Leur tombe.
Elle s'appelait Jeanne-Paule Marie Deckers, mais qui s'en souvient ? Elle connut la gloire sous un autre nom voilà un demi-siècle. Une gloire du tonnerre de Dieu, qui lui tomba dessus comme la foudre et dura le temps d'un éclair. Je ne sais si son pseudo éveille encore des souvenirs ; ce qui surnage dans les mémoires, c'est une des chansonnettes qu'elle écrivit et chanta — une seule :
Dominique nique nique
s'en allait tout simplement
routier pauvre et chantant
en chemin et en tous lieux
il ne parle que du bon Dieu (bis)
Le visage de mes vieux lecteurs s'éclaire. Doux Jésus ! Sœur Sourire ! Ils fredonnent en même temps que moi la ritournelle imbécile. Plus collant qu'elle, tu meurs. S'ils font comme moi l'effort de consulter le reste des paroles — on trouve tout sur Internet, même ça —, ils verront que le temps ne les a guère bonifiées. Ils contempleront l'apothéose du cucul-la-praline, sur cette mystérieuse frontière où le minable devient grandiose et l'affligeant jouissif. A-t-on jamais pondu paroles plus joyeusement nulles ?
Pourtant, non contente de casser la baraque en francophonie, la sainte nunuche vampa le public américain, qui à vrai dire ne pigeait que couic à ses lyrics. Elle ne fut détrônée des sommets du hit-parade, là-bas, que par MM. Lennon, McCartney et consorts ! Les Ricains tournèrent peu après un film sur elle, Debbie Reynolds jouant le rôle de la Singing Nun. Mais quelle folie douceâtre avait saisi, là-bas comme ici, des millions d'andouilles ?
Sœur Sourire avait alors trente ans, était vraiment bonne sœur, dominicaine bien sûr, et naïve au point de ne pas prévoir que certains esprits salaces ricaneraient devant le désastreux premier vers — même si, à l'époque, le verbe «niquer» servait moins qu'aujourd'hui. C'est bien plus tard qu'une parodie consacrée aux exploits d'un autre Dominique, nommé Strauss-Kahn, exploita cette encombrante homonymie avec une vigueur gaillarde :
...En toutes chambres en tous lieux
il se fait pomper le nœud (bis)...
Pour ma part, ce qui me gênait le plus dans l'original, dès cette époque, c'était l'allusion désinvolte à certains hauts faits du saint patron de la bondieusarde : «Dominique notre père / combattit les Albigeois», tralala yop la boum. Quand on sait quel sale carnage ce fut, et qu'il donna naissance à l'Inquisition... Des historiens pleins d'onction nous assurent que le futur saint ne prit pas personnellement part aux massacres, mettons, mais il ne s'y opposa guère, et ces atrocités évoquées par la sosotte sur une musiquette guillerette, c'était déjà trop, même pour le petit con à demi inconscient que j'étais.
Mais absolvons la nigaude, pour qui le mot niquedouille semble avoir été inventé, et louons le Seigneur de l'avoir créée, dans le but évident de la faire entrer dans la sainte cohorte de mes andouilles.
Sauf que...
Sauf qu'au moment de l'alleluia, je vais sur Internet découvrir la suite de l'histoire. Béni sois-tu, Internet, maudit sois-tu. Ce que tu m'apprends n'est pas ce que j'attendais. Ma victime se rebiffe, m'échappe ! remonte dans mon estime !
D'abord, ce nom à la mords-moi le neuneu, Sœur Sourire, dont la baptisa sa maison de disques, elle ne l'aime pas ; bientôt elle se défroque ; elle écrit des chansons différentes, moins religieusement correctes, dont l'une à la gloire de la contraception qui fait fulminer les vaticons ; elle se met en couple avec une autre dame ; les deux tourterelles se vouent au soutien à l'enfance malheureuse. Cinq fois bravo, petite.
La fin sera tout sauf souriante : la pauvrette n'a pas un sou, sa maison de disques et sa mère supérieure ont tout ramassé ; le come-back tenté par la chanteuse fait un flop ; le fisc lui réclame les sommes énormes qu'elle avait gagnées sans les toucher, et du même coup l'assassine. Elle sombre dans l'alcool et se suicide à cinquante-deux ans dans les bras de sa bien-aimée.
Je ne m'en vais pas moins l'andouiller, la nonnette, cochon qui s'en dédit, mais qui a dit que les andouilles ne pouvaient pas susciter la plus vive sympathie ?
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Leur tombe. |