EN ÉCOUTANT HERSANT


Un seul instrument, une seule note répétée ou tenue : la musique chez lui, souvent, sort du silence peu à peu, comme s'il lui fallait renaître à chaque fois. Son premier opéra, Le château des Carpathes, fait mieux encore, qui après un bref coup de tonnerre s'ouvre sur les vocalises d'une cantatrice et un orchestre qui s'accorde, nous ramenant cette fois plus encore en amont, dans les limbes d'avant la musique.

On tend l'oreille, on se penche sur la chose en train de naître. La petite lueur s'affermit. La musique prend possession de l'espace. Bien des choses alors peuvent arriver : des envolées lyriques, des déchaînements chauffés à blanc — un seul instrument suffit, comme l'alto dans la Pavane, pour déclencher le pandémonium. Mais notre homme n'est pas du genre grandiloquent : au finale, évitant trompettes et tambours, il aime revenir au silence lentement, et nous devons retenir notre souffle, ne pas troubler le rêve qu'il a fait naître.

Ailleurs, l'humour mène le jeu. L'humour, enfant de l'intelligence et de la pudeur, ce musicien en est richement pourvu, pas besoin de connaître l'homme, cela s'entend. Sa musique sait se faire joyeuse, comme dans les Bagatelles pour clarinette, alto et piano, leur petit refrain guilleret, leurs piaillements de volatiles, ou les délicieux portraits sonores d'animaux des films de Philibert, Un animal des animaux, Nénette, ou encore les Duos pour alto et basson qui alternent lyrisme et comique, sourire et grimace. Certaines pages plus austères s'éclairent parfois d'un vague sourire, de même que la verve malicieuse, à tout moment, peut s'ombrer de mélancolie.

Le plus souvent, semble-t-il, la gravité l'emporte. Adaptant Jules Verne dans son Château des Carpathes, le compositeur aurait pu jouer sur le second degré, le kitsch ; il prend très au sérieux, au contraire, les personnages et l'histoire déchirante, celle d'Orphée trouvant son Eurydice morte.

Entrée idéale dans l'œuvre d'Hersant que ce Château — à moins qu'on ne choisisse l'enchanteur deuxième Concerto pour violoncelle : ampleur tranquille, songeuse, harmonies soyeuses, puis d'impressionnants paroxysmes, puis retour au début, méditation, recueillement. On croit être le témoin d'une cérémonie inconnue. On approche d'un mystère.

D'autres fois — dans le Concerto de violon, ailleurs encore —, on entend des cloches lointaines, voilées, insistantes, sonnant la fin ou le début de quoi, on ne sait. Un glas peut-être ? La mort apparaît souvent dans les textes mis en musique par le compositeur, sa musique prend volontiers des teintes funèbres — mais sans cris ni pathos. Un glas, vraiment, avec tant de douceur et de paix ?

Les paysages d'Hersant nous apparaissent à la fois sombres et lumineux. Son langage est clair, bien que subtil et raffiné. Du temps qu'Hersant et moi étions jeunes, il n'y avait de musique valable que d'avant-garde ; les compositions de rudes dodécaphonistes barraient l'horizon comme des montagnes, parois abruptes, étincelants glaciers. J'apprécie encore certaines de ces œuvres-là, j'aime me colleter avec de temps à autre, mais c'est chez Hersant que je me sens chez moi. Sa musique me tient chaud. Celle que j'écrirais, si j'en étais capable, ressemblerait sans doute à la sienne.

