ANDOUILLE GUERRIÈRE


Vous naquîtes en 1859, fréquentâtes l'École Centrale puis les cabarets de Montmartre, après quoi vous offrîtes au public du Boulevard vingt-trois pièces de théâtre qui firent de vous une célébrité avant que vous ne sombrassiez dans l'oubli. Du temps de votre gloire, vous entrâtes à l'Académie française, mais ce haut fait ne suffit pas pour mériter notre andouille, malgré cette amusante saillie qu'alors vous commîtes : «Si les femmes entraient à l'Académie, le dictionnaire lui-même ne saurait plus placer un mot.»

— Alors pourquoi diable suis-je andouille ? protestez-vous.

— Avez-vous consulté le calendrier, cher Maurice Donnay ?

— Nous sommes en août 2014, et alors ?

— Avez-vous donc oublié ce qui advint voilà tout juste cent ans ? Le début de la guerre la plus flamboyante et grandiose qui fut jamais, que vous-même évoquâtes en 1916 dans une mémorable conférence ? Rappelez-vous :

«Nous assistons à un formidable cataclysme, à un raz de barbarie, à un tremblement de civilisation. Un peuple tout entier atteint de cette vanité insensée, de cette folie des grandeurs que l'on constate dans la paralysie générale et l'on peut dire : un peuple tout entier atteint de paralysie générale collective est sorti en hurlant de ses frontières. Dès la première heure, sans provocation, sans l'excuse de représailles, mais avec la joyeuse méchanceté dont parle Nietzsche, avec une rage ignoble de malfaiteurs qui ont manqué leur coup, ses chefs ont organisé tous les crimes et toutes les exactions. Dans une sorte de défi et de gageure, ils se sont mis en dehors de toutes les lois, ils ont pris systématiquement la contrepartie de tous les accords et de toutes les conventions établies, et leurs hommes qui ne méritent pas le nom d'hommes ni de soldats, mais qui font songer à l'on ne sait quels pithécanthropes lubriques et féroces, ont écrit par leurs atrocités un livre de sang et de boue, le livre le plus abject qu'une armée ait jamais édité...»

Vous pourriez objecter que vous ne fûtes pas seul ! De tels discours pullulèrent alors, comme le chiendent ou le bacille du choléra. Avant que ne coulassent, puis tandis que coulaient des millions de litres de sang plus ou moins pur, ce furent des torrents furieux d'encre patriotarde et de bave imbécile que nos compatriotes généreusement versèrent, imitant et/ou imités par ceux d'en face. Mais dans l'impossibilité où nous sommes de couronner par millions les andouilles hurleuses de «À Berlin !» ou «Nach Paris !», et autres sonneuses de clairon, il fallait bien en choisir une seule.

Le petit plus qui vous vaut cet honneur insigne, maître, par delà l'outrance banale de la pensée, c'est votre style ! C'est ce maniement hasardeux du vocabulaire (la contrepartie au lieu du contrepied), de la syntaxe («écrire par»), de la formule (le tremblement de civilisation) et surtout de la métaphore : admirables, en effet, ce peuple paralysé qui se rue sur nous, ou ces pithécanthropes écrivant un livre qu'une armée va éditer...

Vous mourûtes en 1945, ce qui vous permit d'assister à la visite suivante des féroces soldats en question. J'ignore comment vous les accueillîtes, quels tombereaux d'insultes vous déversâtes sur le lubrique envahisseur. À moins que vous ne l'ayez reçu cette fois-là, comme nombre de vos pareils, avec prudence, de façon nettement moins guerrière ?




...le peuple le plus...
...spirituel de la terre.
Décidément... nous sommes...

*  *  *