ANDOUILLE BOOMERANG


Cet été, dans Télérama, entretien de plusieurs pages avec Jean-Claude Milner. Ce nom me dit vaguement quelque chose. Il est «linguiste, philosophe et écrivain», nous dit l'hebdo. Il a fréquenté Chomsky ! Lacan ! Althusser ! C'est un habitué de nos médias, qui lui demandent son avis sur tout. Ça me revient : il est interrogé dans un Monde paru avant l'été, que je n'ai pas encore lu — mon retard dans la lecture du Monde des livres est énorme. Le titre m'avait arrêté à l'époque : «Le français est en train de devenir une langue morte». Propos andouillesque par excellence, mais d'une banalité si poussive que je m'en serais voulu de servir aux volkonautes cette andouille mille fois réchauffée. Ce qui m'intrigue, c'est que Milner-Télérama, lui, tient des propos fort sensés. Lisons-le, ce papier du Monde.

Milner y parle de langue, mais aussi de littérature. C'est un spécialiste. «La langue française m'a occupé toute ma vie», annonce-t-il, d'ailleurs il lit beaucoup de littérature contemporaine. Ce qui, au lieu de le réjouir, le plonge dans la déprime. Il a beau clamer «Je ne suis pas en train de gémir», ses propos le démentent un chouya tout de même, qu'on en juge :

«La langue française aujourd'hui est faite pour ne rien dire sur rien ; comme, de plus, elle est de moins en moins entendue, s'il arrivait que quelqu'un y dise quelque chose, personne n'en saurait rien.»

Voilà qui devrait aller droit au cœur de MM. Echenoz, Michon, Rolin, Bon, Bergounioux, Modiano et tant d'autres, ainsi qu'à leurs fervents lecteurs. M. Milner les a-t-ils lus ? Il cite «l'écriture pré-rousseauiste de Pierre Michon, l'encyclopédisme de Pierre Bergounioux», ce qui sans prouver formellement qu'il ne les a pas lus, fait tout de même naître quelques doutes. Mais c'est ensuite que cela se corse :

«Est-ce que la question que pose le Nouveau Roman n'est pas justement de se débarrasser du style ? Il a tenté d'y parvenir par une esthétique du moins. Entre ce qui est écrit et ce qui est décrit, Butor, Robbe-Grillet ou Claude Simon interposent le moins de prismes possible.»

Robbe-Grillet, bon, peut-être. Et encore. Un certain Robbe-Grillet, survolé à haute altitude, un soir de biture. Mais Butor ? Mais Simon surtout ? Il suffit d'avoir lu trois lignes de Claude Simon pour constater qu'ici Milner se paie royalement notre fiole. Le «style» simonien est l'un des plus marqués, les plus immédiatement reconnaissables. Quant à l'écriture blanche d'un certain Robbe-Grillet, ce n'est pas une absence de style, mais un effet de style différent, hautement concerté lui aussi.

Peut-on croire un instant que M. Milner n'ait jamais lu ces gens-là ? Non, bien sûr. Le Monde loue son «érudition implacable». Donc il déconne sciemment. Loin d'être une andouille, il fait l'andouille et nous prend pour des.

Mais pourquoi diable ?

Notre homme étant, dixit Le Monde, «l'une des figures les plus originales de la scène intellectuelle», il a un rang à tenir. Un paradoxe pareil, ça vous a de l'allure ! Ça fera causer !

Ou alors... Mettons-nous à sa place : il est au sommet de sa carrière, les honneurs s'accumulent, on le respecte, on l'embaume vivant... Il se dit : Je pourrais dire n'importe quoi, ça passerait. C'est terrible. Alors une tentation insidieuse l'étreint : Et si je lâchais une grosse connerie, pour voir ? Pour foutre la merde ? Ce serait rigolo, non ?

(Le Monde évoque également son «humour glacé».)

Voilà, il se lance. Le journaliste ne moufte pas. Les lecteurs non plus. Rien au courrier du journal. Une réaction, trois mois plus tard, d'un petit impertinent, sur un bloguscule obscur, Volinsky ? Volvokitch ? Autant dire rien. Alors quoi ? se dit l'infortuné. Ils n'ont jamais lu Claude Simon, ces andouilles ? Ou c'est moi qu'ils n'ont même pas lu jusqu'au bout ? Ou bien, plus affreux encore, ils l'ont lu, ils m'ont lu, mais ils s'en foutent ? Ou bien — le pire du pire — ils ne disent rien, ayant percé à jour ma petite provoc de quatre sous et la jugeant dérisoire ? Alors l'andouille, c'est moi ?



BHL et JCM
Les grandes andouilles se rencontrent.

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