Chouraqui, une andouille ?
Des clameurs indignées s'élèvent. André Chouraqui (1917-2007) fut un homme remarquable, admirable. Ce juif né en Algérie, qui fit ses études en France avant de s'installer en Israël, œuvra toute sa vie au rapprochement entre juifs, chrétiens et musulmans ; il a traduit et commenté la Bible et le Coran ; ses écrits sont largement lus et encensés. Comment ose-t-on lui manquer de respect ?
Attention : mon andouille n'est pas l'homme Chouraqui, que je serais bien en peine de juger — je n'ai même pas lu son autobiographie, L'amour fort comme la mort. C'est le traducteur de la Bible, dont j'ai le travail sous les yeux, qui mérite selon moi la couronne.
Les huées redoublent. Comment ! Mais lis donc, petit sacrilège, la 4e de couv. de «La Bible Chouraqui», comme on l'appelle chez Desclée de Brouwer avec une simplicité elle-même biblique. «Remarquable...» «monumental...» «un événement culturel...» «une entreprise exemplaire...»«une traduction véritablement inspirée...» «une grandiose aventure de l'esprit...» «une révélation poétique de première grandeur...» «la perfection d'un texte français tout plein d'une grâce surnaturelle...» «on est séduit, attiré, captivé...»
Eh bien lisons le début du Livre, qui ne s'appelle plus «Genèse», notre homme l'ayant rebaptisé «Entête» :
Entête Elohîm créait les ciels et la terre,
la terre était tohu-et-bohu,
une ténèbre sur les faces de l'abîme,
mais le souffle d'Elohîm planait sur les faces des eaux.
Elohîm dit : «Une lumière sera.»
Et c'est une lumière.
Elohîm voit la lumière : quel bien !
Elohîm sépare la lumière de la ténèbre.
Elohîm crie à la lumière : «Jour.»
À la ténèbre il avait crié : «Nuit.»
Et c'est un soir et c'est un matin : jour un.
Elohîm dit : «Un plafond sera au milieu des eaux :
il est pour séparer entre les eaux et entre les eaux.»
Elohîm fait le plafond.
Il sépare les eaux sous le plafond des eaux sur le plafond.
Et c'est ainsi.
C'est ce qu'on appelle un cas aigu de littéralisme. Les traducteurs littéralistes sont ceux qui restent au plus près de la lettre du texte, cherchant à conserver le plus possible de la langue-source dans la langue-cible. D'où des résultats presque toujours insolites qui leur valent les moqueries plus ou moins amènes de certains praticiens plus classiques. J'ai été moi-même plutôt hostile au littéralisme avant de lui reconnaître, peu à peu, certains mérites — surtout quand on le pratique avec modération.
Chanterai-je un jour les louanges du chouraquisme ? Je ne suis pas encore prêt. Ce que je viens de recopier pieusement n'est pas dénué de force ni de charme par instants, j'en conviens, je suis sensible à son enivrante couleur locale (jolie couverture dans la version de poche, qui montre un beau désert), mais sa violence et son étrangeté me semblent en grande partie artificielles, plaquées, étant pour l'essentiel le produit d'un mot-à-mot. Ce n'est plus de l'hébreu sans être encore du français ; ça flotte entre deux langues, en même temps qu'entre poésie et charabia.
Heureux les matriciels, car ils seront matriciés !
J'avoue que ce genre de phrase, pour moi, c'est de l'hébreu. Pour décrypter la chose, il faut connaître les Béatitudes par cœur, ou se munir d'une version en français banal, qui nous dira, de façon un peu plate en comparaison, quelque chose comme «Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde».
Je pourrais donner libre cours ici à mes sarcasmes, eh bien non. Honnis soient les sarcasmeurs, car ils seront sarcasmés ! L'andouille capable d'un dérapage aussi spectaculaire m'inspire avant tout la sympathie et même l'admiration qui vont aux risque-tout les plus inconscients.
Pourtant Chouraqui n'est pas une petite tête brûlée, mais une cervelle de compétition. Il a passé quarante ans de sa vie à étudier, traduire et commenter la Bible, dont le titre seul a échappé à la grande lessive. Il la connaît mieux que personne, il l'a décortiquée mot après mot. Il est piquant que ce naufrage à la fois bancroche et vaguement psychédélique soit le produit d'une rigueur scientifique absolue. Il est émouvant, attendrissant, ce savant fou tellement immergé dans son texte, tellement amoureux de lui qu'il n'arrive pas à s'en décoller.
Andouilles aussi, tous les grands spécialistes qui portent aux nues ce pensum illisible ? Je ne le pense pas. Connaissant le texte biblique par cœur dans une version compréhensible, ils s'appuient constamment sur elle pour comprendre Chouraqui, comme on regarde un film en hébreu en s'aidant des sous-titres. On voit bien ce qui les séduit dans cette version inutilisable séparément, mais qui leur révèle enfin les origines obscures du texte archi-connu, ses racines cachées, son odeur de sable brûlant.
Comment expliquer l'adhésion d'un large public à cet ouvrage ésotérique ? Et l'absence à peu près totale d'enfants criant que le roi est nu ? Cela ne s'explique pas. C'est une énigme. Une sorte de miracle. Une nouvelle preuve de l'existence de Dieu, sans doute — et de ce qu'il ne manque pas d'humour.
Autre échantillon. |