MAUVAISES NOTES


I

Ça va être bien !


L'histoire commence en 1905, sur la rive suisse du lac Léman.

Mon grand-père Charles Volet, âgé de dix ans, fils d'un vétérinaire de Vevey qui joue un peu de violon, décide de faire comme papa et devient vite un bon amateur. Après des études scientifiques, il s'en va travailler au Bureau international des poids et mesures à Chèvres (Seine-et-Oise). Là il apprend qu'un de ses voisins, violoncelliste, cherche à compléter son quatuor. Charles Apoil, soixante ans, professeur à l'École de céramique, habite la drôle de maison, plus bas dans la rue Brancas, que surmonte une coupole astronomique. L'astronomie est après le violon la seconde passion du grand-père. Il est engagé, et pendant près de vingt ans, de 1922 à 1940, les quatre musiciens, tous prénommés Charles, vont se réunir dans la maison du père Apoil.

Charles Apoil et Charles Volet, que séparent trente-six ans d'âge et que rapprochent la musique et les étoiles, se voient bientôt tous les jours. Le vieil homme est veuf et sans enfants ; à sa mort, en 1941, mon grand-père hérite de sa grande maison. L'année suivante, sa fille — ma future mère — s'y installe en épousant mon père ; ils y passeront le reste de leur vie et moi une bonne partie de la mienne. Cette maison de rêve, nous la devons donc au violon de Charles.

Mon grand-père aime la musique en famille. Ses efforts pour transmettre cet amour n'auront pas un succès éclatant, les carrières musicales de ma mère (au piano) et de mes deux oncles (à l'alto et au violoncelle) se perdront bientôt dans les sables de l'âge adulte, mais patience, la nouvelle génération arrive. Mes deux cousines mystérieusement exemptées, me voilà marqué par le destin. Je n'y couperai pas. Je dois avoir dans les huit-neuf ans lorsqu'on me met un violon nain entre les mains.

Mon souvenir de ces débuts est plutôt vague. Je reçois mes premières leçons dans notre salon, où vingt ans plus tôt s'éclataient les quatre Charles. Mme Odier, gentille sans doute, n'en est pas moins lucide : deux ou trois séances lui suffisent pour discerner une flagrante absence de dons. Ayant autant de goût pour la pédagogie que moi d'habileté manuelle, elle me refile sous un vague prétexte à l'épouse du chef d'orchestre Bernard Grahl, laquelle va tenir à peine plus longtemps.

Mme Grahl n'est pas une tendre. Ses remarques et sa voix manquent de moelleux, il est clair qu'elle ne s'amuse pas, par conséquent moi non plus, et je n'aime pas sa façon de s'asseoir derrière moi pour me voir sans que je la voie. Je ne peux m'empêcher de la guetter du coin de l'œil. Si tu crois que je ne les vois pas, tes regards en coin ! me lance-t-elle, et bientôt, bon débarras pour chacun des deux, elle jette l'éponge à son tour.

À qui refiler la patate chaude ? Les deux dames ont elles-mêmes un professeur qui n'habite pas loin, plus haut dans la rue Brancas. Mme Pecqueux accepte de recueillir l'avorton. Elle est alors au soir d'une longue carrière, elle a fait de l'orchestre et même du quatuor jadis, mais la grande affaire de sa vie, sa passion, c'est enseigner. Elle a une foule d'élèves, étudiants avancés ou professionnels. Si elle veut bien s'occuper de moi, c'est sans doute par goût du défi. Des cas désespérés.

À la fin des années 50, quand elle entre dans ma vie, c'est une dame d'une soixantaine d'années, mal fringuée, les mains abîmées par le jardinage et les engelures en hiver, d'une énergie inlassable et d'une patience d'ange. Elle parle beaucoup, explique tout, raconte des tas histoires, m'apprend le solfège sans que je m'en aperçoive et fait durer deux heures les leçons d'une heure. Rien ne peut freiner son enthousiasme. Quand je réussis ce qu'elle demande, elle pousse des oh, des ah, elle va même jusqu'à crier Merci ! merci ! Quand je patauge, elle s'écrie, Oh, mais ça va être bien !

Elle au moins est assise de côté, je la vois tout en jouant. Je lui demande pourquoi, de plus en plus accaparée par des élèves sans cesse plus prestigieux, elle continue de s'occuper d'un vilain petit canard. Elle répond qu'à la fin du conte le petit canard devient un beau cygne. Elle dit aussi qu'elle aime les enfants, qu'elle aurait voulu en avoir, qu'elle n'a pas pu.

