MIAMMM


La musique, soit dit sans amertume, pendant toutes ces années où je l'ai fréquentée, a été pour moi comme une fille de rêve qui se laisse parfois offrir un verre avant d'aller roucouler avec d'autres. Que pouvais-je espérer, si dénué d'aisance et d'assurance ? J'ai toujours su que je ne serais jamais un Prince Charmant, malgré tous les efforts d'une bonne fée qui pendant vingt-cinq ans s'efforça de m'apprendre le violon.

Depuis vingt ans que la fée n'est plus de ce monde, je veux faire son portrait et ne cesse de remettre à plus tard. Je sais peu de chose sur elle. Je ne sais même pas comment l'appeler. Pour l'état-civil, elle était Marguerite Lutz. Ses amis musiciens l'avaient surnommée Bob, je ne sais pourquoi. Je fus l'un des rares à l'appeler Mme Pecqueux, du nom de son dernier mari. Quand je l'ai connue, elle avait mon âge d'aujourd'hui, la soixantaine. Je n'ai jamais vu de photo d'elle jeune. Je n'arrive pas à l'imaginer. Elle m'a raconté sa vie par bribes au cours de ses leçons, et l'altiste Gabrielle Courteau, son élève et amie, que je suis allé questionner à Tours l'an dernier, m'a aidé à remplir certains vides ; pourtant j'ai du mal à former un tout avec ces fragments de vie épars.

Marguerite Lutz est née, suppose-t-on, vers 1896. Personne n'a jamais vu sa carte d'identité ; en avait-elle une ? Elle ne parlait jamais de ses parents. Il semble qu'elle ait été élevée par une grand-mère. Elle entre au Conservatoire de Paris à onze ans, violoniste puis altiste, et en sort peu avant la guerre de 14. Une chance pour elle, cette guerre, la plupart des hommes se trouvant au front. C'est ainsi qu'à vingt ans la jeune femme donne la première audition en France des Trois pièces pour quatuor de Stravinsky. Cette musique toute neuve lui paraît d'une sauvagerie insoutenable, le deuxième mouvement surtout, où son alto doit dégringoler vingt fois comme un furieux la même descente brutale. Où va la musique ! Où allons-nous ! Après le concert, dans son désespoir, elle s'assoit sur le trottoir et pleure. Bientôt elle en verra d'autres...

Vers la même époque, expérience plus douce, elle interprète Fauré (l'un de ses quintettes, je crois) en présence du maître. Bientôt arrivent les années folles : elle joue la musique nouvelle de l'époque, depuis le Chant de Nigamon d'Arthur Honegger, adulé à vingt-cinq ans par tous ces jeunes musiciens, jusqu'à la sonate pour alto de l'obscur Henri Cliquet-Pleyel, dont elle est la dédicataire ; elle voit Poulenc débutant, sachant à peine son solfège encore, composer aidé par ses amis du groupe des Six ; Stravinsky expliquant à des instrumentistes grincheux que ce qu'il écrit n'est pas injouable ; deux pianistes, Jean Wiener et Jacques Doucet, donnant des concerts jazzy où tout Paris se bouscule. Quand elle me raconte ceux-ci, trente ans plus tard, elle est encore éblouie de cette musique cow-boy — comme elle dit. Ces deux types avaient un tel rythme, ça syncopait et swinguait tellement, que la jeune musicienne classique en a eu le souffle coupé. Tu te rends compte, Michel, on voyait le rythme ! Il passait comme des vagues ! Même pendant les silences ! (Elle mime les vagues.)

Je ne sais pas précisément où elle joue alors. Vers 1930 elle fait partie d'un quatuor féminin, le quatuor Capelle. Plus tard on la retrouve cachetonnant un peu partout : à l'orchestre de la Radio, où elle s'envoie, j'imagine, tout le répertoire classique et de nombreuses créations ; à l'orchestre de musique légère, il faut bien vivre ; dans des brasseries qui offrent alors des déjeuners-concerts ; en 1943 elle joue une opérette de Charles Lecocq, Les cent vierges, avec Georges Milton en vedette. Plus tard, ayant tout quitté pour donner des leçons, elle continuera d'aller à Cannes l'été renforcer le petit orchestre qui joue le soir sur la Croisette.

