Auteur d'une vingtaine de livres publiés chez les meilleurs éditeurs (Finitude, Le temps qu'il fait, Gallimard...), Gilles Ortlieb trouve encore le temps de traduire les Grecs : des anciens (Solomos, Mitsàkis), des plus récents (Cavàfis, Sefèris), des contemporains (Valtinos). Nous ramons dans la même galère, lui et moi, depuis bientôt trente ans, nous sommes amis, et c'est à lui que j'ai naturellement pensé pour ouvrir cette nouvelle rubrique. Je lui ai demandé un travail inédit ; il nous offre quelques traductions d'un poète devenu classique en Grèce, encore inconnu ici, que nous vénérons tous deux.




PRÉVÉZA 1928 :

KOSTAS G. KARYOTAKIS


En janvier 1928, Kostas Karyotakis, alors âgé de trente-deux ans, songe une fois de plus à démissionner du ministère de la Santé et de la Prévoyance sociale où il occupe, depuis près d'une demi-douzaine d'années, un poste relativement élevé. Si l'on ajoute à ces années celles qu'il aura passées depuis 1919 au ministère de l'Intérieur, voici près de dix ans qu'il mène, au gré de ses nominations, une existence itinérante et provinciale d'attaché de préfecture. Il envisage alors de reprendre des études et de s'inscrire à la faculté de philosophie, dans l'espoir d'obtenir un poste d'enseignant à Athènes. En apprenant qu'il ne pourra de toute façon être nommé dans la capitale, il se résigne à ne pas démissionner, comme il y avait déjà renoncé deux ans plus tôt, lorsqu'il avait envisagé de tout quitter pour aller vivre à Paris. Il vient de publier, à compte d'auteur, un troisième recueil, Élégie et satires. Sous sa neutralité apparente, ce titre rend fidèlement compte des deux facettes complémentaires d'un poète qui n'aura cessé d'osciller entre un spleen non dissimulé,


Quelle volonté divine nous gouverne,

quel destin tragique tient le fil

des journées vides qu'à présent nous vivons

comme mus par une ancienne et funeste habitude ?


Avant même d'avoir parcouru la moitié du chemin

nous avons été dépouillés de notre cuirasse d'or

et seule demeure la grande interrogation

qui nous talonne de plus près chaque jour.


Sans foi et sans amour, sans lest

nous voilà devenus la proie du vent

qui rebrousse la mer. Toucherons-nous

seulement le fond de l'abîme ?


(...)


et sa forme policée, à savoir l'ironie appliquée à soi-même comme à autrui :


Cérémonie delphique


À Delphes, on a vu se mesurer l'esprit de deux Grèces.

Eschyle a, une nouvelle fois, éveillé l'écho des Phédriades.

Lorgnons, Kodaks et opérateurs ont donné à la douleur

de Prométhée une tonalité singulière et des plus pittoresque.

Un sanglot a parcouru la foule inouïe des spectateurs.

Puis, une fois la pièce terminée et l'assistance retirée,

plus rien n'est venu troubler le silence sacré du lieu.

Seul un gypaète quelque part a fendu l'éther...


Parmi ceux à qui il a envoyé un exemplaire de son livre, Karyotakis n'a pas omis Cavafy, qui le remercie en lui adressant à son tour un choix de poèmes sur feuilles volantes. Les tout premiers comptes-rendus qui paraissent alors dans la presse grecque sont, dans l'ensemble, favorables. Un critique évoque à son propos la philosophie du désespoir de Léon Chestov et le décadentisme d'un Jules Laforgue. Il est vrai que le recueil comporte un abondant cahier de traductions (Francis Vielé-Griffin, la comtesse de Noailles, Verlaine, Paul-Jean Toulet, Jean Moréas, Francis Carco, Baudelaire et Corbière, entre autres) qui dénotent une connaissance rare et fine pour l'époque de la poésie française. Est-ce l'une des raisons pour lesquelles le poète Karyotakis n'a jamais été traduit dans notre langue ? Comme si, pour s'être largement imprégnée des courants symboliste et parnassien qu'elle a contribué à faire connaître en Grèce, cette poésie-là risquait, une fois transposée, de ressembler à une imitation. Exemple, ce poème écrit à l'âge de vingt-quatre ans et extrait de son second recueil, Népenthès :


Les Don Quichotte vont de l'avant, les yeux fixés

sur la pointe de la lance où flotte la bannière de l'Idée.

Visionnaires à la courte vue, ils n'ont pas une seule larme

pour endurer humainement l'insulte et la vulgarité.