Pendant huit ans, jusqu'au bac, je m'applique pour ne pas la décevoir. Le canard avance à une allure d'escargot. Je ne travaille pas en dehors de mes leçons, et elle réussit à y voir un avantage : seul, j'attraperais des défauts tout de suite. C'est vrai, je ne suis pas doué. Je sens mal mon corps. Le bras qui tient l'archet doit s'ouvrir simplement, sans que bouge le coude ; j'ai beau penser à mon coude, lui interdire de bouger, il part en arrière. Un violoniste digne de ce nom doit vibrer, son doigt pris de convulsions dès qu'il touche la corde ; ce vibrato est censé venir un jour tout seul ; le mien, il faudra le provoquer après une longue et vaine attente.

Si j'aimais jouer, je travaillerais tous les jours et deviendrais bien meilleur ; si je n'aimais pas, j'arrêterais, je suppose. Je ne sais pas ce que j'en pense, du violon. Je suis un enfant sage et travaille sans me poser de questions. On attend de moi que je prenne des leçons, c'est écrit, c'est la tradition familiale, je m'exécute. Laisser tomber me paraît aussi impensable que d'abandonner, disons, le catéchisme imposé par la famille russe. Que dirait le grand-père ?

La musique, elle au moins, je l'adore. Je baigne dedans — par le côté suisse. Mon père chante faux et ne goûte que les marches militaires, ma mère ne joue plus de piano, en ces débuts du microsillon ils ont peu de disques à part les Quatre saisons et les Brandebourgeois dans de lourdes versions allemandes, mais pour mes dix ans ils m'offrent Debussy — qui me dépasse un peu pour l'instant, il est vrai. Mon oncle Blaise est un pianiste virtuose, il aurait pu donner des concerts, et le finale de la sonate de César Franck joué par lui et mon grand-père, un dimanche matin dans les années 50, va rester à jamais gravé en moi, dans sa lumière sereine, comme l'image même de la beauté, de la paix, du bonheur. Certains vont s'élever l'âme à l'église ; ma messe à moi, ce sera la sonate de Franck.

Vers la même époque, mon grand-père m'emmène à mon premier concert : salle Pleyel, orchestre Lamoureux, nous sommes en retard, nous entrons dans la salle quand résonnent les premiers accords d'une ouverture de Beethoven — comme pour nous saluer. Ensuite, le concerto pour piano de Liszt, bête sauvage piaffante et cavalante que dompte avec le sourire Jeanne-Marie Darré, vieille amazone blonde au jeu étincelant. Trois ans plus tard, en classe de troisième, au cours de musique de ce bon M. Loupias, sur la casserole qui sert de piano, l'un de nos condisciples nommé Philippe Hersant, plutôt frêle et discret au quotidien, nous déballe à tout berzingue une Rhapsodie hongroise du même Liszt qui nous laisse tous pantelants. Il deviendra compositeur. Mais le choc des chocs, c'est le Sacre du printemps de Stravinsky dans la chorégraphie de Béjart. J'ai treize ans. J'en sors bouleversé. Je deviens curieux de toutes les musiques. J'écoute et réécoute mon disque Schoenberg-Varèse, mon Marteau sans maître de Boulez, pas trop convaincu encore. Bartok, amour immédiat. Le 10 décembre 1963, en cadeau d'anniversaire pour nos seize ans — nous sommes nés le même jour —, mon copain de lycée Jean-Marie Clément et moi assistons à une représentation du Wozzeck d'Alban Berg, dirigé par Boulez, à l'Opéra de Paris. Rude morceau pour les deux jeunots. N'ayant jamais entendu l'œuvre, nous sommes désorientés au premier acte, fascinés au second, subjugués au troisième.

Je ne vais pas souvent au concert, mais plusieurs élèves de Mme Pecqueux jouent dans l'orchestre de chambre de Versailles, que dirige Bernard Grahl, et elle m'emmène quatre ou cinq fois par an au théâtre Montansier pour assurer la claque. J'applaudis à m'en écorcher les mains, je hurle bis ! bis ! même si — j'en suis déjà conscient à l'époque — ce que nous entendons n'en mérite pas tant. Le répertoire pour orchestre à cordes n'est pas ce qu'il y a de plus spectaculaire, il faut pour soulever le public y mettre un grain de folie, lequel manque à cet orchestre versaillais, autrement dit bien calme. Vivaldi, Rameau, Bach, Purcell, Telemann, Haendel, Mozart, très bien, on va même jusqu'à Debussy et Britten, mais tous prennent pour finir un petit air de famille un peu gris.

