ANDOUILLETTE FÉMINISTE


Les féministes doivent râler sec : les andouilles mensuellement couronnées ici sont à 90 % de sexe masculin. Une honte ! Pour me faire pardonner, c'est une andouillette que j'ai trouvée cette fois-ci sur le Ouèbe. Maureen Wingrove, dessinatrice de vingt-sept ans, plus connue sous le pseudo de Diglee, tient un blog illustré fort couru apparemment, diglee.com. C'est frais, léger, charmant, en un mot très girly, avec des fautes d'orthographe («ligottée», «le soucis») habilement placées ici ou là, sans doute en signe de jeunesse, de désinvolture, de refus du monde brutal des grands pros. (Même si les pros eux-mêmes, désormais, en font aussi...)

Ms Wingrove est allée l'autre jour voir It follows, film américain récent de David Robert Mitchell. Traumatisée, «écœurée» dit-elle, la malheureuse a passé la journée suivante à écrire et dessiner une longue diatribe, pleine de mots en capitales ou rageusement soulignés, contre l'agression qu'elle a subie. It follows est «bien naze», «nul», plombé par un scénario «relativement creux» (au début de l'article) et même «quasi inexistant» (à la fin, la colère ayant fait entretemps boule de neige). Le pire : il s'agit là d'un film «sexiiiste», où l'on retrouve «tous les clichés sexistes de base».

Je ne suis pas lecteur de diglee.com, c'est une amie qui m'envoie le lien, perfidement, sachant que je viens de voir le film et que je l'ai adoré. It follows, tout au long de sa vision, et plus encore après coup — c'est le lendemain qu'on sait si un film est vraiment bon —, s'est imposé à moi comme une œuvre d'une extrême richesse, au scénario très travaillé, très subtil, mis en scène avec une rare maîtrise, et pas sexiste pour un sou — au contraire. Avons-nous vu le même film ?

Prenons la première scène : dans une rue de banlieue, une jeune fille sort en courant d'une maison, vêtue d'une nuisette et de hauts talons, folle de terreur. Notre blogueuse juge la scène totalement inepte et grassement racoleuse. On a dénudé la fille, c'est clair, pour faire saliver ces cochons de spectateurs mâles.

Là, je tombe des nues. Pour moi cette scène d'ouverture est artistiquement admirable et moralement irréprochable. Je reconnais que j'ai vu sans déplaisir ce beau corps d'adolescente partiellement dévoilé — osera-t-on me jeter la pierre ? Mais il faut être une sacrée andouille pour s'imaginer qu'en 2015 on montre une fille en pyjama pour faire bander les mecs. Ils en ont vu d'autres, les mecs d'aujourd'hui, qui peuvent reluquer des chattes à jet continu sur le Net. D'autant que dans ce cas précis, l'excitation sexuelle est secondaire, l'essentiel étant la panique incompréhensible de la fille, qui amène le spectateur, si lubrique soit-il, à s'identifier au personnage ; que cette fille soit peu vêtue sert avant tout à la rendre plus menacée, plus fragile, tel un soldat sans armure ; et si cela fait d'elle un objet sexuel — aux yeux non du spectateur, mais d'un hypothétique prédateur invisible —, cela annonce à juste titre le thème central du film : la hantise de la sexualité. Les hauts talons ? Ils paraissent à première vue irréalistes, même si l'on peut leur trouver plusieurs justifications symboliques parmi les analyses qu'a déjà inspirées le film — nombreuses et parfois étonnantes, ce qui prouve sa profondeur. Ces talons sont marqueurs de féminité agressive et renvoient donc au thème central qu'est la sexualité ; ils n'en demeurent pas moins incongrus, en partie inexplicables, comme beaucoup d'autres menus détails tout au long de l'histoire, contribuant ainsi à son climat d'étrangeté.

(Extrait de Le cinéma pour les nuls, chapitre 1.)