Trébuchant contre la Logique et sous la férule d'autrui,

ils se traînent comiquement par les routes, roués de coups,

Sancho a beau leur répéter «Je te l'avais bien dit»,

eux ne renoncent point, et de répliquer «Mon cheval, ici !»


C'est ainsi, n'en déplaise à Cervantès, que je les ai vus moi,

ces chevaliers du Rêve, mettre lâchement pied à terre

dans la Vie impassible et, avec un sourire amer,

les yeux humides, renier leurs premières chimères.


Je les ai vus revenir - la raison égarée, souverains

et combattants magnifiques d'un royaume irréel

- et la sentant couler, railleuse et purpurine,

exhiber une plaie béante et vaine au soleil.


En juin 1928, Kostas Karyotakis est détaché dans une bourgade perdue du sud de l'Épire, Prévéza. La mesquinerie, la torpeur et les pesanteurs de la province grecque l'assaillent dès son arrivée, comme il le confie dans une lettre à son frère :


«Ce soir, le bateau est arrivé pavoisé. Grande agitation dans la préfecture. Monsieur le premier secrétaire arpentait la pièce en se demandant qui pouvait bien être à bord. Le préfet ? L'administrateur général ? Ou quelque autre notable ? Finalement, il s'est avéré que le bateau nous amenait la visite du Révérendissime de Jannina (il t'envoie sa bénédiction). Nous sommes alors tous retombés dans notre léthargie. Voici pour les nouvelles de Prévéza. Une autre information, dont j'espère qu'elle t'intéressera également : avant-hier, le juge de paix a emporté, après l'avoir emballée dans un papier propre, la portion qu'on lui avait servie à l'hôtel parce qu'il la trouvait «insuffisante». Il s'est rendu à la police pour la faire peser, l'a rapportée, l'a déballée, l'a remise dans son assiette et l'a mangée. Sinon, rien. Il est maintenant sept heures, l'heure pour moi d'aller m'installer au café. J'espère que j'y serai seul...»


ou dans celle qu'il destine, en la vouvoyant désormais, à la poétesse Maria Polydouri, avec qui il avait été lié :


«Je vous écris du bureau d'où j'aperçois une bande de mer, un platane, un puits, et d'autres choses insignifiantes. Mes tiroirs sont pleins d'un fatras de documents mais, heureusement, il n'en vient pas de nouveaux et je ne veux pas encore toucher aux anciens. J'attends donc que midi arrive. J'irai déjeuner dans l'unique restaurant de la ville, puis j'irai faire une sieste, puis je reviendrai ici dans les bureaux de la préfecture, j'en ressortirai, j'irai me promener furieusement sur la jetée et, enfin, je connaîtrai le privilège de manger à nouveau. C'est ainsi que je vais glorieusement passer cette journée, exactement comme j'ai passé les précédentes et comme je passerai je ne sais combien de journées encore...»


Après la parution d'Élégie et satires, Karyotakis avait pris la décision de renoncer à la poésie pour ne plus s'exprimer qu'en prose. Il manque pourtant à sa parole pour consigner quelques-uns de ces détails dans l'un des derniers poèmes que nous possédions de lui :


Prévéza


Mort, les corneilles qui viennent se heurter

contre les murs noirs et les tuiles des maisons.

Mort, les femmes qui se laissent aimer

comme elles éplucheraient des oignons.


Mort, les rues sales et insignifiantes

aux noms illustres et imposants.

L'oliveraie, la mer alentour et le soleil

même, mort parmi les morts.


Mort, l'agent de police qui emballe,

pour la peser, une portion «non réglementaire»,

mort les jacinthes sur le balcon

et l'instituteur avec son journal.


Base, garnison, escadron de Prévéza.

Dimanche, nous aurons droit à la fanfare.

Je suis allé ouvrir un compte d'épargne,

montant du premier dépôt : «30 drachmes».


J'arpente lentement la jetée en me demandant

si j'existe. «Non, tu n'existes pas !»

Le bateau approche. Pavillon hissé.

Peut-être le préfet est-il à bord.


Si seulement, parmi tous ces gens,

Une seule personne était morte de dégoût...

Silencieux, affligés, sans sacrifier à la décence,

nous nous serions bien divertis à son enterrement.


Le cercle s'est manifestement resserré. Quelques étés auparavant, il pouvait encore écrire, avec un interligne qui en disait long déjà, pourtant, et ne peut s'expliquer que par quelque coup de laisse intime :


Un bouquet de roses,

ainsi ce soir m'est-il apparu.

