant lui, «Vous ne voyez donc pas qu'il habite avec nous ?» dit-il, les autres parlaient fort et riaient (de peur, bien sûr) et seul l'enfant assis tout au bout fixait lui aussi tristement le même point,

et j'ai pensé que ce qui nous fait grandir, c'est peut-être cette qualité d'enfance qui nous poursuit pour nous empêcher, en définitive, de comprendre.






RENCONTRES


C'était la nuit où nous avons donné le grand dîner, les invités se sont assis à table sans parler, tous attendaient quelque chose, personne ne savait quoi, «Peut-être que Dieu aura pitié de nous» a dit avec force le maître de maison, et c'est incroyable, vraiment, que la nuit ait passé sans que rien n'arrive.

Mais quand, au point du jour, ils ont levé le dernier verre, leurs mains avaient les gestes lourds de ceux qui, sans le savoir, ont croisé en chemin l'horreur.


(Visiteur nocturne)







D'HABITUDE


L'autre matin, dans cette ruelle étroite, je tenais encore serré mon parapluie, peut-être parce que j'y avais caché les oiseaux, noirs d'habitude pour échapper aux pièges

et souvent dans le fond de mon chapeau j'ai découvert un nouveau malheur, comme l'aveugle qu'on mène en lui tenant le bras, mais il entend le jardin

ou bien j'ai vu le Christ marchant sur les eaux dans les bains publics ou les nécessiteux dans les hôpitaux, rangés les uns à côté des autres, comme de petits monuments de gaze détendue

ou que je tombe au combat en défendant mes manchettes contre les déformations historiques ou que je chante sans bouche, comme la serpe la plus insignifiante quand elle se souvient

ou comme ceux que d'habitude les journaux mettent dans la rubrique des décès — et ils errent dans les poèmes non écrits

des poètes morts de bonne heure.



PETITE RHAPSODIE


C'était une ancienne petite station à l'heure du crime — mais l'assassin tardait, luttant contre les difficultés de l'automne et tout à coup apparaissait la lune, la maquerelle des chanceux —

et là restaient toute la nuit les oubliés, des femmes aux dates maléfiques, des fugitifs d'autres temps ou alors pour fuir la pitié, ou la royauté des clefs, ou les 104 énigmes qu'ils étaient pour eux-mêmes et ceux qui ont été vite à choisir ou le garçon qui a vendu son corps pour chanter (et on l'entend maintenant dans tous les environs) —

mais lorsqu'ils soupiraient, les soldats avaient des graines et une bonne année et les fous un billet pour tout le voyage ou alors un paradis s'ouvrait aux mots les plus pauvres, saisis au vol dans un couloir ou dans les fêtes de plein air,

comme le geste de la mère arrangeant les plis de sa robe ou comme les anciens rhapsodes écartant de la main leur lourde barbe

pour laisser apparaître un peu Troie.




JOURS PLUVIEUX


Il avait un visage pas facile à déchiffrer, comme quelque chose qu'on aurait lu dans des citations anciennes, mais parce qu'il avait tellement regardé le ciel, il était dangereux, car il devait maintenant, c'était sûr, liquider sa marchandise,

alors il a ouvert une solderie où il vendait des copeaux, vu que ces années-là étaient humides et pluvieuses — jusqu'à des bouts d'Homère,

tant et si bien que, dans des conditions mystérieuses et bien sûr avec le soutien sans partage des classes inférieures, il fut proclamé roi — de quoi exactement, nul ne l'a su,

mais tous les matins on le voyait debout à l'orée du très vieux sentier, comme s'il voulait prendre sur lui toute la responsabilité du nouveau jour qui commençait

par-dessus la lignée imbécile.





LE CHRIST ARRIVE À TRENTE ANS


Il est sorti, s'est arrêté sur le seuil. C'était l'heure pour lui de partir. Mais où ? Comme homme, il avait la crainte de n'être pas cru. Comme Dieu, il craignait de n'être — qui sait — pas compris. Comment agir ? Alors il s'est souvenu des animaux, des copeaux, des enfants, du désert de la Galilée, du repas des pauvres, «Non, non, pas la justice, a-t-il pensé, ni l'indulgence — quelque chose de plus» et comme il faisait le premier pas les siècles sautèrent hors de l'Histoire

et le temps resta vide, tandis que déjà il allait vers les cruches de Cana.


(Découverte)


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