ANDOUILLE EN HABIT VERT


Certaines de nos andouilles sont du genre immangeable et toxique. Pas celle-ci. On pourra même s'étonner de voir andouillé ici un écrivain gentil dans tous les sens du terme : Jean-Marie Rouart. Qu'a-t-il donc fait, ce personnage plutôt sympathique, et plutôt anodin, pour mériter ce mois-ci de tels honneurs ?

La réponse est dans son nouveau livre, Ne pars pas avant moi, autobiographie sous-titrée roman comme c'est la mode ces derniers temps. Eh oui ! J'ai lu un livre de Rouart ! Et je ne le regrette pas ! Étonnant, ce livre — ce à quoi je ne m'attendais guère, venant de ce paisible auteur —, étonnamment inégal, maladroitement composé : la jolie galerie de portraits qu'il contient, savoureusement vachards (les confrères de Rouart en prennent un vieux coup), aurait dû faire un livre à elle toute seule, mais l'auteur la saucissonne en y intercalant on ne sait pourquoi les épisodes d'une histoire d'amours adolescentes pâlotte et platement contée, tandis que l'écriture joue au yoyo sans cesse, de façon inexplicable, entre le fulgurant et le faiblard.

Fulgurant, le portrait de François Nourrissier, «crocodile dominant» du marigot littéraire parisien :

«... ses lunettes en verre fumé qui dissimulaient ses yeux d'huître malade. Doucereux, onctueux, il caressait sa barbe blanche, qui semblait postiche, par laquelle il voulait donner à son visage un caractère qui lui faisait défaut.»

Le faiblard ?

«J'aimais les oliviers aux reflets métalliques, le mistral qui bandait ses muscles dans le couloir rhodanien.» «[Hitler était] une sorte de Kaiser brutal et sanglant qui dévastait cette Europe galante qui avait été le terrain de ses amitiés et de ses amours.» «Alors que j'occupais une chambre voisine de la sienne que je partageais avec une jolie jeune fille qui était allée se baigner...»

Non, certes, il ne suffit pas d'empiler les relatifs ou de friser la cacophonie («la vastitude du monde», [te-te], [de-de-de]), il ne suffit pas d'être par moments un peu cucul mollasson du stylo, ou d'avoir la flemme de se relire, pour décrocher l'andouille — il nous faudrait dans ce cas une remise des prix quotidienne.

Ce qui peut faire de Rouart une andouille, serait-ce alors sa vénération pour l'Académie française, où il est parvenu à s'immiscer ? Il l'a voulu, l'a sollicité, il en a bavé d'envie, sué d'angoisse avant d'être accueilli enfin parmi les demi-dieux ; se mettre dans des états pareils pour si peu, c'est assez dérisoire, convenons-en. Mais cela ne suffit pas tout à fait. D'autant que je le comprends, le pauvre : son récit le montre profondément blessé, humilié à vie par un échec au bac, lequel ne pouvait être effacé que par la plus éclatante des revanches : l'admission parmi les immortels. Voilà qui est humain. Gardons-nous de rire, un sourire compatissant suffira.

Alors d'où vient-elle, l'andouillerie de Rouart ?

Du choix de l'homme dont il fait son héros. Du portrait qu'il trace de celui-ci dans son livre. C'est «un phénomène littéraire, un écrivain dont le statut dépasse de loin celui que confère la littérature.» «Par tempérament, c'est un homme du XVIIIe siècle : sceptique et ironique comme Voltaire ; curieux comme Diderot ; éperdu de savoir comme Buffon.» Et si Rouart lui confère le titre d'«Enchanteur», c'est qu'il voit en lui Chateaubriand réincarné, pas moins. L'écouter, c'est «prendre une leçon de vie, un bain de culture, assister à un exercice intellectuel aussi vertigineux que la descente à ski de la Vallée blanche». Cet homme providentiel «distribue des vitamines d'optimisme, des provisions de bonheur. Avec lui, la littérature qui, avec d'autres, suinte si souvent l'ennui et les doctes démonstrations devenait une fête.»

Qui est-il donc, ce Phénix qui extasie à ce point notre pauvre andouille ? Jean d'Ormesson ! (Ricanements des volkonautes. Un ou deux fous-rires dans le fond. Je réprime le mien et poursuis.) Oui, Jean d'Ormesson, académicien, écrivain mondain, médiatique et médiocre, invité sept fois chez Pivot (record absolu), dont l'impeccable bronzage et les chavirants yeux bleus firent longtemps des ravages dans le lectorat du pays. Rouart et lui vont une fois en vacances ensemble, en Corse, ils nagent côte-à-côte «dans le saphir de la mer» ; d'Ormesson tente de piquer sa copine à Rouart mais ce dernier ne l'en aime que davantage, dirait-on. «J'aimais qu'il soit là ; j'aimais l'écouter ; j'aimais qu'il fasse danser la vie.»

Tout cela, on le pressent, n'a pas grand-chose à voir avec la littérature. Jean d'Ormesson est sans conteste un brillant causeur, qui donne le meilleur à l'oral au point de se retrouver, au moment d'écrire, fatigué et fatigant. Ce qui chez lui fait rêver Rouart, c'est avant tout, manifestement, ce que Rouart n'a pas reçu en héritage : un grand nom, la richesse, les brillantes études. Rouart est snob, donc ridicule. Se laisser fasciner par une particule, un gros pécule ou des diplômes, c'est sans aucun doute un défaut répandu ; n'en est-il pas moins pitoyable ?



Jean d'Ormesson
Jean d'Ormesson

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