ANDOUILLES FRANÇAISES (suite)


1922. Après la guerre, Paris bouillonne. Les avant-gardes artistiques se déchaînent. Un musicien de 25 ans, Jean Wiéner, organise des concerts où sont joués les jeunes compositeurs français ou étrangers, avec un succès éclatant. C'est là qu'on donne la première française du Pierrot lunaire de Schoenberg. Le 1er janvier 1923, au lendemain d'un concert Stravinsky, on peut lire ceci dans le Courrier musical :

«Oui. Il y a quelque part dans Paris, des ''Concerts métèques'' ! (...) Il s'agit, en vérité, de fumistes inopportuns, peu spirituels et malfaisants. Dadaïstes de la Musique, ils s'empressent, sauf exceptions très rares, à découvrir tout ce que le mauvais goût international a produit, et l'importent au cœur de la capitale, dans l'évident espoir de le faire battre de travers. Il n'en est pas intoxiqué ; il se soulève et je crois qu'il commence à vomir les métèques et leur ''coco'', pianistique, vocal ou symphonique... Le dernier spasme libérateur a été plutôt éloquent ! Entre deux hoquets, Paris, ou ce qui était vraiment de Paris dans la salle, a prodigué aux importateurs un joli lot de quolibets. Les plus vengeresses réflexions ont ponctué les prouesses de certain sous-virtuose toxique... Il n'a d'ailleurs pas dû comprendre, encouragé dans son ''succès'' par une collection, menue mais toujours fidèle, de jobards cosmopolites, inconscients ou trop conscients... Il faut voir la figure de ces sires, chevelus, minables et pourvus de lunettes à la boche... Ils sont présents au moindre appel ; ils font le brouhaha propice et tiennent avec zèle le rôle de thuriféraires en service commandé. Commandé par qui ?... Par quelle machiavélique et empoisonnée propagande ? (...)

On les accuse de «gangrener notre organisme». On fustige leur «exotisme intégral, faisandé autant qu'impuissant...» Etc. etc.

La «coco» ? La cocaïne, déjà furieusement tendance à l'époque. Le «sous-virtuose» ? Jean Wiéner lui-même, pianiste surdoué. Les minables fumistes ? La fine fleur du monde artistique d'alors.

L'auteur ? Louis Vuillemin, voyons ! Musicologue, chef d'orchestre et compositeur français, immortel auteur de Cortège d'athlètes, Les pêcheurs en goguette, Les petiots, Rondel sur une joueuse de flûte et Adieu pastourelle, dont Google m'offre la photographie, regard conquérant, col dur, moustache altière.

Oui, encore un critique musical... Des andouilles musicologiques, si je me souviens bien, nous en avons déjà quelques unes au palmarès. Étrange, cet andouillisme galopant, cette épidémie qui ravagea sans pitié, au début du XXe siècle, une aussi digne profession.

On objectera que la musique, dans le cas présent, est à peine en cause. Je vois mal notre chroniqueur s'offusquer d'audaces musicales, lui qui traite sa langue maternelle avec une hardiesse désinvolte et inventive, prodigue en dissonances et en couacs : création de «s'empresser à», «coco» mis au masculin, salade de pronoms («l'importent», «le faire battre»), sans compter l'antéposition de l'adjectif, cette «empoisonnée propagande», sorte de linguistique torsion du bras ! (Bigre, c'est contagieux.)

L'andouillerie du distingué critique est fondamentalement du type franchouillard commun. Eût-il poussé de tels cris de putois s'il eût vu Euterpe violée, non par un Boche ou un Ruskof, mais par le porteur d'un beau béret français ?

Une telle médiocrité intellectuelle fut courante en cette époque lointaine, dira-t-on, et d'autres que M. Vuillemin eussent aussi bien mérité alors nos lauriers porcins. Certes. Toute andouille n'est-elle pas collective par définition ? Le génie n'est-il pas singulier et la bêtise plurielle ? Ici, derrière le soliste, c'est tout un chœur qu'on entend, viril, puissant, aux voix innombrables, capable de fortissimi rageurs et ravageurs. Disons que notre pourfendeur de métèques est le chef de chœur qui s'impose : on a rarement la chance de rencontrer un concentré de paranoïa xénophobe aussi épais.

Ce défenseur de la Patrie écrivit ces lignes dans la force de l'âge, et non, comme on pourrait le penser, dans sa vieillesse chenue. Il mourut peu après, en 1929, à cinquante ans, empoisonné sans doute par son propre venin.

Dieu est-il bon ? Notre Seigneur n'a pas voulu que l'obscur tâcheron se voie sombrant dans l'oubli, tandis que les envahisseurs, adoptés, fêtés, montaient lentement vers l'empyrée ; il a évité au malheureux l'audition de Xenakis ou Stockhausen.

Dieu est-il méchant ? S'il avait accordé quelques années de plus à notre Superdupont, celui-ci eût pu composer l'œuvre dont l'absence dépare son catalogue : une ode au maréchal Pétain.



Ce chef d'orchestre a une bien belle baguette.
Supervuillemin part en croisade.

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