Depuis longtemps je pense à elle, et depuis longtemps je me dis que non, ça ne va pas. Il y a chez notre Andouille du Mois, en principe, quelque chose d'extrême, d'exubérant, de généreux dans la sottise ou la méchanceté ; alors que chez Victoria, reine d'Angleterre et autres lieux pendant soixante-trois ans, je n'ai vu jusqu'ici que du mesquin, du racorni, du triste. Si encore son conservatisme et sa pudibonderie étaient un trait de caractère bien personnel, d'une originalité fulgurante ! Mais non, elle n'a fait que suivre le mouvement — l'absence de mouvement plutôt —, se laissant imprégner par son époque au point de finir par la résumer, par l'incarner à jamais avec une fascinante perfection.
Un étourdi aurait raconté un jour en sa présence une blague un peu leste. «We are not amused» aurait décrété la souveraine. Eh bien moi c'est pareil : not amused. Victoria m'ennuie, me déprime. Aucune envie d'élever au rang d'andouille pareil boudin.
Mais voilà que l'autre jour, eurêka ! une anecdote lue autrefois remonte à la surface, tirant d'un coup la malheureuse hors de sa grisaille. L'homosexualité fut durement réprimée sous son règne, comme partout à l'époque, il est vrai ; un jour une nouvelle loi fut votée, qui punissait encore plus sévèrement l'homosexualité masculine. Pourquoi pas la féminine ? «Parce que ça n'existe pas !» se serait écriée la monarque.
Légende, prétendent ses défenseurs. D'autres, pour expliquer sa réponse, font remarquer que la Bible vomit violemment les «sodomites», mais ne dit rien des plaisirs de Lesbos ; or pour ces gens-là, en ce temps-là, ce qui n'était pas dans la Bible n'existait pas. D'autres encore soutiennent qu'à l'époque la complexité de l'habillement des femmes faisait de l'homosexualité féminine «une impossibilité mécanique». Ceux-là feraient de belles andouilles, eux aussi.
Mais non : je ne veux pas rabaisser encore la petite reine. Qu'en resterait-il ? Je préfère attribuer son geste à des raisons personnelles, à une immense naïveté, ce qui du même coup la rend un peu intéressante enfin, et même presque sympathique. Andouillable, en tous cas.
Voilà, c'est fait, elle a posé sa couronne officielle pour ceindre mon coquet diadème charcutier, il lui va plutôt bien ma foi, mais les bonheurs ici-bas sont si courts ! Déjà le serpent du doute s'insinue dans mon âme : et si elle l'avait fait exprès ? Si c'était une vilaine rusée ? Si le but n'était pas de dissimuler, sous une affectation d'ingénuité, des penchants réprouvés par les hommes et par le Créateur ? Où ai-je donc lu que la souveraine avait manifesté une indéniable tendresse pour l'une de ses jeunes dames de compagnie ?
Me voilà sévèrement puni. Lorsqu'on évoque Victoria, désormais, c'est toujours le même ignoble fantasme qui m'assaille : la souveraine est seule dans son grand lit — le prince Albert dort dans la pièce à côté, ses ronflements atténués par l'épaisseur des murs —, mais non, elle n'est pas seule, une jeune et tendre silhouette obnubile ses pensées, que les mains royales étreignent et caressent, prenant leur propre corps pour le corps de l'autre, et j'entends la reine extasiée qui soupire, «Ah ! Nora ! Ah ! Je suis bien la maîtresse du monde ! J'ai inventé un sentiment nouveau !» tandis que la félicité qui monte en elle est à deux doigts de la submerger.
...au boudin long moment. |