Écouter ces cordes, pourtant, finit par me donner des idées. Je dois avoir quatorze ou quinze ans quand je me mets à composer un Divertimento pour cette formation. Je connais tout juste le solfège, à peine l'harmonie et le contrepoint, je n'entends pas le quart de ce que j'écris. Mon œuvre en quatre mouvements, sagement néoclassique, superpose platitudes et dissonances naïves. Je dois bien m'en rendre compte, puisque je n'ose montrer la chose à personne, mais ma grand-mère russe toute fière me cafte à Mme Pecqueux qui demande à voir. C'est formidable ! s'écrie-t-elle. C'est drôlement bien ! Il faut absolument montrer ça à Bernard Grahl, il te donnera des conseils pour continuer ! Oh, ça va être bien !

Ce soir-là, dans la rue Brancas, redescendant chez moi, je ne touche plus terre. J'ai toujours cru que je deviendrais écrivain, je vivais pour cela, eh bien non : tu seras compositeur, mon fils. Ivresse et vertige. Totale félicité. Le chemin est tracé, ma vie commence, le royaume de l'art ouvre ses portes et m'attend comme Paris que j'aperçois là-bas, au-delà du fleuve, à mes pieds.

Mme Pecqueux confie à Bernard Grahl mon essai informe et l'exhorte à m'encourager. Elle lui tend même un guet-apens, l'invitant à une audition d'élèves chez elle où elle me fait jouer aussi. Pauvre Bernard Grahl. Il bredouille un vague : Il joue très gentiment, ce garçon, puis, me prenant à part, encore plus vaguement, m'invite à passer chez lui un jour. Peu de temps après nous nous croisons dans la rue, il détourne les yeux. J'ai compris. Je n'irai jamais chez Bernard Grahl.

Je n'écrirai plus de musique — sinon, des années plus tard, une pièce d'un tout autre genre, pour cinq chanteurs quasi mutiques et cinq chaises, plus proche de Kagel que de Telemann, et que je ne montrerai jamais à personne. Quant au concerto pour piano que mes copains Jean-Marie Clément et Joël Wissotzky m'ont proposé d'écrire à trois en classe de troisième, il restera dans les limbes.

Arrive le bac. J'ai choisi l'option musique. L'épreuve d'instrument a lieu au lycée Henri IV, autant dire au diable. Mme Pecqueux fait le voyage, voulant accorder mon violon elle-même. Je joue mon mouvement de Vivaldi sans accrocher et voilà, fini, plus de musique pendant trois ans.

Sorti de classe prépa, la vie recommence. J'ai échoué à la rue d'Ulm, mais Jean-Marie Clément a intégré chez les scientifiques. Jean-Marie, excellent pianiste et grand amateur d'opéra, vient de dessiner une version BD de Rigoletto et s'attaquera plus tard à une superbe Elektra d'après Strauss qu'il publiera. Il me propose des séances de sonates. Je rouvre la boîte à violon pour jouer avec lui Mozart et Beethoven. J'arrive à le suivre, tant bien que mal, en trichant. L'essentiel, c'est qu'on s'amuse. Mais quand il me lance dans Debussy, je coince. Seul le premier mouvement se laisse faire. Cette sonate, aujourd'hui encore, j'ai un peu de mal à l'écouter : les pros la jouent avec une aisance insultante.

Pendant un an je travaille seul, serais-je persuadé que je n'ai plus besoin de leçons ? Non, pas si crétin tout de même. Je me décide à revoir Mme Pecqueux. Elle m'annonce que j'ai attrapé un défaut énorme : mon coude part en arrière, pire que jadis, il faut tout reprendre à zéro. Pendant des semaines je ne fais plus que des cordes à vide. J'accepte l'épreuve sans broncher. D'abord, je suis porté par la vitalité intacte de la toujours jeune vieille dame. Ça va être bien, Michel, ça va être bien ! Et puis trois ans de gavage intellectuel m'ont saturé, épuisé la tête. Je veux changer d'air. La musique se fait sans grandes idées, sans grands discours, avec le corps. La musique est mon contrepoison, mon oasis, mon bain moussant. Ma nouvelle voie. Je veux y consacrer le temps que mon métier me laisse. Et d'abord, apprivoiser mon violon.

