Au début de ce mois, j'ai envoyé un message à mes nombreux amis grecs. Les voyant enfoncés plus que jamais dans la crise par le diktat schäublo-merkellien, et humiliés par-dessus le marché, j'ai cru bon de leur manifester mon affection et mon soutien.
Les réponses, chaleureuses, pleines de gratitude, m'ont donné raison. Toutes sauf une. L'un de mes auteurs m'envoie une longue diatribe où il m'explique en détail que je n'ai rien compris, que je ne connais pas l'histoire grecque récente, que je me suis laissé désinformer par la presse, grand sentimental naïf que je suis, et qu'en fait les Grecs sont les seuls coupables de tous les maux qui les frappent.
Ô stupeur. Mon message me semblait consensuel, incontestable — du moins auprès des Grecs. Je me suis senti un instant dans la peau du gentil benêt de service. Ou du traducteur qui découvre dans sa prose un contresens mortel. L'Andouille de l'été, serait-ce moi ?
— Ressaisis-toi, mon vieux. Après tout, tu as le nombre avec toi, et ton point de vue est partagé par de grands esprits, hors de Grèce aussi bien — à commencer par le philosophe allemand Jürgen Habermas, qui dénonce avec une fermeté admirable, dans un entretien accordé au Guardian, le mauvais coup fait à l'Europe, aux Grecs et à l'Allemagne elle-même.
— Un grand monsieur, ce Habermas. Que mon auteur vient d'envoyer à la poubelle, avec une violence étonnante. N'y a-t-il pas là, au fond, de quoi se faire andouiller ?
— Ce ne serait pas diplomatique. Si tu veux continuer de le traduire, ne l'agresse pas !
— Et puis je le respecte, cet homme. C'est un grand monsieur lui aussi, dans un genre différent. Les créateurs ont sinon tous les droits, du moins celui d'exagérer, si l'excès nourrit leur œuvre. Or c'est bien le cas.
— Alors une solution s'impose ! L'andouille pourrait être bicéphale, pour une fois, et récompenser enfin l'Allemagne, haut-lieu mondial de la charcuterie ! On couronnerait Frau Merkel, chancelière, et son ministre des Finances Herr Schäuble, qui prétendaient vouloir sauver l'Europe et qui viennent de la zigouiller salement. N'y a-t-il pas quelque chose de marrant dans le spectacle donné par ces super-pros de la politique, réputés fins stratèges, révélant d'un coup leur vraie nature de bras cassés ?
— Je n'ai pas trop envie de rire ces jours-ci, tu sais. Et puis pour faire une bonne andouille, il faut un certain panache, un petit grain de folie, ce qui fait totalement défaut à ces deux lugubres personnages. Voir la jeune Europe gérée par ce couple de vieux boutiquiers rabougris me donne trop le bourdon.
— Alors qui sera ton Andouille ?
— Personne. Ou tout le monde, ce qui revient au même. Le gigantesque gâchis actuel confirme ce qu'au fil des mois, rédigeant cette saga andouillère, j'ai plusieurs fois pressenti :
Nous sommes tous des andouilles.
Si intelligent, si brillant, si fin soit l'être humain, il a toujours son côté moche ou honteux ou les deux, de même que tout corps humain a un trou du cul. J'ai été parfois tenté de tirer mon andouille au sort parmi les noms les plus prestigieux, les plus irréprochables, et de chercher ensuite le point faible du lauréat. Mais cela eût exigé, dans certains cas, de grands efforts, de longues recherches, et je ne vois pas l'utilité de ce triste jeu de massacre.
Et pour tout dire, l'andouillerie a beau prendre des formes très variées, mais j'ai tout de même l'impression, après six ans et soixante-seize couronnements, d'avoir à peu près fait le tour. J'ai donc l'intention de mettre fin à cette rubrique avant de me répéter comme une andouille — à moins que je ne trouve de temps en temps du nouveau, du costaud, du grandiose.
— Mais en arrêtant ainsi ta chasse alors que l'espèce prolifère, ne vas-tu pas passer pour une andouille toi-même à leurs yeux, à eux qui ne viennent ici que pour déguster ta charcuterie, cette bande d'andouilles ?
La grande fraternité. |