Tout en subtilités et doré

et le cœur s'emplit

soudain de bonté.

Le manteau à la main,

la lune sur un visage levé.

L'air est, dirait-on,

électrisé de baisers.

La pensée, la poésie,

poids superflu.


J'ai comme les ailes brisées.

J'ignore jusqu'au pourquoi

de cet été-là.

Pour quelle joie inespérée,

pour quels amours,

pour quel voyage rêvé.


L'image volontiers assombrie et désœuvrée qu'il transmet de son séjour à Prévéza - qu'il espère alors pouvoir quitter «dans deux mois tout au plus» - ne doit pas tromper : il travaille depuis son arrivée à des textes en prose aux titres énigmatiques comme Mademoiselle Bovary ou à la signification transparente (Employé modèle, Purification, Sa vie). Affranchis du souci poétique, d'une entière liberté d'inspiration, certains de ces textes présentent des similitudes troublantes avec tels passages du Livre de l'intranquillité auquel travaillait, à la même époque, un autre employé de bureau sous le pseudonyme de Bernardo Soares :


«La plus petite affaire devient désormais toute une aventure. Je ne peux plus prononcer une phrase banale sans l'envisager aussitôt dans toute son étendue, sans considérer sa place historique, ses causes et ses prolongements. Mes pas sont devenus des équations algébriques... (Fuite)


ou semblent même aller à la rencontre d'un Henri Michaux :


«J'éprouve la réalité avec une souffrance physique. Autour de moi, pas d'atmosphère, mais des murs qui se rétrécissent toujours davantage, des marais dans lesquels je ne cesse de m'enfoncer. Je suis dominé par mes sensations. (ibidem)


Dans la soirée du 20 juillet 1928, Karyotakis se rend au lieu-dit Monolithi et tente vainement, une bonne partie de la nuit, de se noyer. Le lendemain matin, il revient chez lui, se change et va s'acheter un pistolet dans l'armurerie de la ville. Vers deux heures de l'après-midi (on dispose, sur ce dernier emploi du temps, de témoignages circonstanciés), il gagne la plage de Vrissoula, s'installe à la terrasse du café «Le jardin céleste», se fait apporter de quoi écrire. Il reste là jusqu'à cinq heures de l'après-midi en fumant cigarette sur cigarette, puis s'éloigne en direction de la mer, s'allonge sous un eucalyptus et se tire une balle dans la poitrine. Dans le message qu'on a retrouvé sur lui, il déclarait notamment :


«L'heure est venue de faire la lumière sur ma tragédie. Mon plus grand défaut aura été une curiosité effrénée, une imagination maladive et le désir de connaître toutes les émotions, sans être capable d'éprouver la plupart d'entre elles. Toute réalité me répugne. J'ai eu le vertige du danger, je l'accepte d'un cœur entier. Je paye pour tous ceux qui, comme moi, n'ont entrevu dans leur vie aucun idéal, ont toujours été victimes de leurs atermoiements et ont considéré leur existence comme un jeu dépourvu de signification...»


Les deux premiers livres de Kostas Karyotakis (La Douleur de l'homme et des choses, 1919, Népenthès, 1921) étaient passés quasiment inaperçus. Ce ne sera pas le cas du troisième, le suicide de l'auteur apparaissant comme le sceau et le dénouement d'une œuvre qui, en somme n'avait pas cessé de l'annoncer. Disciples et imitateurs inégalement inspirés se multiplieront après cette disparition, au point qu'il faudra inventer pour eux le nom d'un courant littéraire, le «karyotacisme». À la charnière entre la génération dite de Palamas et celle de 1930, il obligera aussi, d'une certaine manière, les jeunes poètes d'alors à prendre position : tout à ses côtés comme le premier Ritsos, à quelque distance comme Georges Séféris, ou délibérément aux antipodes, comme Odysséas Elỳtis. Plus tard encore, on se demandera si l'impasse personnelle à laquelle le poète n'a pu échapper ne reflétait pas celle d'une époque et de la génération qui avait assisté, impuissante, à la «catastrophe» d'Asie mineure en 1921. Mais personne n'est jamais uniquement le produit de son temps. Et il est permis de penser que le mal, chez lui, avait d'autres racines, qu'il provenait plus sûrement de l'être même ou, plus précisément, de l'insuffisance d'être. «La pensée, les poèmes, poids superflu.»


Gilles Ortlieb



Gilles Ortlieb
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