Tous les jours ou presque, tout seul, je racle mes cordes. N'habitant plus à Sèvres, je ne vois Mme Pecqueux que le dimanche. Elle me fait jouer les sonates et partitas de Bach, la Symphonie concertante de Mozart. Elle me suggère de passer du violon à l'alto, comme font tant de mauvais violonistes, mais au lieu d'être vexé je m'en réjouis : la tessiture de l'alto étant plus grave, ses grincements seront moins violents, et surtout mes talents sont mieux accordés à cet instrument discret, humble accompagnateur, niché au cœur de l'harmonie bien au chaud, qu'au violon, ce m'as-tu-vu strident. Les sonates de Bach pour violoncelle, transcrites pour l'alto, deviennent mon pain quotidien. Mes voisins les connaissent bientôt par cœur.

Jouer seul dans mon coin me convient plutôt : je ne brûle pas du désir de m'exhiber ; jouer serait plutôt une affaire intime entre moi et moi, une heure de recueillement chaque jour, l'oubli des vacarmes du monde ; un exercice patient comme les assouplissements du danseur à la barre, qui pourraient se suffire à eux-mêmes, qui n'auraient pas besoin qu'un ballet s'ensuive.

Jouer en compagnie me convient aussi. Après l'écoute de soi, l'écoute de l'autre ; après l'étude solitaire, l'échange, l'émulation. Cela tient du repas de fête et de la compétition amicale. L'idéal serait d'alterner sans cesse, mais les projets de Mme Pecqueux pour m'inclure dans un groupe tombent à l'eau : je n'arrive pas à la cheville de ses moins bons élèves, comment voudraient-ils de moi ?

La musique d'ensemble, c'est avec le grand-père. Charles Volet s'est retiré à la campagne, tout près de son Helvétie natale. Il a transformé le garage en salle de musique et y retrouve son violon tous les jours après le travail du jardin. C'est un homme heureux. Défrichage et déchiffrage, les deux mamelles du bonheur. Il appliquera la recette magique jusqu'à sa mort, à près de cent ans, malgré sa main droite peu à peu fermée par la maladie.

Je passe chez mes grands-parents une partie de mes grandes ou petites vacances. Nous jouons surtout, tant que je suis encore violoniste, des duos de petits-maîtres des temps anciens, comme Viotti, ou ceux de Bartok apportés par moi, si vifs et colorés, si habilement pédagogiques ; quand je vire altiste, nous préparons les quatuors que nous jouerons le week-end. Car Genève toute proche nous envoie des renforts : mon oncle Blaise, qui désormais fait des prouesses au violoncelle ainsi qu'au clavecin, et son fils aîné, mon cousin Marc, violoniste, plus jeune que moi de dix ans mais qui m'a depuis longtemps rattrapé, puis dépassé. Nous nous offrons ce luxe : des séances de quatuor en famille. Un jour, mon oncle Jean passant par là, nous exécuterons même, dans tous les sens du terme, le Quintette de Schubert pour deux violoncelles.

Au menu du quatuor : l'opus 76 de Haydn et ses Sept paroles du Christ, le jeune Beethoven (n°1 et 4), Mendelssohn... Nos séances ne laisseront aucune trace enregistrée, le ciel soit loué : la différence entre les pros et nous est écrasante. On joue plus qu'on ne travaille. On ne fignole pas, on fonce. Le grand-père mène la danse, marquant la mesure avec le pied quand ça flageole autour de lui, criant la lettre-repère quand on est perdu, s'arrêtant seulement quand tout fout le camp. Nous ne connaîtrons pas de grandes extases esthétiques, mais quelques franches rigolades et aussi, parfois, la satisfaction d'arriver ensemble en limitant les dégâts. J'aurai également appris, dans ces équipées haletantes, l'art de couper les virages, de savonner les doubles croches vicieuses, de se rattraper aux branches en cas de chute. On avance, on assure coûte que coûte.

Je finirai par trouver aussi à Paris, près de chez moi, des partenaires de quatuor, un bon violoniste et deux très vieilles dames qui se débrouillent encore pas mal. C'est moi qui boite, c'est pour moi qu'on ralentit dans les passages dangereux. L'une d'elles amène un jour son mari clarinettiste pour s'offrir encore une fois, la dernière peut-être, le quintette de Mozart ; ils se sont connus cinquante ans plus tôt, au temps du cinéma muet, en accompagnant des films. L'appartement est vieux, gris, sinistre, l'ambiance crépusculaire, mais la musique n'a pas d'âge, ces fantômes oublient le leur en jouant, et qui donc a jamais été triste en faisant de la musique à plusieurs ?


(À suivre)





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