«C'est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C'est, savamment empoisonnée, la nourriture d'une multitude que les Puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu'elles achèvent d'avilir.»
Mais oui, c'est du cinéma qu'il s'agit. On a peut-être déjà lu ça quelque part, ce réquisitoire célèbre traîne partout, mais qui a bien pu pondre ça ?
Il continue, le bougre, pendant des pages :
«Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour «star» à Los Angeles.»
Le mot star, aujourd'hui passé dans l'usage courant, placé ici entre guillemets ? Il doit s'agir d'un texte antédiluvien — qui donc oserait, d'ailleurs, soutenir aujourd'hui une thèse d'une débilité aussi claironnante ?
Bien vu. Cette page d'anthologie, publiée en 1930, constitue le morceau de bravoure d'un récit de voyage aux USA de l'époque. L'auteur, on l'a sur le bout de la langue... oui... Georges Duhamel ! Scènes de la vie future !
L'auteur, star littéraire d'alors, raconte la séance de cinéma à quoi il assiste à New York aux débuts du parlant.
Le cinéma, poursuit l'académicien français, est une «machine d'abêtissement et de dissolution». L'œuvre cinématographique «ne soumet notre esprit et notre cœur à nulle épreuve. Elle nous dit tout de suite tout ce qu'elle sait. Elle est sans mystère, sans détours, sans tréfonds, sans réserves. Elle s'évertue pour nous combler et nous procure toujours une pénible sensation d'inassouvissement. Par nature, elle est mouvement ; mais elle nous laisse immobiles, appesantis et comme paralytiques.»
Le volkonaute habitué de cette rubrique, devenu exigeant, esquisse une moue déçue. Trop d'andouillerie, c'est trop. On m'a su gré naguère d'éviter les andouilles trop voyantes, genre BHL ou Claude Allègre, et voilà qu'avec cette portion de Duhamel bien grasse je sombre dans la facilité.
La charge du père Duhamel est en effet d'une énormité débordante. N'oublions pas qu'à l'époque le cinéma muet vient de tirer sa révérence après avoir donné d'immenses, d'incontestables chefs-d'œuvre. Pas un mot ne les évoque dans la diatribe, laquelle se hasarde même dans la prophétie avec une témérité grandiose.
«J'affirme qu'un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s'achemine vers la pire décadence. J'affirme qu'un peuple hébété par des plaisirs fugitifs, épidermiques, obtenus sans le moindre effort intellectuel, j'affirme qu'un tel peuple se trouvera, quelque jour, incapable de mener à bien une œuvre de longue haleine et de s'élever, si peu que ce soit, par l'énergie de la pensée.»
Qu'on me pardonne : un tel excès m'intrigue. BHL ou Allègre ne nous intéressent guère tant ils sont prévisibles, chacun d'eux persistant avec monotonie dans son être, jouant mécaniquement son rôle fixé une fois pour toutes. Duhamel, lui, m'échappe. Sa Chronique des Pasquier, lue dans l'adolescence, m'a laissé un souvenir contrasté, alternant passages croquignoles, tout à fait andouillisables, et d'autres plutôt sympathiques, ma foi. Ses Scènes de la vie future, best-seller en son temps, que je viens de me procurer exprès pour l'occasion, développent un certain nombre d'idées judicieuses, dans une langue à vrai dire assez empesée («Entre tous les soins qui se partagent les hommes de mon temps, il n'en est pas de plus impérieux que celui de reprendre et de châtier sans cesse notre idée de civilisation»), mais il ne suffit pas d'écrire comme un pied pour mériter l'Andouille d'honneur.
Duhamel, énigme insondable. Cette virulence, chez un homme qu'on imagine cultivé, réfléchi... ce ressassement acharné... ces «j'affirme» martelés comme les «J'accuse» de Zola... On suppose, derrière tant de haine, quelque blessure personnelle. Comme si, par exemple, l'épouse du digne écrivain s'était sauvée avec une star de Hollywood, ou un producteur, ou pire encore peut-être, un machiniste de Boulogne-Billancourt. Certains ont perdu la boule pour moins que ça.
Mais non, Mme Duhamel fut irréprochable, et cette chronique a pour simple but d'illustrer un phénomène mystérieux, déjà rencontré ici quoique de façon moins éclatante : l'intermittence de l'andouillerie. Cachée au fond de chacun de nous, dans nos eaux plus ou moins profondes, elle peut à tout moment émerger ; la plus volumineuse elle-même peut glisser entre les mains du pêcheur comme une anguille.
La preuve... Sur le point de conclure, je me livre à une petite expérience, que mon lecteur incrédule pourra refaire pour son compte. Il s'agit de relire la prose délirante ci-dessus en remplaçant «cinéma» par «télévision», ou mieux encore, «TF1». Abracadabra ! Miracle ! Ne voit-on pas un clairvoyant prophète apparaître, et l'andouille s'évaporer sous nos yeux ?
(Massacre à la tronçonneuse, film de Tobe Hooper, 1974.)
Georges Duhamel assassinant le cinéma. |