la scène est à Buthrot

La Grèce nous est-elle contemporaine ? Les pays dont nous ne partageons pas l'histoire, nous les appréhendons dans leur immédiateté contemporaine. Nous connaissons leurs poètes, leurs auteurs, ou plutôt : quand nous pensons à tel pays, c'est cette mosaïque du présent qui surgit. Lorsque nous pensons Grèce, nous pensons d'abord à notre illusion du pays ancien, et puis après seulement nous pensons que ces routes, ciels et montagnes sont la vie de ceux d'aujourd'hui. Vous grimpez la rampe qui mène aux Météores : et là-haut, moins que les couvents plantés sur ces rocs escarpés, c'est l'histoire de l'indépendance grecque qui vous assaille. Mais le surlendemain, à Delphes, est-ce que tout ce qui vous vient à chanter sous ce ciel et face aux pierres n'est pas cet enracinement commun, ce dont vous êtes dépositaire malgré vous de l'histoire ancienne, où Antigone, Cassandre, Hécube s'enfuient dans la coulisse en laissant encore dans l'air l'écho de leurs vers.

C'est ce que Michel Volkovitch brise : sans doute que ces choses anciennes il les sait tout aussi bien que nous, et probablement même bien mieux. Mais sa Grèce est celle des routes d'aujourd'hui, elle est faite de dates, de visages, de chambres ponctués par sa seule biographie. Cette Grèce-là est naturellement politique, cette Grèce-là est faite de femmes et d'hommes qui écrivent avec les mêmes problématiques esthétiques que nous, mais une violence plus à fleur de page, parce que l'histoire violente du pays est venue affleurer dans leur propre temps biographique, et de plus d'isolement aussi, parce que nous avons Berlin ou Londres ou New York à notre porte et que de là-bas c'est bien plus loin.

C'est cette fraternité que nous enseignent les traductions de Michel Volkovitch, et on pourrait presque l'oublier en tant que traducteur : voilà trois ans que je lis ces traductions d'auteurs d'aujourd'hui, je connais les noms, les villes, les formes et thèmes, elle sont venues s'ancrer dans mon environnement immédiat, et la silhouette de Michel Volkovitch reste juste discrètement en arrière, comme l'ami qui vous a présentés et vous laisse débattre de ce qui vous regarde. Mais c'est une image fausse du traducteur, parce que la silhouette de langue avec laquelle vous échangez, c'est lui qui l'a dressée, vous parlez à un fantôme de mots qui est l'art propre du traducteur, et sa force à lui c'est de rendre en partie les mots poreux, qu'au travers on continue d'entendre un peu de ce radical éloignement des langues, et ce par quoi la langue participe du ciel, des montagnes, de l'âpreté des visages et des consonnes.

Ainsi, depuis trois ans, je suis entré dans une épaisseur contemporaine de la Grèce. J'y découvre que l'art du récit bref n'est pas méprisé comme ici, où l'enjeu économique du roman devient prescripteur d'un format sans justification esthétique, et que la poésie est un monde vivant, parce que mieux liée que nous avons su le faire à la circulation populaire du langage, ce qu'il est aussi par la chanson, ou les rites essentiels qu'une société a pu mieux entretenir que nos villes à rocades et entrepôts, enseignes de supermarché aux quatre portes des villes.

De la modernité, la Grèce n'est indemne de rien. Elle a tenu une position dominante par son écart même : de ses rives, comme de celles de la Sicile proche, on atteint toutes les rives (et le monde connu s'est longtemps limité à la Méditerranée). Le territoire de la Grèce, c'étaient ses routes de mer, c'était une circulation et un échange - pays fait de tant d'îles, et Athos même c'est par mer qu'on y atteint. Nos vieux pays aussi souffrent : qu'on aille voir les aciéries, qu'on s'écarte dans la périphérie des villes, mais nous sommes restés sur quelques noeuds importants des grandes routes. La Méditerranée on l'abandonne à la plaisance ou aux monstres lents et creux de la croisière loisir, dans les criques grecques on aperçoit les grillages en rond pour daurades d'élevage de nos supermarchés.

La vieille richesse commune, qui naissait des routes et de l'échange, nous ne la partagerions pas ? Nous-mêmes nous satisferions, ô mes amis d'Allemagne, de ces camps grillagés avec danses folkloriques le soir, suivies des projecteurs disco, à deux pas des bords de mer, et les villages aux oliviers loin, là-haut, où vous passerez par groupes en 4x4 pour l'excursion touristique avec ruines ? Nous crevons de nos frontières : il serait si simple de décréter monde commun, si c'est cela que nous apprend cette littérature d'aujourd'hui, aussi chargée de temps, de rudesse, de violence s'il faut. J'ai pitié de nous, qui entretenons à l'écart de nos autoroutes un sanctuaire que nous aimerions si loin d'aujourd'hui.

