«La culture de l'apparence est chez les femmes un vrai business, un plaisir, un exercice quotidien. Et un fardeau. "Sois belle et tais-toi" : tout est là. Prière de faire un choix : s'habiller et se pomponner ou penser. Les clichés ont la vie dure, mais la mode de l'hiver les prend à contre-pied en proposant des silhouettes sophistiquées, renvoyant à des modèles cultivées et intelligentes. L'artiste dadaïste Hannah Höch et Lee Miller, mannequin photographe et correspondante de guerre, ont inspiré par exemple la dernière collection Céline de Phoebe Philo. L'air de rien, la mode distille une idée très dérangeante pour certains et pourtant maintes fois démontrée dans la vie : le beau et l'intelligence ne sont pas forcément antinomiques. Toutes les barrières et les classifications que cette dichotomie entretient n'ont plus lieu d'être. Et la mode, souvent taxée de superficialité, est cette fois une arme de choix pour contribuer à imposer concrètement ce concept. Dégainez maintenant.»
Pourquoi copier in extenso, religieusement, cette prose cueillie dans Le Monde il y a quelques semaines ? Elle peut sembler bien anodine, et pourtant, dès les premières lignes, j'ai frémi de la narine comme un chien de chasse flairant le gibier. Ça sent l'andouille ! me suis-je écrié.
Et aussitôt : mais pourquoi diable ?
Je relis la chose. L'odeur d'andouille, d'habitude, émane du contenu. Là, non, semble-t-il. Je ne pense pas que la mode soit une andouillerie. Si je le pensais, je n'oserais évidemment pas l'avouer, nous sommes dans un pays de nobles traditions où l'on ne saurait blasphémer contre la haute couture, la gastronomie ou le vin sans passer pour un cul-terreux. En ce qui concerne mon humble personne, la fripe, la frime et le fric sont une terre mal connue, je me fringue chez l'as de pique plutôt que chez le roi de cœur, mais j'ai un profond respect, de plus en plus, pour le falbala, qui à l'heure où notre industrie fout le camp sera bientôt, avec le tourisme, l'une des deux dernières mamelles de notre économie. Quant aux grandes maigres qui défilent à Paris devant les épouses dodues de milliardaires du monde entier, si leur féminité osseuse me laisse de marbre, là n'est pas la question ; je n'ai aucune idée préconçue quant à leurs facultés intellectuelles : certaines, sans doute, sont connes comme des balais, tandis que d'autres me flanqueraient sûrement une branlée au scrabble.
«Dérangeante», la mode ? Remarque andouilloïde, j'en conviens. Qui dérange-t-elle, la pauvrette ? Mais on ne devient pas Andouille du Mois pour si peu : s'il fallait couronner tous les enfonceurs de portes ouvertes qui se voient en originaux, en bousculeurs d'idées reçues, en flamboyants subversifs, cette rubrique devrait devenir quotidienne.
Alors, d'où vient que cette page banale me fascine ainsi ? Je la lis et relis pour tenter d'y voir clair. Il me semble trouver là, dans toute sa pureté, une certaine façon de penser et d'écrire qui s'épanouit ces derniers temps dans nos gazettes — et là je pense très fort à ce chef-d'œuvre de vacuité prétentieuse qu'est Le Monde Magazine, même si l'auteure du présent morceau d'anthologie, une certaine Carine Bizet, le publie en l'occurrence dans Le Monde lui-même.
Le lecteur pressé pourra ne rien capter. Tout se joue dans des détails ténus, dans l'enchaînement des idées, dans le recours à certains mots, dans l'ordre des mots, que sais-je encore... L'Andouille mérite ici un Coup de langue, et je vois mes deux rubriques prêtes à danser dans les bras l'une de l'autre.
J'admire la fin du texte, naturellement, avec ce «concept» qui fait tellement classe, et tant pis s'il ne renvoie à rien (l'alliance possible du beau et de l'intelligence n'étant pas un concept), et ce «Dégainez» final, filant superbement la métaphore, où l'on voit le lecteur subjugué sortant son flingue pour dézinguer les crétins qui méprisent la mode. Mais c'est la désinvolture des enchaînements qui m'a surtout conquis, au début notamment. On suit globalement le fil ; les incohérences apparaissent quand on se rapproche : le passage confus, par exemple, de la culture des modèles à celle de la créatrice. Et ces «silhouettes sophistiquées» où le mot se trouve détourné de son sens, quittant l'élégance et la beauté pour la culture et l'intelligence. Mais le plus fort est dans la première phrase, avec ses trois éléments : «un vrai business, un plaisir, un exercice quotidien», balancés comme au hasard dans un ordre dont la logique m'échappe, avec ce qui est peut-être l'équivalent stylistique d'un savant négligé.
À moins qu'il n'y ait là négligence, maladresse ? Je ne sais. J'avoue que ce texte est trop fort pour moi. Trop subtilement gauche. Je n'arrive pas à m'expliquer, par exemple, et c'est très humiliant, pourquoi ce «Prière de faire un choix» me fait ricaner doucement, pourquoi cette prose-là m'agace presque à toutes les lignes, pourquoi je n'écrirais jamais ça ou ça. Et je m'étonne moi-même : quel ayatollah je fais ! Être prêt à ceindre d'andouilles le chef d'une malheureuse pour un simple ordre des mots foireux !
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