Comme la plupart de ses contemporains, il s'est affranchi de la dictature du modernariat, sans pour autant virer néo-classique. Chez lui, on n'est pas dans le passé, mais nulle part, dans des régions indécises où tout peut arriver, consonance ou dissonance ; où l'absence de système autorise toutes les libertés, toutes les surprises ; où les citations d'œuvres anciennes sont fréquentes, et pourtant amenées si naturellement qu'on les dirait non pas convoquées, mais venues d'elles-mêmes. Stravinsky (surtout celui de Noces, des Symphonies d'instruments à vents), Messiaen et Bartok dans les Éphémères pour piano, Bartok un peu partout, Ravel aussi, Debussy soupiré par l'accordéon dans Apparitions, le dernier Liszt, Schubert, la musique baroque, la Renaissance, toutes ces bribes de passé glissent comme des nuages, des îles entraperçues dans la brume, visions fugitives de paradis perdus tandis que le navire poursuit lentement sa route. Le Temps ici est à la fois omniprésent et aboli. Et l'on s'étonne que les formes anciennes recèlent encore des sons inouïs, que les vieux silex restent pleins d'étincelles.

L'espace lui aussi s'ouvre largement. Des échos de musiques du monde entier, de la Mongolie au Burundi, du Japon au Colorado. Beaucoup de poèmes allemands mis en musique, un peu de russe dans le second opéra, Le moine noir, d'après Tchekhov, tandis que le premier, Le château des Carpathes, véritable auberge espagnole, mêle français, allemand et italien dans des passages d'une puissance entre Puccini et Berg.

À l'origine d'une de ses pièces, nous dit le compositeur, il y a parfois quelques notes entendues jadis, puis ressurgies un jour, comme une plante sort de sa graine et se ramifie, comme une fleur de papier se déploie dans l'eau. La musique d'Hersant donne comme peu d'autres l'impression de se développer comme un être vivant, d'avancer non pas de façon impérieuse, conquérante, mais avec le tremblement, l'hésitation légère de qui découvre son chemin. Me frappent ces instants, par exemple, où chaque instrument semble parler tout seul, marcher comme un aveugle. Dans le Trio. Dans un passage de Im fremden land, où chacun joue sa musique obstinément, longs appels de clarinette sans réponse, piétinement d'accords au piano, choral au quatuor à cordes dans le fond, alternances brusques — et pourtant tout cela d'une seule coulée, fondu on ne sait comment.

Tandis qu'à l'intérieur d'une œuvre les parties parfois ne se regardent pas, il arrive au contraire que des œuvres différentes se lancent des coups d'œil, s'empruntent un motif, comme cet appel d'Im fremden land qu'on réentendra, répété de façon plus lancinante encore, au milieu de Streams pour piano et orchestre — comme si toutes ces pièces étaient les morceaux d'un grand tout, les îles d'un archipel, une troupe d'enfants qui marchent en se tenant la main dans la nuit.

Où va-t-on ? Que cherche-t-on ? Le chemin du retour à l'enfance ? Ou bien — comme dans le Deuxième quatuor et d'autres pièces non moins nocturnes — attend-on je ne sais quelle aube inouïe ? La musique cherche, patiente, un âge d'or dont on ne sait s'il est derrière ou devant. Elle répètera le temps qu'il faudra — mais pas comme chez Phil Glass ou d'autres. L'obsession ici n'est pas mécanique, systématique, mais évasive et souple. Le labyrinthe où l'on tourne en rond se modifie sans cesse. On cherche l'issue, les motifs répétés sont une main tournant plusieurs fois la clef dans la serrure, une question posée, reposée, reformulée à chaque fois, y aura-t-il ou non une réponse ? À moins que je ne me trompe et que ces répétitions soient plutôt des affirmations, les litanies d'une célébration solennelle, comme dans les rituels d'autrefois ? Une houle perpétuelle comme les vagues de la mer, un avant-goût d'éternité ? Il me plaît de ne pas le savoir. On a pu dire que la musique est incapable d'exprimer des émotions, il me plaît que ce soit faux, il me plaît que dans certaines musiques, celle de Philippe Hersant par exemple, on les éprouve profondément, sans trop savoir lesquelles, et que même après le retour au silence elles n'en finissent pas de nous accompagner.



Site personnel de Philippe Hersant :

www.philippehersant.com



Crépuscule ou aurore ?
Caspar David Friedrich, Lever de lune sur la mer.

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