ANDOUILLITE JUVÉNILE


«Il y a parfois des trucs pas mal chez Robbe-Grillet, dans le genre pénible et appliqué. Claude Simon, je ne comprends pas comment, encore aujourd'hui, on peut s'infliger ça. Beckett, s'il n'avait pas été photogénique, il n'en resterait pas grand-chose. La preuve : il ne reste rien de Sarraute.»

Une amie m'envoie ces lignes, pêchées dans un magazine par ailleurs sérieux. Mon gloups horrifié (Comment ! Pas photogénique, Sarraute ?) est vite balayé par une douce euphorie. Dieu soit loué une fois de plus ! Je tiens ma prochaine Andouille !

Comment s'appelle-t-il, ce dézingueur fou ?

Aurélien Bellanger.

Aurélien qui ?

C'est un jeune écrivain, dont le premier roman, La théorie de l'information, paru chez Gallimard cet automne, a fait se pâmer, dit-on, une partie des critiques et du public. Il s'agit, nous dit par exemple Libé, du «roman le plus innovant de la rentrée». Si c'est Libé qui le dit. Et puis tenez-vous bien, le jeune prodige a sa notice Wikipedia, à trente-deux ans ! Ça vaut bien une Rolex à cinquante.

Avant d'odieusement persifler, je devrais tout de même le lire, ce roman, ce fleuron de la «littérature geek» (je cite la presse), œuvre d'un «hyperfan de Balzac» (je cite l'auteur). Je lis sur Médiapart une descente en flammes signée Dominique Bry qui réussit l'exploit : piquer ma curiosité. Je suis à deux doigts d'aller feuilleter la chose en librairie, mais la lecture de critiques élogieuses m'en dissuade : si ce n'est pas totalement nul, pourquoi perdre son temps ?

On va se limiter à l'interview citée plus haut. Et on sera déçu : l'amie ne m'a donné à lire que le plus croquignol. Le reste est simplement médiocre. Et au fond, quoi de plus banal que cette posture de casseur d'assiettes ? N'avons-nous pas tous fait la même chose, plus ou moins, étant jeunes ? Certes, la connerie n'a pas d'âge, globalement les vieux doivent même l'emporter, mais enfin n'est-ce pas naturel, entre quinze et vingt ans (cela va chez certains jusqu'à trente), de se croire plus malin que tout le monde et de faire des pieds de nez aux grandes personnes ? Digne de notre Andouille d'Honneur, vraiment, cette petite crise de puberté intellectuelle, cette poussée d'acné littéraire ?

À moins (notre homme dit avoir beaucoup lu, il a même été libraire), à moins qu'il ne s'agisse là d'une non moins banale rancœur de lecteur, dépassé, écrasé qu'il est par ses lectures ? Peut-on lire Simon, Beckett ou Sarraute, en effet, sans se sentir tout petit ? Je me souviens des premières fois où j'ouvris des livres d'adultes, à dix ans : n'y comprenant rien, je décrétai que ce n'était pas ma faute et que le crétin des deux, c'était l'auteur. Ce stade-là, on dirait que certains y restent bloqués toute leur vie — moi-même suis sujet aux rechutes.

Banal, tout cela, vous dis-je : après tout, la grande majorité du lectorat français ne serait-elle pas, concernant les trois géants en question, du même avis que le jeune homme ? La différence est dans le ton : la majorité de cette majorité exprimerait son incompréhension, je l'espère, de manière plus humble — ou la tairait honteusement. Mais il faut le comprendre, le pauvret, grisé par son brusque succès au point d'oublier toute prudence, toute modestie ; découvrant brutalement le milieu journalistique et comprenant que pour vendre encore plus, faut y aller dans la provoc à donf. Banal, encore banal...

Si notre imprécateur va décrocher l'Andouille malgré tout, c'est finalement à cause d'un autre passage, que voici :

«C'était délicieux de cesser de me demander si j'avais un style, pour découvrir que j'avais simplement des choses à raconter, et que j'avais certaines facultés à les raconter de façon intéressante. J'ai essayé d'être élégant, de privilégier les structures grammaticales classiques et compréhensibles. Je ne jouais pas du tout à l'écrivain, je travaillais simplement à écrire du mieux que je pouvais.»

Tirade nettement plus discrète, j'en conviens, mais qui à la réflexion me fascine davantage. Car sur le fond — si j'ai bien compris —, je ne suis pas loin d'être entièrement d'accord avec ça ! Je crois fermement qu'il ne faut surtout pas essayer d'avoir un style, que ça vient tout seul, si ça vient ; qu'il faut essayer de dire les choses le plus simplement, le plus clairement possible, sans rechercher l'effet ; que tous les auteurs qui comptent pour moi ont procédé ainsi, même les Proust ! même les Claude Simon ! et que les écrivains qui font du style, qui «jouent à l'écrivain», ne sont que des coiffeurs pour dames.

Mais pourquoi notre apprenti gâche-t-il tout aussitôt ? Pourquoi s'exprimer de façon si confuse, avec ce «J'ai essayé d'être élégant» qui semble contredire le refus d'avoir un style, juste avant ; pourquoi ne pas dire clairement : «J'ai recherché la simplicité, qui est la véritable élégance» ? Et pourquoi se pousser du col en vantant ses talents de conteur ? Et torturer la langue française avec ce «faculté à» ?

Ce qu'il faut admirer ici, donc, ce qui suffit pour décrocher l'Andouille, c'est l'art subtil de donner à des idées justes, par la seule grâce d'une expression gauche et naïve, un petit air cucul-la-praline. Eh oui : les branchouilles ont aussi leurs nigauds.



Peut-être.
Ça lui passera plus tard.

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