ANDOUILLE PRINTANIÈRE


Cette rubrique a une haute ambition. Elle se refuse la facilité, épargne les proies trop visibles. Les andouilleries débitées au kilomètre, ces dernières semaines, lors de la croisade contre le mariage pour tous l'ont laissée froide. Quelle pauvreté dans l'expression comme dans la réflexion ! Quelle grisaille, quel ennui ! On s'en voudrait d'imposer au volkonaute un festin à ce point sinistre, où l'andouille trempée dans l'eau bénite reste pourtant desséchée, racornie.

Mais voici soudain, merci mon Dieu ! un miracle. Une parole enfin vivante, flamboyante. Un texte publié dans Le Monde par la Jeanne d'Arc des nouveaux croisés : Béatrice Bourges. Un texte dont la paradoxale beauté réside dans son culot monumental. La recette est connue : on dissimule une vérité peu avouable en la décrivant comme son contraire — exemple, la novlangue du 1984 d'Orwell. On nous montre une horrible vieille déguisée en jeune épousée pimpante. Un débauché jouant les rosières. Un mongolien dans le rôle d'Einstein.

Imaginons par exemple un mouvement ultra-conformiste, passéiste, rigide, intellectuellement perclus de rhumatismes : cette pensée hivernale, on va l'appeler «Printemps» ; on va en faire une «aventure», un «souffle de justice et de liberté» qui «n'a pas fini de nous décoiffer». Ce mouvement profondément réactionnaire, essentiellement bourgeois, étroitement confiné dans ses églises et nettement minoritaire, sera présenté comme l'émanation de la «France d'en bas», des «simples citoyens», des «masses», du «peuple». On va faire passer dans cette vieille pensée flapie un grand souffle révolutionnaire : le «Printemps français» est une «insurrection de la conscience», «la première insurrection pacifique» de l'histoire du pays ; il s'apprête à changer le pays, «comme le Tiers-État en 1789».

Le conformisme ? Par la grâce d'un renversement hardi, il se retrouve dans le camp d'en face : c'est «la pensée unique d'une oligarchie politique, financière et médiatique», «le pouvoir en place», «les tenants d'un conformisme de béton armé» avec leur «arrogant déni de démocratie». Mais attention, tremblez, tyrans ! «Une majorité silencieuse a pris conscience que, face aux tyrannies plus ou moins feutrées qui voudraient la réduire à rien, elle est et restera quelque chose.»

Être et rester quelque chose... Quelle puissance dans l'intellection ! Quelle fulgurance dans la formulation !

Ce Printemps français, porte-drapeau d'un «humanisme universaliste», est aussi le seul représentant actuel de l'écologie, dont il nous permet de «retrouver le juste sens», puisque «ceux qui s'en réclament aujourd'hui luttent obsessionnellement pour la moindre sous-espèce d'amphibiens, tout en excluant l'être humain lui-même de toute application du principe de précaution».

Quant à l'homophobie de ce Printemps, galopante chez les uns, rampante chez d'autres, on la dissimule pudiquement sous un coin du tapis.

Évidemment, ces envolées hardies imposent un périlleux grand écart. D'un côté, le baratin sur la jeunesse au pouvoir, la révolution en marche ; de l'autre, un éloge appuyé de la tradition. Contradictoire ? Que non ! Les jeunes combattants de sainte Béatrice ne sont pas de petits crétins immatures comme les jeunes gauchistes : «affranchis du jeunisme contemporain, [ils] se sont emparés de ce qui manque le plus souvent à la jeunesse : le sens de la durée.»

D'où leur vient cette supériorité ? De la religion, pardi !, «dans la mesure où le christianisme, par la solidité de sa tradition bimillénaire, apporte le recul intellectuel et la force morale de résister au prêt-à-penser d'une époque. Mais le Printemps français revendique un héritage pluriel : le franc-parler des prophètes juifs, la sagesse gréco-romaine, la fraternité évangélique, la liberté des Lumières, les luttes populaires pour la justice sociale...» En lui se réincarne tout ce que l'humanité a de meilleur.

Les réacs sont souvent malheureux, complexés. C'est tellement facile de dévoiler leur côté ridicule, voire odieux. Les voilà soudain, par un retournement miraculeux, propulsés en pleine gloire. Alleluia ! Sonnez, trompettes ! Miaulez, harmoniums ! Chantons tous en chœur le Printemps de Bourges !

Au fait, quel rapport entre cet habile tour de passe-passe et l'andouillitude ? Je ne me suis pas posé la question. Il y a là pour moi une évidence que je ne sais trop comment analyser. Ce qui me fascine, c'est sans doute l'extrême naïveté de l'entreprise. Il faut être une sacrée andouille pour croire à de telles calembredaines, ou du moins pour nous croire capables de les avaler. Mais rien de lourd ou de gras ici : Béatrice Bourges, c'est de l'andouillette light, fraîche, bondissante, conquérante ! En un mot, printanière.

Quel miracle tout de même : les écrits de cette dame plutôt mûre, tragiquement chiante à l'oral, ont l'audace un peu folle des jeunes gens ou de certains vieillards, et versent en nous une douce et absurde ivresse. Ils font d'une lugubre conne un personnage presque sympathique. Ce texte qu'elle a signé, gloire à celui qui l'a écrit pour elle !



Leurs manifs ont un petit air messe...
Catho Molotov.

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