Je tairai son vrai nom : c'était quelqu'un de bien, je l'aimais beaucoup, pas question de salir sa mémoire. D'ailleurs ce nom ne dirait rien à personne. Notre homme n'est qu'un exemple parmi des centaines de milliers d'autres types qui se sont gourés comme lui, et n'en sont même pas responsables : qui pouvait deviner à l'époque ?
Gaspard Paillaud, ami de mes parents, était agriculteur — enfin, gentleman-farmer. J'ai passé de très belles vacances chez lui dans les années 60. Un soir il nous emmena, son fils et moi, dans un village voisin où se tenait une réunion de paysans. Il prit la parole, présenta les nouveaux produits qui allaient révolutionner l'agriculture et chanta leurs vertus. Ses collègues jeunes ou d'âge mûr qui se pressaient aux premiers rangs l'écoutèrent avec attention et posèrent des questions intelligentes ; terrés au fond, cinq ou six vieux hochaient la tête et marmonnaient. Avec ceux-là, rien à faire, nous dit ensuite M. Paillaud. Ils ne changeront jamais.
Ces vieux bouseux hostiles au Progrès, pouvait-on rêver plus parfaites andouilles ?
Cinquante ans ont passé. M. Paillaud est mort il y a belle lurette, sans avoir eu le temps, heureux homme, de voir sa marche vers le Progrès barrer en couille. Les substances miraculeuses dont il était l'apôtre, généreusement répandues sur les sols par lui et ses pairs, les ont bien souvent empoisonnées. On commence à se demander si les andouilles dans l'affaire, ce ne serait pas lui et ses semblables ; on va respectueusement demander conseil aux anciens, implorer d'eux la recette du purin d'orties et d'autres vieilleries ressuscitées. Le bonnet d'âne change de têtes. On trouverait cela comique si ce n'était pas si cruel.
Désolé, m'sieur Paillaud. La couronne d'andouilles que je vous remets, vous la méritez bien moins que d'autres, et ne la devez qu'à mon désir d'illustrer la relativité des choses. Vous l'illustrez mieux que personne : variant selon les lieux et les époques, l'andouillerie est une substance volatile.
Ceux que je devrais andouiller, ce sont les partisans actuels des pesticides, les empoisonneurs de la planète, qui pour la plupart ignorent totalement leur crime ou du moins ne veulent rien savoir. Mais sont-ils responsables ? Leurs cerveaux sont lessivés, monsantoïsés par nos médias, dont on sait de qui ils dépendent. Et puis, la force d'inertie... Emportés que nous sommes dans un train fou à tout berzingue, pour l'arrêter il faudra un temps considérable, ou qu'il déraille.
Ne sois pas si pessimiste, chuchote en moi une voix. On commence à s'apercevoir que ces cochonneries chimiques dont notre bouffe et nous-mêmes sommes imprégnés tue à petit feu et rend stériles en priorité les paysans qui les utilisent ; avec un peu de chance, leur espèce disparaîtra petit à petit et ne survivront que les paysans bio !
Cette pensée-là, je ne sais si je dois en être fier. Et pour tout dire, je ne sais plus bien où j'en suis. Ne ferais-je pas mieux de fermer cette rubrique ? Mes certitudes actuelles les mieux partagées attendront-elle un demi-siècle avant de passer pour propos d'andouille ?
Où est le problème ? Avec le masque... |