ORPHELINES


Du temps que je méprisais l'accordéon, les valses musettes, musiquettes, amusettes, se ressemblaient toutes. Maintenant que je m'en régale, que je reconnais à l'oreille «Indifférence», «Douce joie», «Explosion», «Flambée montalbanaise» et quelques autres, eh bien elles se ressemblent encore. Les traditions de jeu — orchestrations uniformes, ornementations obligées — effacent un peu la variété des mélodies, si bien qu'un bal musette évoque un peu le défilé d'une ribambelle de sœurs. Cet air de famille, loin de me gêner, me fascine. On dirait des variations sur un thème perdu, la recherche obsessionnelle d'une Valse-mère dont elles seraient les orphelines ; ou au contraire, une quête, chacune prenant le relais, se rapprochant pas à pas, de biais, par spirales enveloppantes, d'une valse à venir parfaite qui les résumerait toutes.

Bien pompeux tout cela, s'agissant de petites bonnes femmes légères... Mais sont-elles si simplettes ? À bien écouter on décèle, sous une apparence candide, je ne sais quoi de fuyant dans la démarche : pas moyen de savoir sur quel pied elles dansent, entre l'allure pépère des origines et le swing qu'elles apprirent ensuite des manouches et autres jazzeux. (Cette oscillation entre le swing et son absence, elle est plus swing que le swing...)

L'accordéon, même chose. Jamais pareil. Déployé, replié, entre l'orgue et l'harmonica. Ronflant et aigrelet. Humble et faraud. Gonflant ses poumons, soupirant. Un poil gouailleur, un poil chialeur. Déroulant des valses mi-joyeuses, mi-cafardeuses, douces-amères. Dans toutes ces virevoltes on sent un poids secret. La musique revient sur elle-même, ressasse, comme empêtrée dans son obsession. Elle traîne ses fantômes. Au bal, entre les vivants qui gigotent, se frottent, rigolent, on voit glisser des ombres. Images tremblantes en noir et blanc, vieux disques nasillards... Parents, grands-parents... La nostalgie en filigrane donne à ces valses, filles des rues, une mélancolie, une grâce, une noblesse qui vient d'avoir traversé le temps, fragiles et increvables, comme si tourner en rond menait lentement à l'éternité.

J'aurais voulu voir jouer les Gus Viseur, les Tony Murena, pendant des heures, puis aller humblement leur serrer la main. Je les imagine aussi extraordinaires que leurs noms. Des noms si beaux qu'on les dirait inventés.

Je n'ai jamais dansé le 14 juillet. Mon premier bal, c'était à la Cartoucherie, il y a cinq ans, pour la sortie du Bout du monde. L'ami Jean-François avait fait venir quatre musiciens de première bourre : un ancien, Armand Lassagne, à l'accordéon, et trois plus jeunes dont le guitariste Didier Roussin, apôtre du néo-musette. Parmi les danseurs aussi, même proportion d'anciens et de jeunes. J'ai dansé avec Z. Nous étions en froid depuis des mois ; à la troisième ou quatrième valse j'ai senti son corps se détendre et s'appuyer au mien. Nous nous sommes retrouvés pour un soir, une nuit, quelques jours. Depuis, je sais de quoi elles sont capables, ces petites canailles de valses, et quand l'une d'elles démarre, je pars aussitôt sur un nuage comme ce soir-là, dans une impatience heureuse, comme si on ne sait quel miracle m'attendait encore au bout de ses tourbillons.


(Journal infime, mars 2000)



L'un des plus grands.
Gustave, dit Tatave, alias Gus Viseur.

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