Ce qui a choqué la blogueuse, notamment, c'est que dans It follows les filles sont souvent dénudées alors que les garçons restent vêtus — signe, selon elle, d'une scandaleuse inégalité entre les sexes. Ce serait le cas, nous dit-on, dans la plupart des films. Ce qui me paraît moins évident qu'à elle. Et ce à quoi je pourrais donner une explication toute féministe : à supposer que le seul but de tous les réalisateurs soit d'aguicher le client, et à supposer que tous les spectateurs soient hétéro, la psyché mâle a davantage besoin de sexualité explicite, étant plus primitive, alors que la femme n'a besoin que de visages, de regards, de sourires et de belles paroles pour mouiller. Ajoutons qu'il faut être un peu andouille pour mesurer l'émoi sexuel en fonction de la superficie de peau dévoilée. On a pu dire que Ma nuit chez Maud, d'Éric Rohmer, était le film le plus érotique du monde, alors qu'on ne s'y papouille pas et que c'est à peine si on y enlève ses gants.

Quant à It follows, manque de pot : question nudité, le film reste très discret (pas une chatte, pas une fesse intégrale, pas même un téton), la seule personne totalement à poil étant un homme, vision d'horreur aperçue brièvement sur un toit. Et si les deux garçons restent vêtus même pendant la scène de la plage, c'est sans doute pour marquer qu'un garçon, qu'on le veuille ou non, c'est différent, c'est moins fragile, aux yeux de l'héroïne j'entends — et l'on retrouve là le thème profond du film.

Attention ! Notre pasionaria antisexiste précise qu'elle n'est pas du tout allergique au dévoilement des corps ! Non non ! Elle le veut équitablement partagé entre les sexes, voilà tout. Ce qui nous fait rêver à des quotas d'organes génitaux, à une signalétique spéciale dans nos journaux, avec le degré de déshabillage par sexe, permettant de repérer à l'avance les films sexuellement incorrects à bannir.

À quoi bon ce persiflage ? dira-t-on. Pourquoi t'acharnes-tu contre ce blog anodin ? Il n'y a pas de quoi fouetter une minette. D'autant que même si cette fille dit de grosses conneries, elle n'est pas conne, et pas antipathique dans l'ensemble : il lui arrive de douter d'elle-même, et elle a l'honnêteté de publier sur son blog les critiques parfois cinglantes (d'un très haut niveau parfois) que son offensive lui a values — noyées, il est vrai, dans une marée de commentaires aussi extasiés qu'indigents venant de groupies nunuches qui n'ont même pas vu le film. Ô noble et infortunée cause des femmes ! Rester féministe après pareille lecture, c'est de l'héroïsme.

Je me suis emporté de façon excessive, je l'avoue. Un peu comme ma présente victime. Où donc m'a-t-elle blessé ?

En trois endroits vitaux, me semble-t-il.

Dans mon souci de logique et de justice. Quel crève-cœur de voir traité de sexiste le film d'un homme qui a si bien su adopter le point de vue et le parti de l'autre sexe, dans ce qui est pour moi l'un des films les plus intelligemment féministes qui soient !

Dans ma cinéphilie ensuite. On ne démolit pas aussi sauvagement un film d'une qualité aussi rare. La jeunesse et l'étourderie ne sont pas une excuse. (Il est vrai que ce brave Pierre Murat de Télérama, que j'imagine très vieux, est allé presque aussi loin qu'elle dans l'aveuglement obtus.)

Dans mon antipuritanisme viscéral enfin. L'idée que montrer le corps de la femme revient automatiquement à la «chosifier», à la dégrader, cette idée-là est pour moi rétrograde, malsaine, perverse. Quoi que dise et quoi que pense notre Jeanne d'Arc du «combat pour l'égalité des sexes», derrière sa critique de It follows, je vois se dessiner l'ombre sinistre de la burka.

Remarque qui n'a rien à voir : son site est sponsorisé par Amazon, qui étale dans les marges sa pub pour le dernier Marc Lévy. Et cette obscénité-là ne la choque nullement.


Si on me demandait mon avis...
Ça va mieux comme ça, chérie ?

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