ANDOUILLE MORTE


Quand il est mort l'an dernier, Jean Dutourd était-il encore vivant ? Sa disparition n'a pas remué le moindre souffle d'air. Pourtant c'était quelqu'un, Dutourd, dans ma jeunesse. On parlait de lui, on le voyait à la télé, on le lisait dans la presse. C'était le type même du vieil oncle réac, avec pipe et moustache, ronchon perpétuel, distributeur de sarcasmes et de mauvais points, porte-drapeau-en-chef des contempteurs de la nouveauté et du progrès. Tout un symbole. Le mot «scrogneugneu», dit-on, fut inventé pour lui.

J'avais complètement oublié Dutourd moi aussi, lorsqu'une récente affaire a fait ressurgir son nom, comme l'océan vomit ses noyés. Notre homme avait traduit pour Gallimard, dans les années 50, Le vieil homme et la mer de Hemingway. Une tradale dont le tout début rend «He was an old man...» par «Il était une fois un vieil homme...», ce qui suffirait à lui valoir une de nos Andouilles du mois. D'autant que la suite du pensum est de la même eau. Mais pas question de se limiter aux dérapages de l'apprenti-traducteur, si spectaculaires fussent-ils. Ses écrits perso doivent recéler des perles plus rares. Gougueul me rappelle certains de ses exploits : il a défendu le préfet Papon, les atrocités serbes, a combattu l'entrée des femmes à l'Académie française, et c'est lui l'auteur de cette phrase délicate : «M. Lang ayant créé un Capes de patois breton, pourquoi ne pas créer un Capes de mendicité ?» Voilà de l'andouille pur porc, mais j'aimerais des citations plus nombreuses encore, plus longues et plus grasses. Hélas ! la médiathèque de Sèvres ne possède aucun de ses essais, où j'aurais nagé dans le saindoux.

Rentré chez moi lesté d'un gros volume rassemblant trois de ses romans, je ne vais pas rester longtemps déçu. Portraits de femmes, publié en 1991, raconte la carrière et les amours d'un écrivain à succès dont l'un des romans met en scène une bonne tellement martyrisée par ses patrons bourgeois qu'elle se suicide, «anecdote qui paraîtrait extravagante de nos jours où les domestiques sont devenus si rares et si exigeants que les patrons, loin de les persécuter, sont à plat ventre devant eux, leur accordent des congés infinis, leur donnent des gages exorbitants...»

Je sens s'élever de ces lignes émouvantes un discret parfum d'années 60, ou de salle d'attente chez le dentiste où l'on feuillette aujourd'hui encore le Fig-Mag. Quelques pages plus loin, les femmes : «Leurs préoccupations, leur esprit pratique, les riens qu'elles débitaient et qu'il fallait feindre de prendre au sérieux, leurs caprices, leurs projets idiots, leurs exigences dérisoires...» Quant au héros du livre, disciple attardé de Zola, l'auteur ne rate pas une occasion de le railler, lui et «la pitié dont on le sentait animé pour les humbles et les faibles».

Négligeons le fait que le début du roman (j'ai calé très vite) est d'une niaiserie et d'un ennui sans nom, et qu'au lieu de nous montrer la société de son temps comme l'ambitionne son auteur, il nous promène dans un vide abyssal. Ce qui, à mes yeux, justifie plus que tout l'andouillisation du grand homme à titre posthume, c'est l'étrange ressemblance, qu'on suppose involontaire, entre la créature et le créateur — mis à part le fait que le romancier fictif est gentil et de gauche, autrement dit doublement ridicule. Chapotot écrit une «prose épaisse», dit Dutourd ; n'est-ce pas le terme qui s'applique, de façon génialement précise, à la sienne propre ? Lisons :

«Elle remarqua aussi ses chaussures qui avaient un air démodé qui indiquait qu'elles venaient de chez un bottier de luxe.»

Le personnage ne prend pas de pseudonyme :

«Il désirait rendre célèbres ces syllabes ridicules, par une espèce de patriotisme familial qu'il était assez singulier qu'il éprouvât, vu qu'il n'aimait pas particulièrement ses parents et n'avait pas de motifs de s'enorgueillir de sa filiation.»

Dégelée de relatifs et de «de» : cet homme qui se pique d'élégance vieille France et de défense de notre langue l'écrit avec une accablante pesanteur, une raideur poussiéreuse, faisant rimer Dutourd avec lourd. On pourrait appeler ça un français embaumé ; je ne veux pas dire qu'il sent la rose, mais qu'il pue la mort.



L'idole du FigMag.
Du lourd...

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