ANDOUILLE AU SANG BLEU


1953. Naissance du livre de poche en France. Une émission littéraire de la télévision (Lectures pour tous ?) interroge les gens dans la rue à ce sujet. Un étudiant en médecine se déclare absolument opposé.

«Ça fait lire un tas de gens qui n'avaient pas besoin de lire, finalement. Avant ils lisaient Nous deux ou La Vie en fleurs, et d'un seul coup ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains, ce qui leur a donné une espèce de prétention intellectuelle qu'ils n'avaient pas. C'est-à-dire qu'avant les gens étaient humbles devant la littérature, alors que maintenant, ils se permettent de la prendre de haut. Les gens ont acquis le droit de mépris maintenant.»

Le journaliste lui demande s'il appartient à une «aristocratie de lecteurs». Il répond «Oui, bien sûr» avant de se reprendre : «Enfin, je ne sais pas si j'appartiens, mais je suis persuadé qu'il faut une aristocratie de lecteurs».

Aujourd'hui, le jeune homme apparaît comme une parfaite andouille. On suppose que même à l'époque, une telle vision de la culture semblait obsolète et odieuse. On a dû choisir cette intervention pour son côté pittoresque, d'autant que notre aristocrate a le physique de l'emploi (cf. photo) et surtout une voix qu'on se désole de ne pouvoir faire entendre : son affectation prétentieuse atteint de tels sommets qu'on se demande un instant s'il ne s'agirait pas d'un comédien payé pour faire un numéro de clown. Chassons ces vilaines pensées : notre télévision nationale, en ces temps lointains, se refusait sûrement à bidouiller.

On regarde la courte vidéo sur Daily Tube, une fois, deux fois, trois fois, en jubilant : le spectacle de la connerie des autres aide à se croire malin. À la réflexion, tout de même, on se dit que de telles opinions, déjà inavouables alors, devaient rester vivaces dans le secret des cœurs, et que si notre petit marquis mérite notre Andouille du mois, c'est moins pour la banalité de la pensée que pour la naïveté de l'aveu.

On n'est guère méchant ; on se sent, tout compte fait, moins indigné qu'apitoyé. Est-il encore de ce monde, le jeune couillon ? Il doit avoir dans les quatre-vingt-cinq ans. On l'imagine aujourd'hui se revoyant sur Internet. Tout content de lui peut-être («Ah ! j'étais beau à l'époque !»), ou au contraire, couvert de honte, en vieil homme sage et lucide. Ses petits-enfants le découvrent et ricanent grassement : Hé ! Venez voir Papy ! — Tu crois que c'est lui ? — Oui, je te dis. — Putain, il est trop !

Le ridicule ne tue pas, certes, et l'on ne souhaite pas que l'ancien jeune con meure de honte. Ce serait injuste. On réfléchit encore. On se dit que tout compte fait, il faudrait lui tresser des couronnes, à ce garçon : combien sont-ils, à notre époque, à mettre ainsi la lecture sur un piédestal ? À présent que les politiques n'ont plus le temps de lire, que l'idole de la moitié des Français compisse fièrement la princesse de Clèves, ne sont-ce pas les amoureux de la lecture qui passent pour des andouilles ?



Ne touchez pas aux Livres, manants !
Aristocrate.

*  *  *