Cher Emmanuel Todd,
L'Andouille mensuelle du site volkovitch.com vient de vous être décernée à l'unanimité du votant, en l'occurrence votre serviteur. Vous ignorez tout de cette distinction, je suppose, vous qui fréquentez des lieux plus médiatiques. Je vous entends soupirer : Encore ? On va encore pisser sur mon livre ?
C'est en effet votre plus récent ouvrage qui est la cause de votre couronnement. Ce fameux «Qui est Charlie ?» où vous soutenez, à contre-courant de la doxa en vigueur, que les manifestants du 11 janvier, eux qui naïvement prétendaient défendre la Liberté d'Expression et la Démocratie, n'étaient en fait que les héritiers de la vieille France catholique, antidreyfusarde, pétainiste et raciste ; que ces fausses belles âmes ont voilé d'idées généreuses leur mépris et leur haine de l'Islam, cette religion des opprimés.
Je vais vous surprendre : cette thèse hardie, qui vous a valu plusieurs splendides volées de bois vert, n'est pas la cause du présent andouillement. Je ne m'associe pas à la curée. Moi qui ai marché ce jour-là en compagnie d'autres braves nigauds, je me dis que sans doute vous avez raison, que nous autres n'avons rien capté, que vous seul avez percé le mur des apparences et lu dans le fond de nos cœurs. Oui, ce jour-là, il y avait en moi, bien cachée, un peu de colère à l'égard de l'Islam — merveilleuse religion de tolérance et d'amour, n'en doutons pas, mais qui n'est pas toujours très habile à le montrer. Il y avait en moi le dédain de l'intello vis-à-vis de pauvres brutes incultes et l'égoïsme apeuré du bourge à l'égard de prolos violents qui troublent sa sieste pépère. Merci à vous, cher professeur, d'avoir ouvert les yeux des imbéciles. Nous le savons désormais grâce à vous : les Charlie sont des charlots.
Souffrez cependant que je vous fasse deux menus reproches :
D'abord, si l'Islam est bel et bien la religion de certains pauvres, ne faut-il pas nuancer un peu ? Les fanatiques de nos banlieues ne sont-ils pas encouragés et financés par les plus riches nababs de la planète ? Allah, ces temps-ci, ne sent-il pas un peu le pétrole ?
Ensuite et surtout, n'auriez-vous pas pu préciser que dans toute action humaine les motivations pures et impures sont étroitement mêlées, dans des proportions variables ? Qu'on peut parfaitement être motivé en partie par les vilaines pensées que vous fustigez tout en obéissant pour l'essentiel à des convictions plus nobles ? Je suis persuadé que l'immense majorité des marcheurs, ce jour-là, est venue défendre avant tout un précepte, TU NE TUERAS POINT — que les religions prônent elles aussi, parfois, je l'admets. Quand ça les arrange.
Notez que je vous comprends. Vous avez une image à entretenir, un fonds de commerce à faire fructifier. Vous êtes devenu l'une de ces figures cathodiques indispensables au système, le penseur brillamment paradoxal chargé de choquer le bourgeois pour animer la société somnolente. Vous êtes payé pour dire des horreurs en toute impunité, comme autrefois le bouffon du roi. Sauf que cette fois-ci, vous avez eu la main un peu lourde et le scandale délibérément créé vous est revenu un peu trop brutalement dans la gueule. Vous voyant mouché comme un morveux sur France-Inter par cette fine lame de Sophie Aram, tandis qu'une moitié de moi pensait, Il l'a bien cherché, l'autre moitié avait sincèrement mal pour vous.
Alors, pourquoi l'Andouille ?
À cause de quelques petits mots de vous accordés à un journaliste du Monde : «Mon livre est un missile Exocet magnifiquement construit, un chef-d'œuvre de maîtrise intellectuelle». Plus que tout le reste, voyez-vous, c'est cela qui me reste sur l'estomac. Disons — pour rester dans la métaphore charcutière — que l'autosatisfaction est la mauvaise graisse de la pensée. Je crois que la grandeur d'un homme est inversement proportionnelle à la hauteur de sa prétention, qu'humilité et lucidité sont les deux mamelles du progrès personnel et que vous êtes cruellement dépourvu des deux. On a le droit, à l'extrême rigueur, de penser qu'on est génial ; mais le dire ! Ne pas comprendre le ridicule auquel on s'expose et la médiocrité humaine qu'on révèle ! La phrase-Exocet ci-dessus, mon petit Emmanuel, n'est qu'un pétard humide, juste bon à dégonfler la baudruche qui le lance, et chaque fois que je l'entends tu me fais carrément pitié.
Des benêts par millions. |