LE DIABLE EST UNE ANDOUILLE


Mettre fin à ma chronique andouillère sans avoir couronné Gabriel Matzneff ? On n'y songe pas. Comment ai-je pu officier pendant tant d'années sans penser à lui ? Cela fait cinquante ans que j'entends parler de ses livres et de ses frasques. Cet écrivain gentillet est avant tout un personnage, à la fois chrétien extrême et baiseur frénétique, multisexe, avec un penchant avoué pour la chair fraîche. Il fit, dans les années 60, le bonheur et le désespoir de ses coreligionnaires, les très pudibonds milieux orthodoxes de France : leur ange le plus étincelant était en même temps un diable... Le Seigneur aime faire souffrir ses enfants les plus aimants. Quelle cruauté ! mais quel humour !

Matzneff avait, dit-il, deux grands copains : Montherlant et Hergé, ce qui le résume assez bien. D'un côté, le prédateur offrant des bonbons aux petits garçons ; de l'autre, le papa d'un très célèbre ado. Matzneff aurait-il aimé se farcir Tintin, puceau notoire, ou s'identifiait-il simplement au personnage ? Ce que j'ai lu de lui naguère, en effet, a un côté juvénile et joyeux.

Je le croyais mort. La jeunesse, la beauté, l'insouciance faisaient trop partie de son être pour que je puisse l'imaginer âgé. Eh bien non ! Il vit, il sévit toujours ! Je viens d'apprendre qu'il tient une chronique dans... là encore, on nage dans le comique... dans Le point ! Lui, le provocateur, le sulfureux, dans cet hebdo bourgissime, pépère et plat !

Dans sa page du 30 novembre, peu après les attentats que l'on sait, il s'en prend violemment, non pas aux terroristes, mais aux victimes, à tous ces jeunes qui ce soir-là étaient allés écouter de la musique ou dîner au restaurant. Le chroniqueur fustige «la médiocrité petite-bourgeoise, l'insignifiance» de leurs propos suite à la tragédie, leur décision de ne rien changer à leur vie d'avant. «Ce qu'ils désirent, c'est continuer à boire des bocks de bière.» C'est «ahurissant». Ou plutôt «consternant».

«Cette niaiserie, cette médiocrité s'expliquent par le total vide spirituel de tant de nos compatriotes. Ils ne vivent pas, ils existent. À part le pape de Rome et le patriarche de Moscou, qui, en Europe, fait appel aux forces de l'Esprit, invite les gens à la transcendance ? Personne. L'État ne parle jamais de leur âme aux Français de la «génération Bataclan», et ceux-ci persistent à n'avoir d'autre souci que de gagner de l'argent, en foutre le moins possible, partir en vacances et s'amuser. [Ils] tiennent à leur vie pépère, le tragique leur fait horreur, ils ne veulent pas entendre parler de la mort, ni de l'éternité, ni du salut de leurs âmes, ni de l'ascèse, ni du jeûne, ni de Dieu.» Car «ce qui fait la grandeur de l'homme, comme l'enseignèrent jadis le Bouddha, Épicure, le Christ, ce n'est pas le Sum, mais le Sursum ; non pas le soi, mais le dépassement de soi ; non pas le confort, mais le sacrifice.»

Osera-t-on taxer d'andouillerie cette envolée sublime ? Oui, si l'on connaît son auteur, qui en fait de sacrifice héroïque, aura consacré sa vie de glandeur, entre deux pages d'écriture, à draguer minettes et minets à la piscine Deligny.

L'andouillerie, c'est également ceci :

«Voulez-vous, messieurs les incrédules, une nouvelle preuve de la présence active du Malin parmi nous ? La voici. Seul le diable aura pu persuader le Calife Abou Bakr el-Baghdadi que la France est la patrie du plaisir insouciant, du libertinage, de l'immoralité raffinée ; un pays où les plaisirs coupables et les amours interdites ont droit de cité ; bref, une nation pécheresse que les vertueux soldats de Mahomet auraient d'excellentes raisons de châtier. En effet, s'il est un lieu où la morale petite-bourgeoise règne sans partage, c'est la France social-démocrate de 2015.»

Croire en Dieu, passe encore ; mais croire au diable ! Et quelle ingratitude à l'égard d'un pays, accusé de rigidité morale, qui depuis cinquante ans ferme les yeux sur certains actes et propos de l'écrivain, lesquels tombent sous le coup de la loi.

Je m'apprêtais à conclure en beauté sur l'andouillerie la plus flagrante, celle qui imprègne la moindre page de son œuvre : corollaire de son mépris abyssal du commun des mortels, une extraordinaire, une flamboyante fatuité. Jamais le contentement de soi ne s'est étalé avec une telle naïveté, au point qu'on a presque envie, parfois, de pardonner à ce grand garçon candide.

Mais voilà que sur Internet je tombe sur un nouveau bijou : sa chronique du 1er août de cette année sur Le Pen père. Il le connaît ! Ils sont potes !

«Le président d'honneur du Front national et moi, outre nos nombreux amis communs, morts ou, grâce à Dieu, bien vivants, nous avons eu la même manucure, une jolie Finlandaise prénommée Margareta, le même diététicien, et peu d'écrivains français peuvent se flatter d'avoir, comme moi, dans une piscine, en maillot de bain, chanté en chœur avec Jean-Marie Le Pen «Étoile des neiges, mon cœur amoureux» à une jolie blonde qui, au bord de ladite piscine, admirait nos évolutions aquatiques.»

Et plus loin :

«Je me souviens d'une de nos soirées à l'époque du traité de Maastricht. Les propos que nous tint Jean-Marie Le Pen étaient la raison même, la justesse même, l'avenir allait nous le prouver, et ce soir-là je pris conscience à quel point était absurde l'image d'excité extrémiste que la presse purée de droite et de gauche s'appliquait à donner de lui.»

Ce qu'il aime chez Le Pen, c'est sa «liberté», sa «spontanéité». Il est vrai qu'il déclare aussitôt : «J'apprécie Mélenchon, je l'ai voté en 2012».

On comprend mieux pourquoi Le point salarie le père Matzneff. Si ses fautes de français («Je l'ai voté !») doivent passer inaperçues là-bas, ses provocations spectaculaires semblent tomber à pic pour pimenter la molle tambouille de l'hebdo. À pic, oui mais à plat. Comment prendre au sérieux ce n'importe quoi ? Soit ce diable de salon en fait des tonnes pour épater les bourges, soit il est sincère, et donc irresponsable, aussi conscient politiquement qu'une moule pas fraîche. Voilà pourquoi, sans doute, les outrances du vieil étourneau ont été si peu commentées. On l'a compris, tout cela est anodin. Le point n'est pas devenu Le poing. Qui l'écoute encore, le has been, à part quelques andouilles féminines qu'il sauta jadis et un quarteron de vieux réacs racornis ?


L'âge n'a pas totalement détruit sa beauté...
Matzneff chez lui, avec le tsar Nicolas II

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