ANDOUILLE NÉBULEUSE

Alors, bande de naïfs, ces longues traînées blanches dans le ciel bleu, derrière l'avion, vous pensiez que c'était normal ? Que l'avion était passé dans un nuage et qu'il n'en finissait pas de le recracher ? Ou bien — version plus scientifique en apparence, donc plus perverse — qu'il s'agissait tout bonnement des vapeurs de condensation dues à la sortie dans l'air sec et froid de l'air humide et chaud des réacteurs ?

Voilà ce que je croyais moi aussi, pauvre andouille, jusqu'à ce qu'on me révèle en confidence, l'autre jour, l'effroyable vérité. Bon, d'accord, ce qui précède est vrai dans le cas de certains avions, il faut bien donner le change, rester discret, mais de plus en plus souvent, ces traînées sont la manifestation d'un vaste complot international — et surtout (chut ! ils nous écoutent !) américain.

Eh oui : les gouvernants de certains pays se sont mis d'accord pour qu'une armada d'avions diffuse continuellement dans l'atmosphère, en grand secret, des substances chimiques. Le phénomène a déjà son nom : les chemtrails (ne pas prononcer «chèmetraïe» à la française, andouilleusement, mais «kèmtréïlz» à l'anglaise). Ces chemical trails (traînées chimiques) se composent de particules d'aluminium ou de titane, de métaux alcalino-terreux (baryum, strontium, calcium) ou de polymères microscopiques (je recopie Wikipédia). Ils ont pour effet... pour effet... Là les écoles s'affrontent. Je lis sur Internet — donc c'est forcément vrai — que le but est de modifier le climat ; les uns disent qu'on est en train de lutter contre le réchauffement climatique, d'autres soutiennent, preuves à l'appui (j'abrège trop), qu'on cherche au contraire à l'aggraver. Ce qui confirmerait les théories de certains, comme quoi l'objectif est d'altérer la santé des populations.

Pourquoi diable ? Eh bien cela crève les yeux : connaît-on moyen plus efficace pour que notre planète surpeuplée se dépeuple ? Hein ?

Ici, un peu de flou : on dispute pour savoir si ce bombardement soft crée des problèmes respiratoires, des Alzheimer, des Parkinson ou s'il se contente d'affaiblir nos défenses immunitaires. La personne qui m'a jugé digne d'être informé a une version différente et plus inquiétante encore, à mes yeux du moins : les substances pulvérisées ainsi agiraient sur notre volonté, faisant de nous peu à peu des moutons dociles, des zombies manipulables à merci. Mon informateur ajoutait, pour calmer ma grandissante inquiétude, qu'il existait un moyen de s'en tirer : aller vivre en Patagonie. Ou en Suisse, dans le seul pays qui ait refusé de se joindre au complot. On va bientôt se bousculer dans les Alpes, de préférence au cœur du pays, les zones frontières n'étant pas à l'abri des bavures.

J'ai aussitôt cherché sur Internet : aucune trace de cette version-là ! Faut-il en déduire qu'Internet lui-même est déjà sous contrôle et sournoisement muselé ? Frères humains, à qui nous fierons-nous désormais ?

Les tordus ricanants qui fréquentent cette rubrique auront détecté dans ce préambule mon ironie coutumière, à vrai dire plus lourde que jamais. Il est temps que je l'avoue : les chemtrails, j'ai du mal à y croire. Alors, dira-t-on, l'andouille du mois ? Nous voulons notre andouille du mois !

Il n'y aura pas d'andouille du mois. J'ai cherché honnêtement, j'avais même repéré un client possible, chemtrailologue convaincu, un Suisse allemand je crois, dont les écrits offrent une synthèse assez riche, dit-on ; et voilà que je l'ai perdu dans le labyrinthe du Net. (Un coup de la CIA ?)

Je n'ai pas trop envie de chercher. Il me paraît plus juste, plus conforme à la nature de cette rumeur, comme de toutes les rumeurs, qu'elle ne s'incarne pas ; qu'elle reste cet immense corps informe et volatile, ce géant sans tête — ou, ce qui revient au même, cette hydre aux mille gueules piaillantes, cette chorale monstrueuse ressassant ad vitam aeternam à l'unisson ou à plusieurs voix ses billevesées, ses bobards et ses calembredaines. Il me paraît judicieux de prendre pour symbole de la Rumeur en général celle que nous venons d'observer, nuage insidieusement toxique empoisonnant nos cerveaux, et j'accepte de décerner, si l'on y tient absolument, une andouille d'honneur collective à la vaste nébuleuse de ceux qui ces derniers temps font tout pour nous contaminer de leurs vapeurs.

Pour voir la traduction, poser la souris sur l'image.

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