Je n'ai jamais pensé autant à cela que cette journée à Buthrot. La ville albanaise s'appelle Butrint. Ce n'est pas la Grèce, mais la frontière en est toute proche (le point de passage, par les cols, pourtant plus loin au nord). On y atteint de Corfou en quelques dizaines de minutes, et les barques de fugitifs ont souvent croisé là, les bateaux qui les mitraillaient aussi. L'Albanie est encore plus fragile que la Grèce : elle n'a pas subi les premiers massacres du béton et du tourisme, la dictature était un massacre suffisant. On y comprend l'Europe centrale de façon bien plus radicalement ancienne, et ouverte sur cette immensité continentale qui s'y termine. Mais une fois acquis ce sentiment continental, on le reconnaît aussi dans les pierres des Météores, ou les visages de ces femmes en noir, dans les villages aux oliviers.

L'Albanie est si sauvage qu'ils fondent sur elles, les crabes d'occident, pour y mettre leur bétons et leurs cages. La main d'oeuvre y sera encore moins chère, et les installations précédentes, sur les rives grecques, feront vite de belles ruines (il y a heureusement les Slovènes, ou d'autres comme eux, qui ne pouvaient pas voyager et qui y trouvent nouvel accueil).

Dans ce recoin du nord-ouest ou brutalement à angle presque perpendiculaire, la Grèce rejoint l'Adriatique, il y a un très vieil estuaire, fait de marais. Dans l'intérieur de ce havre naturel, une ville a longtemps tenu, parce que protégée par l'eau, et rendant la mer accessible. Pyrrhus, nous dit-on, y a détenu Andromaque. Vous marchez dans Butrint, qui n'est pas ruine, mais simplement abandon, et le ciel, et l'estuaire, et les vieilles marches de pierre, et le puis ancestral et ces femmes là-bas qui marchent, c'était déjà ce qu'Andromaque voyait. Alors vous-même vous marchez dans un livre, les vers de Racine reviennent en lourdes plaques, et comme Racine est beau, et comme grande notre dette, ou facile notre respiration à Racine, dès ce Oui qui en commence le texte. La scène est à Buthrot, commence Andromaque, et la phrase vous la gardiez en vous pour son énigme même : y a-t-il un lieu spécifique de Racine, où les personnages échangent sur un parvis, sortent de pièces où nous n'entrerons jamais, et racontent ce qui s'est passé sur un rivage qui n'a d'existence que dans le vers. Le mot opaque, sourdement brillant, énigmatique de Buthrot était cet absolu non-lieu, et voilà qu'à Butrint vous êtes sur ce parvis, il y a même un théâtre de pierres, moitié envahi par l'eau dormante, où il vous semble qu'Andromaque se joue forcément, encore et toujours, comme une répétition en abîme. Le pays qui vous entoure, vous le savez par Kadaré, vous savez que cette langue vous est encore plus lointaine et inaccessible que la langue grecque, avec laquelle on finit toujours par s'arranger, vous savez que ces paysages sont encore plus âpres, et les routes plus difficiles, et le hérissement militaire de la folie dictatoriale encore visible - et si ce pays n'avait pas puisé sa résistance dans ses vieilles légendes d'il y a mille ans, aurait-il tenu ?

Buthrot fait partie désormais de ma géographie comme le port de Patras, quand le ferry laisse échapper cet incroyable désordre de camions, avant qu'on grimpe soi-même son véhicule dans la cave de fer qui va lentement ronger la mer, sur des routes immémoriales.

J'ai mal à la Grèce, peut-être c'est réciproque : ils peuvent nous en vouloir, de cette façon de tourner le dos, parce qu'eux et nous ne percevons pas leur immédiat présent dans la même échelle de temps, et que nous n'avons pas non plus, ou bien nous nous y perdrions nous-mêmes, à supprimer ce dédoublement des temps. Je dois à Michel Volkovitch, comme je l'ai dû auparavant à Dominique Grandmont, de nous donner accès à cette nappe nécessaire d'un présent que je considère comme mien, jusque là-bas dans ces crêtes, sous ce ciel, dans cette langue. Il est bon d'y avancer ensemble.


François Bon

tierslivre.net


Faut-il vraiment le présenter, le François, avec tout ce qu'il remue inlassablement sur le Net et ailleurs, ses sites, ses ateliers, ses performances, sa maison d'édition en ligne publie.net et d'abord ses livres. De Sortie d'usine à L'incendie du Hilton, de Temps machine aux bios des Stones, Dylan et Led Zeppelin, de L'enterrement à Tumulte, ils sont une bonne vingtaine dans ma bibliothèque (sur la bonne trentaine qu'il a publiés) à baliser les territoires que depuis plus de vingt-cinq ans il ne cesse d'ouvrir pour nous.


Photo François Bon.
Buthrot-Butrint.

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