On raconte qu'entre les deux guerres c'était une jeune femme élégante, qu'elle a inspiré une passion au grand chef suisse, le sévère Ernest Ansermet. Elle a été trois fois mariée : d'abord, on se demande pourquoi, avec un homosexuel notoire, frère d'une des membres du quatuor ; puis avec un second violon assez terne nommé Paul, on se demande pourquoi aussi ; puis avec un personnage plus considérable, Louis Pecqueux.

Pecqueux est un contrebassiste réputé, qui a joué chez Ray Ventura, puis chez Jacques Hélian, et même enregistré avec le célèbre duo Reinhardt-Grappelli. Un type talentueux, dont la carrière se noiera peu à peu dans l'alcool.

Elle et lui se rencontrent, j'imagine, au cours des années 30 et s'installent avant la guerre à Sèvres, au 75 de la rue Brancas, dans une belle maison avec jardin devant et jardin derrière où elle passera ses cinquante dernières années. Presque la campagne. Pendant l'Occupation, ils y engraisseront un cochon.

Pecqueux a dix ans de moins qu'elle. On dit qu'en fait ils ne sont pas officiellement mariés. C'est elle qui a payé la maison, c'est elle qui bosse pendant qu'il se repose au bistrot. Il la trompe et la traite comme un chien. Parfois elle doit attendre dehors que la maîtresse ait décampé. Tout cela, je l'apprendrai bien plus tard, par Mme Courteau. Lui, je l'ai à peine vu. Il est mort d'une cirrhose vers 1960, et en ce temps-là je prenais mes leçons chez moi plutôt que chez eux. Oublié son visage ; ce que je vois de lui, c'est son énorme hélicon qui traîne dans un coin de la grande salle, dont il ne joue sûrement plus, mais qui a dû beaucoup voyager, cabossé comme il est. Me reste aussi sa voix, qui crie de l'étage du dessous tandis que je grince mon Vivaldi, C'EST FAUX !, ou qui me demande au téléphone, quelques jours avant sa mort, dans son délire éthylique, de lui livrer une voiture.

La mort du poivrot, pour la pauvre femme, on imagine le soulagement. Délivrée de ce faux mari — puis, quelques années plus tard, de sa belle-mère, au physique et au moral de dragon —, elle pourra se consacrer pleinement à ses élèves. Il faudrait dire : ses enfants. Ils tiennent la place de ceux qu'elle n'a jamais pu avoir.

Elle-même n'est pas une virtuose, ne travaille guère son instrument, néglige ses mains, ravagées par les engelures l'hiver et le jardinage l'été. Sa vocation : faire travailler les autres. La passion d'enseigner l'a prise très tôt, vers vingt-cinq ans. Les professeurs du Conservatoire à son époque, dit-elle, étaient nuls, ainsi que l'école française qui en est sortie, presque en entier. Ils ne savaient pas expliquer, ne pouvant justifier les gestes tarabiscotés qu'il imposaient. Résultat : un vilain son, et des douleurs dues à des muscles tordus. Il a fallu qu'elle trouve tout par elle-même, la façon naturelle de jouer, aidée il est vrai, non par des musiciens, mais par... des gymnastes. Lors d'une visite à l'école de Joinville, les instructeurs lui ont montré les gestes simples, directs, «dans le sens des muscles». Une révélation.

Elle me raconte comment Yehudi Menuhin, le violoniste le plus doué de tous, l'enfant prodige, a été bousillé par son professeur Georges Enesco, au point d'être empêché peu à peu de jouer par une douleur au bras. Elle-même se reconnaît dans l'école russe de violon ; elle vénère entre tous le grand David Oïstrakh, que j'irai écouter avec elle et ses grands élèves à Paris, en 1962, dans des sonates de Beethoven. Tous en extase. Quelle simplicité impériale ! Quel vibrato profond ! Quelle vitesse du son ! La vitesse du son, c'est capital : le son bien lancé par l'archet, net, rond, sans bavures, qui vibre et résonne librement.

Bourreau de travail, elle donne des leçons à ses camarades jusque pendant les entractes des concerts. Mme Courteau la rencontre en 43, à la brasserie Florian où elles cachetonnent ensemble. Elles ont vingt-cinq ans d'écart. — Tu vas passer ton concours ? Si tu joues comme ça tu ne l'auras jamais. Veux-tu que je m'occupe de toi ? La jeune femme est d'accord, elle sent bien qu'elle joue mal, mais sans comprendre ce qui ne va pas. Et c'est parti pour quarante ans de leçons.

