Peut-on décrocher deux fois — et qui plus est, deux mois de suite — notre Andouille d'Honneur ?
Aucun règlement, aucun jury pour me guider, aucun précédent, liberté totale et perplexité en rapport. D'autant que l'andouille postulante me glisse entre les doigts. Georges Duhamel n'a rien d'une andouille pur jus. Il m'inspire par moments, je l'avoue, un certain respect et même une vague tendresse. M'étant payé joyeusement sa fiole à propos de certaine diatribe sur le cinéma le mois dernier, je me suis mis à lire in extenso, par petits bouts le matin aux toilettes, ses Scènes de la vie future où j'avais déniché la fameuse page. Eh bien ce récit de voyage aux Etats-Unis en 1930 a plutôt bonne allure, vivement raconté, souvent judicieux dans ses attaques. La visite de Chicago, et surtout de ses abattoirs, vous prend aux tripes. On en vient presque à se reprocher la couronne charcutière coiffant Duhamel, lorsqu'au chapitre suivant, au plus fort d'une soirée alcoolisée dans un club de riches businessmen, éclate un air de jazz :
«Cette bastringue ataxique, essoufflée, qui depuis tant d'années déjà, trébuche aux mêmes contretemps, qui nasille, qui larmoie, grince et piaille sur toute la face de la terre. Triomphe de la sottise barbare, avec approbation, explications et commentaires techniques de musiciens instruits qui redoutent, par dessus tout, de n'avoir pas l'air «à la page», de contrarier leur clientèle, et qui sacrifient au jazz comme les peintres de 1910 sacrifiaient au cubisme, par grande frayeur de laisser filer le coche, comme les romanciers de ce jour sacrifient au goût régnant en glissant dans toutes leurs histoires une paire de pédérastes et un brelan de toxicomanes.»
Ah ! le mot «pédéraste» ! Quelle saveur d'époque ! Comme il a joliment viré, depuis, au ridicule, revenant frapper son lanceur comme un boomerang ! La dernière fois que je l'ai entendu, je crois bien, c'était juste avant 68, juste avant la fin d'une époque, ô symbole, dans la bouche de mon prof M. Bourot. Andouille drôlement corsée, entre nous, le petit Bourot — mais je m'égare, tandis que Swinging Joe Duhamel poursuit son chorus à pleins poumons :
«Ô jazz ! Strychnine suprême !»,
et que les danseurs, un instant arrêtés pour l'applaudir, «se reprennent à gambiller pendant que le jazz déraille, rote, foire, insulte joyeusement à la musique.»
On aura beau dire qu'à l'époque un tel discours courait les rues, qu'on pourrait trouver mieux encore en cherchant, les autres prétendants déçus auront beau m'encercler, poings boudinés serrés, petits yeux luisants de colère, grognant de vagues menaces, je maintiens : papy Georges, double andouille ! On pourrait exhumer des textes d'un anti-jazzisme plus frontal, plus brutal encore, mais je défie quiconque de m'en balancer un plus débridé, plus sautillant, plus animé par une légère ébriété, bref, plus jazzique.
Je ne sais si la nouvelle atteindra les oreilles aiguisées du fils de maître Georges, et je ne sais pas non plus s'il faut le lui souhaiter, à cet excellent homme. Antoine Duhamel est toujours de ce monde ; né en 1925, il avait six ans lorsque son père compissa ainsi le cinéma et le jazz. Devenu compositeur, il s'est fait surtout connaître par d'admirables musiques... de film, écrivant à l'occasion, pour Godard, Truffaut, Tavernier et bien d'autres, des morceaux... de jazz. Ce qui semble conforter l'hypothèse d'une justice divine sanctionnant nos errements tôt ou tard, dès ce monde, et celle plus improbable encore d'un Dieu qui aurait de l'humour.
Duke Ellington, 1930. |