Longtemps, j'ai cherché en vain une belle andouille anti-sportive. L'espèce, guère nombreuse à l'échelle du pays, est solidement représentée dans certaines catégories de la population, à commencer par notre intelligentsia que le monde entier nous envie. Et qui sait se faire entendre. Seulement voilà, le discours anti-sport est le plus souvent convenu, d'une pesanteur un peu sinistre. Je cite l'un des théoriciens du mouvement :
«Le sport est d'essence bourgeoise ; il est une organisation mondiale de type capitaliste ; ses catégories principielles sont celles du capitalisme mais aussi de ses hypertrophies (nazisme, fascisme, maoïsme, stalinisme, castrisme) ; l'idéologie sportive reflète et produit l'idéologie bourgeoise ; le spectacle sportif est un abrutissement culturel, un opium du peuple ; le sport fonctionne comme une religion mondialisée» etc. etc.
Avouons que ce jus de moulin à prières manque de fraîcheur et de poésie.
Or voilà qu'un reportage de Rue89 me fait découvrir celui que j'attendais !
Il s'appelle Fabien Ollier. Il a longtemps pratiqué le judo, assez intensivement pour s'en dégoûter à tout jamais — physiquement du moins, car ce sport de combat a fait de lui un vrai guerrier en paroles. La guerre contre le sport est devenue pour lui un sacerdoce. La lecture de Sociologie politique du sport, de l'apôtre Jean-Marie Brohm, a été son chemin de Damas. Il s'est lancé dans des études de philosophie pour étayer sa «théorie critique du sport», s'appuyant notamment sur la philosophie sociale de l'école de Francfort (Marcuse, Adorno), le marxisme (anti-stalinien), la phénoménologie (Michel Henry, Husserl) et la philosophie primesautière de Vladimir Jankélévitch.
Ce qui andouillise notre valeureux lutteur, c'est la noble raideur de sa pensée et la mâle vigueur de sa prose. Du genre :
«L'idée fixe du sport, c'est être le meilleur, celui qui pisse le plus loin. Tout cela va de pair avec l'idéologie capitaliste et son principe de rendement corporel.
Le sport est en somme un capitalisme incarné. Le corps sportif devient un capital à faire fructifier pour qu'il rapporte une plus-value.»
Évidemment, si Superfabien se contentait de pourfendre le sport professionnel, le fric, le dopage, nous sauterions dans sa roue et le pousserions même dans les côtes. Mais il va plus loin, le bougre, avec une témérité admirable. À l'entendre, le moindre joggeur du dimanche est coupable :
«Pourquoi a-t-on besoin de s'aérer la tête en regardant ou en pratiquant du sport ? Parce que la vie quotidienne est aliénante, ennuyeuse. Plutôt que d'affronter cette réalité sordide et de lutter pour créer des conditions de vie qui ne soient pas seulement viables mais vivables, les masses se shootent à l'opium sportif et aux extases illusoires de la victoire.
Les gens ne lisent plus, ils marchent, courent, pédalent et adhèrent tous au dolorisme sportif pour se perdre dans cette douleur égotiste, s'oublier dans cette souffrance monomaniaque et par la même occasion devenir indifférents à l'égard des misères de ce monde.»
«Pratiquer la course à pied le dimanche pour perdre sa bidoche et éructer dans les parcs prévus à cet effet, c'est ambigu. Souvent, les coureurs du dimanche matin finissent tout naturellement par faire des semi-marathons, des marathons, des raids, des trails...»
On frémit.
Quand on évoque devant lui les effets socialisateurs du sport, la camaraderie et tout ça, il rétorque avec panache :
«La sociabilité des groupes nazis, c'est aussi une sociabilité.»
Le métier de notre homme ? Prof d'EPS ! La meilleure place, quand on y pense, pour désintoxiquer les esprits de notre fragile jeunesse.
Avec Fabien Ollier, pour tout dire, on voit ressusciter une figure qu'on croyait perdue : le Militant, dévoué corps et âme, puritain, rigide, ignorant le doute et la nuance, superbement borné.
On se dit alors, la voilà notre Andouille idéale, alléluia !
Eh bien non.
Ce combattant tous azimuts dirige aussi un magazine, Quel sport ?, qui crache tous les mois sur le sport 200 pages au vitriol. Je vais visiter son site Internet, et c'est là que je tombe sur le texte d'accueil, signé Boris Maquet, lequel se dit chargé de faire «très brièvement» l'historique du mouvement. Il y en aura une dizaine de pages. Et quelles pages ! Non pas simples, claires, dangereusement fluides comme la prose olliérienne, mais torrentielles, d'une lourdeur violente, assaisonnées de ces épices jargonneuses qui font les bons militants et les meilleures andouilles.
Dans la recherche de sa «source épistémologique», il ratisse plus large encore, annexant comme ancêtres Freud, Reich, Trotsky, Benjamin, Sartre et Merleau-Ponty, l'ethnopsychanalyse (Devereux, Nathan), l'analyse institutionnelle (Ardoino, Loureau, Lapassade), et Lukàcs bien sûr.
Lukàcs ! Toute une époque sort du tombeau !
Boris Maquet démarre ainsi :
«En une période comme la nôtre de grande vaporisation orwellienne — et de grands recyclages — des principaux acquis de la critique radicale du sport par les divers appareils d'État et leurs serviteurs volontaires chargés de faire pousser les cent fleurs artificielles de l'idéologie sportive (UFRSTAPS, INSEP, IUFM, IRIS, etc.), il est absolument nécessaire de retrouver le fil qui nous relie au conatus critique, à l'éthique de la résistance et aux agencements politico-théoriques polymorphes des enragés de la lutte contre le sport de compétition.»
Et voici son sprint final :
«La tyrannie de l'idiotie culturelle, l'imposture des illusionnistes et la morgue des bluffeurs devront désormais compter sur une nouvelle ligne de résistance. L'encéphalite délirante des shootés du stade et des dopés de l'amphi est terminée ! S'ouvre désormais la guerre de mouvement prolongée contre la bastille sportive, ses moutons et ses flancs-gardes.»
Nous autres couraillons, oserons-nous encore sortir après ça ?
Ils ont décidément une sacrée équipe, à Quel sport ? Affûtés à mort. Dopés sans doute, mais à quoi ? Difficiles à départager en tous cas, les deux champions. De là où je suis placé, tout de même, c'est grâce à cet épatant «deconatus», pardon : «conatus», coup de reins lexical imparable, que l'équipier l'emporte d'un pneu sur son leader — un peu comme Benoni Beheyt coiffant Van Looy par surprise au championnat du monde sur route en 1963, vous vous souvenez ?
À gauche, Rik le patron ; à droite, Benoni le domestique. |