ANDOUILLES SANS MAINS


C'est une «affreuse coutume», une «infâme manœuvre», une «abominable habitude», et pour tout dire «un crime». Ses effets sont innombrables : perte d'appétit, affaiblissement de la vue (mais pas de l'ouïe, bizarrement), perte de la mémoire, hystérie, hypocondrie, mélancolie, épilepsie, constipations ou diarrhées, parfois même «un mouvement continuel de rotation des testicules dans le scrotum». On l'aura reconnue : c'est elle qui consiste à fuir «les moyens légitimes d'amortir l'aiguillon de la chair». Certains l'appellent manustupration (autrement dit, le fait de se souiller la main) ; Montaigne, dit-on, a inventé pour elle un nom un peu moins laid, aujourd'hui le plus répandu.

Nous sommes au XVIIIe siècle. L'activité manuelle en question a connu des fortunes diverses : punie de mort par l'Inquisition, de prison à certaines époques et dans certains lieux, considérée comme légitime ailleurs ou dans d'autres temps, voilà qu'elle subit vers 1750 un assaut d'une violence inégalée. Malheur à celui qui s'épluche le poireau, à celle qui se polit la cerise ! Il et elle subiront les maux détaillés ci-dessus et beaucoup d'autres, et y laisseront peut-être la vie. Plusieurs savants d'alors consacrent aux méfaits de ladite pratique des livres entiers, fustigeant ses victimes et rivalisant d'horreur avec une délectation évidente.

Voilà qui nous surprend, nous autres pour qui la chose est désormais une activité naturelle, agréable, voire délicieuse, parfaitement saine, non plus ennemie de la médecine, mais alliée efficace ; nous autres qui pouvons lire, aux éditions Zulma, sous la plume sémillante de Philippe Brenot, un très salubre Éloge de la masturbation, qui consacre à la veuve Poignet, prénommée Branlette, un panégyrique vibrant (appréciez l'épithète, mesdames).

La lecture des ouvrages anti-onaniques des contemporains de Voltaire et Rousseau, avec leur cortège de maladies épouvantables, ne nous procurent plus de nos jours — ô destin cruel ! — qu'une douce hilarité. Comment ne pas décerner à l'un de ces Diafoirus oubliés l'une de nos andouilles, bien gonflée, bien juteuse pour l'occasion ? Oui, certes, mais lequel de ces messieurs couronner ?

On pense d'abord au plus illustre d'entre eux, Samuel Auguste David André Tissot, médecin célèbre en son temps, qui naquit dans le pays de Vaud, étudia à Genève et publia en 1758 son Testamen de morbis ex manustupratione, traduit en français deux ans plus tard sous le titre L'onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation. L'ouvrage de ce Tissot, grand malfaiteur de l'humanité, allait traumatiser des générations entières, mais n'oublions pas, ce serait injuste, ses sombres précurseurs : le docteur Bekkers avec son Onania ou le Péché infâme de la souillure de soi et toutes ses conséquences affreuses chez les deux sexes, avec des conseils moraux et physiques à l'adresse de ceux qui ont déjà eu préjudice de cette abominable habitude ; le pasteur Dutoit-Membrini (L'Onanisme ou Discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs) ; ou l'Anglais Levis, qui publiait en 1748 à Londres A practical Essai upon the tabes dorsalis. C'est lui l'auteur de l'émouvante page ci-dessous, citée dans le livre de Tissot (qu'on peut lire intégralement sur Internet) et probablement traduite par lui :

«Tous les maux qui naissent des excès avec les femmes suivent plus prontement encore, et dans un âge tendre, l'abominable pratique de la pollution de semence, qu'il serait difficile de les peindre avec des couleur (sic) aussi affreuses qu'elle (sic) le mérite : pratique à laquelle les jeunes gens se livreut (sic) sans connaître toute l'énormité du crime, et tous les maux qui en sont les suites physiques. L'ame se ressent de tous les maux du corps mais sur-tout de ceux qui naissent de cette cause. La plus noire mélancolie, l'indifférence pour tous les plaisirs, (...) l'impossibilité de prendre part à ce qui fait le sujet de la conversation des compagnies dans les quelles ils se trouvent sans y être, le sentiment de leur propre misère, le désespoir d'en être les artisans volontaires, la nécessité de renoncer au bouheur (sic) du mariage, sont les idées bourrelantes qui contraignent ces malheureux à se séparer du monde, fort heureux si elles ne les portent pas à terminer eux-même (sic) leur carrière.»

Levis n'est pas un grand styliste, à moins que Tissot ne soit pas un grand traducteur, témoin la première phrase et sa syntaxe branlante. (Ils ne sont pas aidés par le typographe — un sacré branleur.)

Non, pas question de choisir entre ces quatre flamboyants pourfendeurs du vice, unis comme les doigts de la main ! Sacrés andouilles ensemble, ils préféreront la joie d'une gloire collective, soyons-en sûrs, à un plaisir solitaire.



Johnny Depp dans "Edward Scissorhands" de Tim Burton.
On dirait que l'abstinence ne le rend pas heureux...

*  *  *