ANDOUILLE ESTHÈTE


Il y a des andouilles éclatantes, repérables au premier coup d'œil. Et d'autres secrètes, sournoises, déguisées en leur contraire, qui pour un peu vous persuaderaient que l'andouille, c'est vous.

Charles Pépin par exemple. Agrégé de philo, diplômé de Sciences-Po et d'HEC, écrivain, enseignant, tête aussi bien faite que bien pleine auréolée d'un tourbillon de casquettes, accaparant plateaux télévisuels, journaux et magazines, ce philosophe médiatique tout jeune encore (quarante ans !) s'affirme comme l'un de nos maîtres à penser. Qui oserait chercher des poux à cette star ?

Et tout d'abord, quelle jolie bibliographie !

Ceci n'est pas un manuel de philosophie. Il nous fait le coup de l'anti-manuel, l'habile homme, comme Bégaudeau naguère pour la littérature (cf. «Pétrolette pétaradante», in COUPS DE LANGUE 08-09).

100 textes philosophiques incontournables. Que c'est beau, «incontournable». L'un des mots favoris de nos gens de presse. Original. Percutant. Bravo !

Quand la beauté nous sauve. La beauté ! Comme quoi on peut sortir d'HEC et ne pas penser uniquement au fric, super !

Je vais sur DailyTube voir l'homme présenter son ouvrage sur la beauté. Visage un peu mou mais mèche rebelle (joli geste pour la lancer en arrière), débit de mitrailleuse, moulinets vigoureux des bras, il cause bien, l'animal. Décrivant ses émotions esthétiques, il mentionne Balthus, Hopper, Benjamin Biolay... Il est ouvert, il n'oublie pas les djeunz — enfin, ceux de son âge.

Le volkonaute, esprit subtil, croit déceler dans mon éloge une pointe de moquerie. Bon, j'avoue. Je hais Charles Pépin. Je lui en veux à mort, en sale vieil envieux que je suis. Car ce petit salopard, voyez-vous, me casse complètement la baraque. Que lis-je, en effet, dans une de ses interviews concernant le même ouvrage ? «Un tableau est beau parce que je le ressens comme tel. Il n'est nul besoin de raisonner pour justifier cette émotion, il n'y a aucune explication à donner. J'apprends à me faire confiance, à m'écouter. À me fier à mon intuition. (...) J'ai failli sous-titrer mon livre : La beauté racontée aux snobs. Celui qui se sent obligé d'expliquer pourquoi un tableau ou un morceau de musique est beau n'a rien compris à l'émotion esthétique.» Et plus loin : «Il faut mettre le nombre d'or à la poubelle.»

Sans réplique, la diatribe. Sûr de lui, le bonhomme. Normal : comme il nous l'explique, le sentiment du beau sert à renforcer l'estime de soi. J'aime le beau, donc je suis un mec supérieur. Se shooter à la beauté procurant un doux sentiment d'ivresse, Pépin découvre en prime la beauté, l'excellence de son âme.

Et moi, pauvre imbécile, qui croyais exactement le contraire : que mon ravissement devant une belle œuvre m'aidait à oublier mon petit moi, me dispensait de penser à lui ; que loin de me bouffir l'ego, le plaisir esthétique le remettait à sa place.

Qu'on me pardonne : moi qui aurai passé ma vie à essayer de comprendre ce qui m'arrive, qui ai écrit des livres entiers, par exemple, pour tenter d'y voir plus clair dans mes bonheurs de lecture, qui ai cru dur comme fer qu'analyser ne tuait pas le plaisir, mais le précisait, l'affinait, l'intensifiait, de quoi ai-je l'air ?

Pendant ce temps Pépin va plus loin : «Avec le beau, on découvre qu'il est agréable de ne pas comprendre pourquoi l'on ressent une émotion particulière. Mieux encore, on peut être heureux de ce mystère.»

Là, je vais encore aggraver mon cas. Sur ce point, je suis d'accord avec lui ! Ce qui m'enfonce en pleine contradiction : d'un côté, je m'évertue à comprendre ; de l'autre, je chéris cette parole de je ne sais plus quel scientifique : «L'idée qu'on pourrait tout expliquer est non seulement fausse, mais me répugne». Je suis heureux d'en savoir plus et heureux de ne pas tout savoir. Je me délecte du mystère que je m'efforce de dissiper. Au bonheur de découvrir s'ajoute celui d'avoir toujours autre chose à découvrir ; je suis une petite souris dans une meule de gruyère, qui sait qu'elle ne mourra jamais de faim.

Au fait, où est la contradiction ? Une petite voix en moi me traite d'andouille pour avoir cru en déceler une. Elle me susurre que mon attitude, en l'occurrence, n'est pas d'une subtilité excessive ; qu'une pensée vraiment philosophique devrait être capable d'appréhender ce genre de contradiction apparente ; et qu'un philosophe organisant la débandade en rase campagne de la pensée, c'est un rien paradoxal.

Alors, l'andouille ? Est-ce moi, est-ce lui ? Pardon de me faire binaire à mon tour, mais ce doit être l'un des deux. Soyons fair play, laissons une dernière fois la parole à l'adversaire :

«La beauté n'est pas un agrément superficiel ou secondaire. Ce n'est pas un luxe ou un divertissement pour gens cultivés. Elle joue un rôle central dans notre existence, parce qu'elle enrichit nos vies. (...) Quand j'éprouve une émotion en écoutant David Bowie ou Eminem, (...) j'ouvre les yeux sur d'autres vies possibles.»

Analyser l'extase offerte par ces deux géants de l'Art, je le reconnais, c'est surhumain. Comment ne pas s'incliner devant M. Pépin et son évocation grandiose ? Comment ne pas se couronner d'andouilles et se traiter de snob en prime ?




L'éminent Eminem.
«Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre...»

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