La vie de château


Je suis passée de l'hiver au printemps en courant. Ce fut un printemps éphémère : à peine levé du nid, il est reparti se coucher et me voilà en train de ressortir mes gants, mon bonnet, mes trois couches de vêtement pour pouvoir gambader sur les sentiers battus. J'avais tant rêvé de cet hiver à l'ombre du château. J'avais rêvé par écrit, par lettres électroniques et par messagerie instantanée. J'avais rêvé durant des semaines, d'abord sans le savoir puis de façon de plus en plus présente, jusqu'à me déloger d'une maison qui n'était pas la mienne. Et me voici avec mes bagages, un sac à main et une petite valise bleue qui m'accompagnent depuis cet été indien sur l'île d'Oléron. L'avenue de Paris est gelée, mais sa main est déjà là pour m'éviter la chute. Sur la droite une rue plus discrète, aux immeubles écaillés. C'est là qu'il vit et c'est là que je vais respirer au cours des quelques prochaines semaines, à l'abri.


Versailles, Bassin d'Apollon.
Versailles, Bassin d'Apollon.

Dès le premier matin qui nous est offert, et quelle que soit la neige sur la route, nous partons courir. Les jardins du château resteront porte close, mais nous bifurquerons vers la Pièce d'eau des Suisses - enfin, la Pièce de glace des Suisses, pour ce 29 décembre - ses petits sous-bois et sa côte casse-pattes. Je suis en régime de reprise après blessure, au pain sec et à l'eau : pour un coureur, cela veut dire que tu ne peux pas faire monter ton rythme cardiaque au-delà d'une certaine limite. Si tu atteins cette frontière, tu dois marcher. Et Dieu que c'est pénible, de marcher, quand tu as envie de courir. J'essaye de tricher mais le compagnon de route a l'œil, il choppe mon poignet pour regarder les chiffres indiqués sur ma montre. «On marche, c'est trop haut.» Il ne veut pas se trouver responsable d'une rechute, d'une nouvelle blessure après cette longue série de tendinites, élongations, contractures. 40 minutes de foulées à une moyenne de 8,40 minutes au kilomètre, le chemin semble encore long jusqu'à la vraie reprise.


Deux jours plus tard c'est à la nuit tombée que nous entrons chez le Roi Soleil. La neige nous accompagne dans la première descente, elle crisse sous nos chaussures. Le ciel est encore gorgé de lueurs, comme à la campagne juste avant que n'apparaissent les étoiles. Nous courons parfois main dans la main, comme des gamins qui s'évadent pour la première fois en douce pour aller jouer dans les champs. En passant de l'autre côté du Bassin de Neptune, une côte se profile. Je veux la gravir jusqu'au bout en courant, lâcher l'effort en plein milieu me rendrait trop malheureuse. C'est la Saint-Sylvestre, j'ai le droit de ne pas être sage. 195 bpm, presque 90 % de ma fréquence cardiaque maximale. 40 minutes à 8,20 minutes au kilomètre, et voilà que je me sens mieux. L'hiver me paraît accueillant, malgré sa nuit noire et sa neige sale.


Un matin je pars seule à l'assaut des allées dans lesquelles les courtisans ont dû s'épandre en ragots, intrigues et médisances. Je pourrais patiner sur le bassin d'Apollon, jusqu'à la fontaine éteinte. Mais je suis chaussée pour courir, pas pour faire des glissades. Quoique... Au détour d'une tranchée de labyrinthe, entre des arbustes bien alignés, je me laisse surprendre par le verglas. Je ne dois mon salut et celui de mes chevilles qu'à mon passé de danseuse de bals folk : sautiller en tous sens et toute une nuit sur des parquets usés permet d'apprendre, sinon à courir longtemps, du moins à retrouver rapidement l'équilibre quand celui-ci fait défaut. J'approcherai du Grand canal sans le contourner encore : le grand tour fait 10 kilomètres, et je n'en suis pas encore là. 40 minutes à 7,40 minutes au kilomètre : ça y-est, j'ai mes 5 bornes.


C'est un dimanche ensoleillé qui me fera croire au printemps. Plus de bonnet ni de gants, même l'écharpe est superflue. Les coureurs sont légions dans le parc, entre les touristes venus s'ébaudir devant les moutons de Marie-Antoinette - ou plutôt leurs descendants, car ceux-là ont eu tôt fait d'avoir la tête tranchée. Et le ciel est bleu. Seuls quelques traits de nuages apportent des nuances, se reflétant dans les eaux du Grand canal. Dans la ligne droite de l'allée des Matelots, le vent nous prend soudain de face. Tenir le choc est rude, il faut lutter pour avancer et la fin du chemin semble de plus en plus lointaine. J'ai l'impression d'avoir nagé trop loin dans la mer, de me retourner et de ne plus avoir la force de rentrer au rivage. Mais nous voilà triomphants de la terre et du vent. 45 minutes, 6,50 minutes au kilomètre, et la vie devant nous.


Clara Lamireau

runningnewb.wordpress.com/about/



Je ne connais pas encore Clara Lamireau, mais ses textes me parlent. Elle a trente ans, habite Issy-les-Moulineaux non loin de chez moi, exerce la profession de rédactrice et surtout, elle court. Venue à la course depuis peu, elle trotte déjà plus vite que moi ; je ne pourrais pas la suivre sur les parcours splendides qu'elle décrit là et que je connais par cœur.

Merci, Clara pour cette belle page que tu nous offres. Continue de t'éclater sur tes chemins et de faire courir les mots.



Versailles, Grand canal.
Versailles, Grand canal.

*  *  *