Le bouche à oreille aidant, les élèves se multiplient : étudiants, mais aussi, de plus en plus, professionnels confirmés, professeurs eux-mêmes souvent, futurs solistes parfois. L'altiste Gérard Caussé, le violoniste Amy Flammer, sacré tempérament, qu'elle appelle «mon cheval emballé», passent entre ses mains. Elle fait même travailler des contrebassistes, des pianistes, des clavecinistes, un chef d'orchestre. La professeure d'alto du Conservatoire national, la grande Colette Lequien, lui demande de s'occuper de ses élèves. Mais il n'y aura guère de reconnaissance officielle, sinon une Master class, à Nice, tout à la fin. Pas assez connue comme interprète, sans doute. Pas assez mondaine. Pas assez glamour. Dès les années 50, pas coquette pour un sou, vêtue sans élégance, réparant ses lunettes ou son dentier avec du fil de fer.

Bien plus tard, au moment d'écrire sur elle, j'interrogerai ses anciens élèves. Qu'avait-elle de si précieux pour eux, cette vieille petite bonne femme inconnue ? Certains, tout en lui reconnaissant d'excellents principes — des «intuitions géniales», dit même quelqu'un —, font des objections techniques de détail ; quelques uns ont fini par la quitter ; mais tous, parlant d'elle, débordent d'affection, saluant son enthousiasme, son optimisme, sa vitalité incroyable, sa générosité sans fin. Les leçons durent deux heures et plus, pour le prix d'une. Elle s'exclame, elle s'extasie, elle a une patience infinie. Ceux qui jouent bien sont des aigles, ceux qui jouent mal vont sûrement jouer bien, et bientôt. Elle y croit vraiment, et sa foi est contagieuse : à force d'entendre dire qu'on est bon, on finira par devenir meilleur. On sort de chez elle à la fois fourbu et requinqué.

Ses élèves sont devenus toute sa vie. Plus jeune, elle bricolait chez elle, peignait, maçonnait ; à la fin plus rien n'existe que ses leçons. Pour elle, pas de jours fériés. Dans les années 70, je vais chez elle le dimanche après-midi, de deux à quatre, puis Nicolas Fromageot vient la chercher et elle le fait travailler chez lui jusqu'au dîner.

Vers 1980, j'arrête la musique pour toujours, mais pendant quelques années encore, début janvier, je passe chez elle lui offrir un petit pot de caviar. Elle adore aussi la langouste et le champagne, mais là n'est pas sa principale gourmandise. Quand je la vois pour la dernière fois, elle me confie, à plus de quatre-vingt-cinq ans : Je travaille sept jours sur sept, de huit heures du matin à huit heures du soir ; le matin en me réveillant, je me dis, de huit à dix, Josette, de dix à douze, Jean-Philippe, après le déjeuner, Gaby, et ainsi de suite jusqu'au soir... Miammm !

Il arrive parfois qu'un mot résume toute une vie.

Plus le temps passe et plus ce Miammm résonne en moi. C'est avant tout à cause de lui que j'ai voulu écrire ces pages, pour le faire entendre aux pédagogues blasés ou désabusés, pour entretenir en moi-même la confiance, l'amour de la vie et du travail.

Le rite annuel du caviar a fini par tomber en désuétude. Les derniers temps je ne la vois plus, comme si je craignais le spectacle de son déclin. Elle devient sourde (même si elle devine encore la musique), les élèves se raréfient, elle perd un peu la tête. Le facteur, qui lui fait ses courses, entre dans ses bonnes grâces et lui vole peu à peu tout ce que contient sa maison. Quand elle meurt, en 1989, à quatre-vingt-treize ans, les beaux meubles et le piano à queue ont disparu, la grande maison est vide. On lui a juste laissé une chaise et son petit lit.

Le mot de la fin, c'est Charles qui va le donner ici. Altiste à l'orchestre de Monte Carlo, ancien élève de Mme Pecqueux, Charles l'a vue jusque tout près de la fin, quand c'était le plus triste à voir. Non, je ne trouve pas cette mort affreuse, m'a-t-il dit. Cela s'est passé de façon naturelle. Tout au long de sa vie elle a tout donné, et quand il n'y avait plus rien, elle est partie.


(2009)



Mme Pecqueux

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